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Interview avec Mahi Binebine : « Je ne cherche pas le prestige, je me fiche des lauriers »


Rédigé par Anass MACHLOUKH Mardi 26 Juillet 2022

L’auteur de « Les étoiles de Sidi Moumen » publie son nouveau roman « Mon frère fantôme » où il retrouve une part de son enfance à Marrakech. De sa villa à quelques encablures de la cité ocre, Mahi Binebine nous en parle avec aisance et gaieté d’esprit. Interview.



Ph : Mehdi Moussahim
Ph : Mehdi Moussahim
- Vous avez publié votre dernier roman, « Mon frère fantôme », qui raconte l’histoire d’un garçon mal dans sa peau et qui vit dans un corps tiraillé entre deux êtres qui ont du mal à cohabiter ensemble, comment vous est venue l’idée de ce roman ?

- L’idée m’est venue d’un éditeur américain qui a créé une collection de polars qui s’appelle « Les villes noires ». Une série où on trouve plusieurs collections telles que « New-York noir », « Berlin noir », et « Marrakech noir ». Celle-ci a été publiée en coordination avec le poète Yassin Adnan.

L’éditeur m’a sollicité pour écrire une nouvelle où je raconte un petit polar tout en faisant une description de la ville. C’est ce que j’ai fait. J’ai écrit une nouvelle qui s’appelle « Delirium » où je raconte une histoire réelle bien que rocambolesque. J’avais un cousin guide touristique qui fut le seul à parler allemand à Marrakech à l’époque des années 70. Il avait coutume de raconter aux touristes des légendes sur Marrakech et a fini à force de s’enivrer d’avoir des crises d’hallucination. Donc, j’ai raconté l’histoire de ce cousin dans ce polar. C’est de là qu’est venue l’idée de « Mon frère fantôme ».


- Le héros de votre roman « Kamal », qui vit avec un double qui lui est contradictoire et parfois hostile. Ils n’ont pas les mêmes goûts, le même rapport à leur famille. Bref, rien ne les réunit sauf l’appartenance au même corps, où avez-vous puisé pour créer ce personnage ?

- Le fait que deux personnages qui cohabitent dans un même corps et qui ne sont d’accord sur absolument rien nous renvoie à notre propre dualité intérieure. Nous sommes nombreux à vivre dans cette sorte de sac qu’est notre corps. Personnellement, je passe ma vie à délibérer avec un être qui partage ma chair. On a l’habitude de dire une tête me dit de faire ceci tandis qu’une autre me dit le contraire… (rires). Les deux êtres passent leur temps à délibérer.


- La place Jamaâ El Fna est très présente dans votre livre, le héros en est autant fasciné qu’horrifié, pourquoi cette place inspire deux sentiments aussi contradictoires ?

- Lorsque je fus petit, je traversais la place tous les jours, j’habitais à Riad Zitoun et j’allais à Ras El Mâak, je passais parfois par Bab El Afou, mais j’aimais beaucoup à passer de l’autre côté et m’arrêter pour contempler la Halka et admirer les gesticulations du conteur. Si la place est pittoresque pendant la journée, elle devient effrayante pendant la nuit, surtout quand on y voit les hommes enveloppés dans leurs capuches, la fumée qui monte, les singes qui se tortillent et les gens qui dévorent la tête du mouton (rires). C’est un spectacle épouvantable pour un gamin et notamment Kamal, même si son double est admiratif de la place.


- Vous parlez de l’histoire de Kamal comme si elle est la votre, votre roman est-il une retrouvaille avec votre propre enfance ?

- Evidemment. En vérité, tous mes romans partent de là où j’ai grandi et donc vous y trouverez toujours le gamin attentif et émerveillé par son univers et qui cherche à le comprendre.


- Est-ce que Marrakech, avec son charme et ses méandres, vous inspire en tant qu’écrivain ?

- Oui, bien-sûr, je suis né dans cette ville pour laquelle je me bats pour en faire une cité meilleure. Marrakech m’inspire d’autant plus que tous mes romans y puisent leur origine. Vous pouvez être assis tranquillement dans un café et quelqu’un vient vous offrir gracieusement l’idée d’un roman. Comme il est incroyable que cette ville vous offre un imaginaire débordant. C’est une ville unique et pleine de vibrations.


- Sans dévoiler l’histoire du roman, la confrontation entre Kamal qui est serein et candide et son double, plus agressif et plus prétentieux, est-ce un miroir de l’enfance marocaine ?

- Tout dans ce livre est binaire. Quand j’étais enfant, j’ai grandi à l’école des bonnes soeurs, ce fut un endroit serein, ordonné, calme où régnaient le silence et la paix. Je passais un certain temps dans cette école, le reste du temps je me baladais dans la médina. Là, l’ambiance est tout à fait différente. Ce fut un monde tumultueux, qui grouille de gens qui vociféraient, se tapaient sur le ventre, qui riaient et pleuraient impétueusement. Ce fut, si j’ose dire, le chaos parce que tout se faisait à l’excès. Le personnage dont on parle reflète même mon propre antagonisme intérieur. Puisqu’il y a une partie de nous qui aime l’ordre et une autre plus encline au chaos. Pour cette raison, j’ai fait en sorte que le « héros » du roman aime à la fois l’univers taciturne et rigoureux de l’école des soeurs et le désordre de la médina.


- Peut-on aimer l’ordre et le désordre simultanément, n’est-ce pas contradictoire ?

- Permettez-moi de rappeler quelques détails du roman. Le frère aîné de la fratrie « Omar » est un petit malfrat qui règne sur une bande de voleurs à Jamaâ El Fna. Contrairement à Kamal qui en était révulsé et l’aimait peu, son double en était fasciné et lui vouait une certaine admiration. Le double adorait les bagarres, les balafres et l’expression de la violence. Il aimait tout simplement le désordre. Donc, j’estime que nous avons tous une part qui est fascinée par le désordre, la pagaille, bien que nous ayons besoin de nous sentir en ordre. Pour caricaturer, je dirais que nous sommes à la fois de droite et de gauche.


- Kamal vit au sein d’une famille besogneuse avec son frère aîné Omar qui prétendait jouer le rôle du père de façon agressive, est-ce une manière de décrire l’intimité de la famille marocaine populaire ?

- Effectivement. C’est une façon, pour moi, de dénoncer une certaine forme de machisme, si tenté qu’il y ait de bons côtés du machisme, puisque Omar prétendait être le mâle dominant et prendre une posture paternaliste, mais à l’envers. Ce faisant, il incarne les travers ce de machisme échevelé, du moment qu’il prendra les défauts de son père. Ses frasques sont horribles, il chasse sa mère de sa chambre pour s’y installer. Cependant, ce personnage m’intéresse beaucoup parce qu’il est touchant malgré toute sa violence, sachant qu’il devient plus humain après sa sortie de prison.


- Restons sur ce personnage complexe qu’est Omar, on s’aperçoit, en lisant le roman, qu’il exerce une véritable dictature sur sa fratrie et surtout sur sa soeur « Chama », dont vous décrivez les souffrances. Est-ce une manière de rendre justice à la femme marocaine des années 70, qui vivait dans une société ultraconservatrice aux moeurs étouffantes ?

-Exactement, c’est une façon de rendre justice à la femme. Je dirai même que je suis un féministe puisque je me bats pour que les femmes aient la place qu’elles méritent dans la société. C’est un combat pour la justice tout simplement. Je rappelle que dans mon précédent roman « Rue du pardon », j’ai rendu hommage à la Chikha, figure emblématique de notre histoire populaire, pour appeler les gens à respecter les artistes, auxquels on fait appel pour animer nos cérémonies et qu’on exècre quand ils sont nos proches.


- Comme vous décrivez nos propres contradictions intérieures à travers le personnage de « Kamal », avez-vous pensé à traduire le mal-être que ressentent beaucoup de gens qui se sentent mal dans leur peau et souffrent de complexes ?

- Il y a un mal-être qui est le lot de beaucoup de gens, mais je trouve que l’essentiel est de s’entendre avec soi-même. Je le montre dans le roman, quand les deux personnages vont finir par s’entendre, du moins parler d’une même voix. Cette réconciliation n’est pas le fruit du hasard mais elle émanera de l’amour de Mounia. Une fille au tempérament masculin et qui est un personnage exquis. Ceci dit, la rédemption vient toujours de l’amour.
 
« Auparavant, la culture et l’intellectualisme étaient assimilés à la sédition, on nous a habitués à la médiocrité »

- En plus d’être écrivain, vous êtes un artiste peintre mondialement connu, est-ce que la peinture vous rend meilleur romancier ?

- Evidemment que l’art pictural m’aide et façonne mon esprit d’écrivain. Quand on est peintre, on a la chance d’avoir l’oeil sur tout plus que le commun des mortels. Ainsi, je trouve que les peintres profitent de la beauté du monde plus que les autres parce qu’ils sont plus attentifs et plus sensibles aux couleurs et aux formes et sont émerveillés par les détails et tout ce qui croise leur regard. A mes yeux, c’est une bénédiction du Ciel que d’être à la fois écrivain et peintre. Je crois que réunir les deux vous permet de vivre un peu plus que les autres. (Phrase qu’il dit être plaisanterie, en s’esclaffant).


- Vous êtes un écrivain prolifique avec de nombreux romans à votre actif, quel est votre rêve, un Prix Goncourt par exemple ?

- Lorsque j’écris, je n’attends franchement rien en échange. Un Prix littéraire est toujours une consécration dans le sens où ça permet d’avoir plus de lecteurs. Pour moi, ce n’est pas le prestige qui m’intéresse pour autant que je l’ai déjà eu dans ma carrière de peintre et personnellement je ne suis pas animé par la gloire. Concernant les Prix littéraires, j’ai été finaliste du Prix Renaudot en 2019, j’aurais aimé l’avoir pour avoir de nouveaux lecteurs, mais pas pour chercher des lauriers, je n’en ai cure.




Recueillis par Anass MACHLOUKH

Scoop


« Le Fou du Roi » bientôt sur Netflix
 
Affable, facétieux et doué de l’art de la conversation, Mahi Binebine parle de son roman avec une légèreté et une ferveur impressionnante. Assis dans le grand salon qui donne sur le jardin, l’écrivain nous lâche un scoop : un de ses romans sera adapté dans un film sur Netflix. Il s’agit de son roman le plus célèbre : « Le Fou du Roi ». En 2017, Mahi Binebine publie son roman inspiré d’une histoire vraie, celle de son père, le Fqih Binebine, le poète qui faisait rire et égayer Feu Hassan II.

Avec son tempérament facétieux et son goût pour la conversation, le Fqih devient l’intime du Roi et fait partie de son entourage rapproché. Malheureusement, le coup d’Etat raté de Skhirat, auquel a participé son fils, viendra envenimer cette relation lorsque le Fqih devait renier son fils qui purgea une longue peine de prison. Entre loyauté au Souverain et ressentiment à l’égard de son fils, le Fqih Binebine a vécu un dilemme cauchemardesque. Bien que l’histoire s’avère tragique, elle se soldera par une réconciliation épatante.
 

« Mon frère fantôme »

 Interview avec Mahi Binebine : « Je ne cherche pas le prestige, je me fiche des lauriers »

La dualité d’un enfant subjugué par Marrakech
 
Quand deux êtres contradictoires cohabitent dans un même corps, notre esprit devient le théâtre d’une querelle permanente entre deux personnages que tout oppose. C’est le cas de « Kamal », le nom qu’a choisi Mahi Binebine pour le héros de son nouveau roman « Mon frère fantôme ». Ce garçon voit le jour dans une famille miséreuse vivant à Marrakech, la ville si chère à l’écrivain.

L’histoire raconte les fantasmes et les contradictions d’un enfant qui part étudier à l’école des Bonnes soeurs. Un endroit où Kamal découvre l’univers ordonné et rigoureux des religieuses qui prennent soin de lui. Un univers radicalement opposé au foyer familial où son frère aîné Omar, un malfrat, un bandit, profitait de l’absence du père pour exercer une sorte de tyrannie sur le reste de la fratrie, dont Chama qui subira sa violence brutale. Une violence que brocarde l’écrivain qui se révolte contre le machisme de l’époque.

Toujours tiraillé entre les deux êtres qui partagent son âme, Kamal, tout sage et crédule qu’il est, abhorre son frère qu’il considère rustre. Mais son double l’en empêche en lui vouant une admiration extraordinaire. Au fur et à mesure que l’histoire avance, les deux êtres de Kamal vont finir par se concilier et parler d’une même voix, lorsqu’ils découvriront l’amour en s’éprenant de Mounia, la fille « garçonne » qui sera la cause de leur entente.

A travers Kamal et ses promenades, Mahi Binebine nous fait découvrir le charme de Marrakech et notamment le vacarme de la mythique place Jamaâ El Fna, qui inspire autant la frayeur que la fascination par son ambiance festive et parfois impétueuse. Le roman de Binebine est aussi une immersion dans l’ancienne Médina, dont il décrit les ruelles et les méandres, que Kamal arpente lors de ses promenades. En tout cas, c’est un roman marrakchi par excellence.



A. M.

 








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