- C’est la deuxième fois que vous participez au Festival Gnaoua d’Essaouira. Que représente cet événement pour vous ?
C’est toujours un immense honneur de jouer à Essaouira. Se produire, dans le cadre de ce festival, est une forme de légitimation et cela signifie beaucoup pour moi. Je me retrouve entouré de Maâlems avec lesquels j’ai grandi, qui m’ont inspiré, qui m’ont transmis cette culture. Il y a deux ou trois ans, nous avions joué au Bastion Bab Marrakech, un cadre très particulier. Cette année, c’est la première fois que je monte sur une grande scène du festival, et je suis très, très enthousiaste à l’idée de vivre cette expérience.
- Les organisateurs de la Casablanca Music Week ont révélé que vous êtes en tête des ventes, devant des artistes comme Jason Derulo, Gims ou Dadju. Peut-on parler d’un engouement pour votre musique ?
Je viens tout juste de l’apprendre, une dame me l’a dit peu avant vous ! Franchement, je n’étais pas au courant, mais bien sûr, ça fait plaisir. Cela dit, je n’ai jamais fonctionné dans la logique de la comparaison. Ce n’est pas ça qui m’anime. Le plus important, pour moi, c’est que les gens soient heureux. Que je vende plus ou moins que tel ou tel artiste, ça m’est égal. Si je vends trois billets, je veux que ces trois personnes rentrent chez elles avec le sourire. Et si j’en vends mille, le but reste le même : qu’elles passent toutes un bon moment. Ce n’est pas le chiffre en soi qui compte, c’est ce qu’on partage. Mon vrai gain, c’est ça : que ceux qui viennent ressortent avec de la joie. Là, je sais qu’ils ont gagné quelque chose.
- Selon vous, que manque-t-il aujourd’hui pour que la culture Gnaoua occupe une place encore plus importante dans la vie culturelle marocaine ?
Pour moi, la Tagnaouite est une culture qui se porte très bien aujourd’hui au Maroc, malgré ce qu’on peut parfois entendre. Bien sûr, il y a quelques jeunes qui se proclament Maâlems sans en avoir le parcours ni la légitimité, mais ce sont des détails. L’Histoire ne retiendra pas ça.
Ce que l’Histoire retiendra, c’est qu’il existe une véritable relève, et que cette tradition continue d’être transmise. À mon sens, il est fondamental que la tradition Gnaoua, dans sa forme la plus pure, ne soit pas altérée. Elle ne doit pas être « modernisée » dans le sens où l’on changerait ses fondements. On peut faire de la fusion, bien sûr - avec de la batterie, du jazz, du blues, et toute forme de musique -, mais la base, elle, doit rester intacte.
Parce que c’est dans cette tradition-là que se trouve le véritable vivier d’inspiration. Si on la transforme, si on la rend trop moderne, on risque de perdre cette source profonde, et d’aller chercher l’inspiration dans quelque chose de déjà transformé. Je suis pour l’évolution, pour les expérimentations, mais pas au détriment des règles de l’art.
Parce que c’est dans cette tradition-là que se trouve le véritable vivier d’inspiration. Si on la transforme, si on la rend trop moderne, on risque de perdre cette source profonde, et d’aller chercher l’inspiration dans quelque chose de déjà transformé. Je suis pour l’évolution, pour les expérimentations, mais pas au détriment des règles de l’art.
- Vous parlez de la culture Gnaoua comme d’une création historique singulière. Comment percevez-vous ses origines et son évolution ?
C’est là que réside, selon moi, toute la magie de la culture Gnaoua : elle ne provient pas directement d’Afrique subsaharienne, comme on pourrait le croire. Les Gnaoua n’ont pas été « importés » tels quels. Cette culture n’existait pas en tant que telle avant leur arrivée au Maghreb. Elle s’est construite ici, au Maroc, au fil des siècles, dans un contexte de rupture, de migration forcée et de résilience.
Les populations subsahariennes réduites en esclavage, à l’époque, déplacées à travers les routes transsahariennes, ont chacune apporté avec elles un fragment de leur culture - une langue, une musique, des croyances, des rythmes -, mais aucun socle commun. Il n’y avait pas de langue partagée, et le projet d’en créer une a échoué : on trouve des mots épars, issus de l’haoussa, du bambara, du wolof… mais sans grammaire cohérente, sans structure linguistique aboutie.
Ce qui a véritablement fonctionné, c’est le projet culturel. Ce que j’appelle le « projet Gnaoua », c’est cette capacité qu’ont eue ces hommes et ces femmes, arrachés à leurs terres, à inventer une nouvelle culture, en fusionnant leurs héritages dans un langage symbolique commun : la musique, le rituel, la transe, le lila, le jdebba.
Mais ce processus de création s’est fait dans l’ombre. Personne n’a vraiment documenté l’Histoire des Gnaoua entre le XVème et le XXème siècles. Ce sont cinq siècles de silence. Les rares mentions antérieures au XVème siècle parlent d’eux sans véritablement les décrire. Ce silence peut s’expliquer par le racisme de l’époque, par l’absence d’une langue écrite partagée, ou par le fait que les Gnaoua eux-mêmes étaient considérés comme marginaux, parfois invisibles.
C’est pourquoi il n’existe pas de vérité historique absolue. Même des chercheurs comme Viviana Pâques, qui a passé vingt ans de sa vie à étudier les Gnaoua, reconnaissaient que ce qu’elle proposait était une lecture, une interprétation parmi d’autres. Chacun comprend les Gnaoua à sa manière, en fonction de son Histoire, de sa sensibilité, de son rapport au sacré.
- Vous évoquez un manque de jdeb et de jdebba dans la pratique actuelle. Ce rituel est pourtant central dans la tradition Gnaoua. Craignez-vous une perte de sens dans la transmission de cette culture ?
Oui, et c’est une préoccupation réelle. Aujourd’hui, la culture Gnaoua est dynamique, elle circule, elle séduit, elle inspire. Mais dans cet élan, on oublie parfois ce qui en constitue le noyau spirituel : la jdebba. C’est une transe sacrée, un espace de connexion entre le corps, l’esprit et les esprits. Or, on enseigne aux jeunes les chants, les rythmes, les toqouss, on leur transmet les formes visibles, spectaculaires, mais pas toujours l’expérience intérieure, l’abandon, le passage vers l’état de jdeb.
C’est pourtant là que tout se joue. Sans jdebba, on perd l’accès à cette dimension de guérison, de catharsis, d’élévation. Il ne suffit pas de maîtriser le guembri ou de réciter des invocations : il faut aussi comprendre, ressentir, expérimenter. Il y a aujourd’hui une sorte de vide autour de la jdebba, et même parfois une méfiance, une stigmatisation.
Certains vont jusqu’à dire que c’est interdit, que ce serait contraire à la religion - alors qu’en réalité, c’est un espace de dialogue ancestral entre le visible et l’invisible, profondément enraciné dans notre Histoire mystique. Si l’on veut que la tradition Gnaoua continue à porter du sens, il faut réhabiliter la jdebba, la transmettre dans sa complexité, et la préserver de l’oubli.
- Il y a près de deux ans, nous nous étions rencontrés avant votre concert au Borj Marrakech. En fin d’interview, vous m’aviez confié que votre projet d’avenir était simplement « d’être heureux ». Diriez-vous aujourd’hui que vous y êtes arrivé ?
Est-ce que j’y suis arrivé ? Alhamdou lilah, oui, dans une certaine mesure. Mais le bonheur, ce n’est pas une chose qu’on peut mesurer ou figer. C’est un état qui peut changer d’un jour à l’autre. Il n’y a pas de moment où l’on peut dire « j’ai atteint le bonheur » pour toujours. Bien sûr, tout le monde le souhaite, mais qu’est-ce que cela signifie réellement ?
Le bonheur à long terme, à court terme… on peut être heureux aujourd’hui et profondément malheureux demain. C’est quelque chose qui appartient à la volonté d’Allah, et qui évolue au fil du temps. C’est donc un chemin, plus qu’une destination.