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​La Marche de mon père


Rédigé par Mohamed LOTFI le Samedi 1 Novembre 2025

16 octobre 1975. Ce jour-là, Hassan II lança un appel historique à la nation. Avais-je l’âge pour tout comprendre? Apparemment, mon père, oui.



En cette année, le Maroc bruissait comme une mer en attente, prêt à se soulever par le pas ferme de ses enfants. Quinze ans, j’en avais quinze, et déjà le poids du destin collectif s’abattait sur mon front d’adolescent. Ce jour-là, le Roi Hassan II lança un appel qui devait résonner bien au-delà des frontières et des époques, appel à trois cent cinquante mille Marocains, hommes et femmes, appel à traverser le sud du pays et à gagner le Sahara, ultime fragment d’une terre à réunir. Et dans la chambre où mon père reposait, les murs eux-mêmes semblaient retenir leur souffle.

Mon père écoutait, yeux clos, son transistor serré entre ses mains. Je le regardais, moi, et j’apprenais à lire la gravité dans les rides d’un visage. Lorsque la voix du Roi prononça la phrase qui allait devenir pierre angulaire de l’histoire moderne du Maroc, « Il ne nous reste qu’à entreprendre une marche pacifique du Nord au Sud pour nous rendre au Sahara et renouer avec nos frères », mon père, qui paraissait jusque-là fondu dans le silence, se redressa lentement, comme soulevé par une marée intérieure.

Cet homme, qui venait quelques années plus tôt de perdre son second œil, conséquence lointaine de son engagement dans la résistance contre l’occupant français, se trouvait soudain traversé d’une lumière. Aveugle, et pourtant illuminé. C’était comme si l’annonce royale avait ouvert un passage secret entre ses ténèbres et une aurore nouvelle. Nous étions le 16 octobre 1975, date désormais gravée dans les registres de l’histoire nationale, et dans les fibres les plus profondes de son être. Le discours prit fin, et lui se leva. Je n’avais jamais vu un homme se lever avec autant de foi.

Pour le militant istiqlalien qu’il avait été depuis sa première jeunesse, la Marche Verte n’était pas seulement un appel, c’était la prolongation d’un serment ancien, celui prononcé au temps de Mohammed V, lorsque le Maroc retrouvait officiellement son indépendance en 1956, vingt ans avant cette nouvelle étape. La Marche apparaissait, à ses yeux, comme la dernière phrase d’un récit de libération commencé bien avant moi. Toutefois, son admiration n’avait jamais été aveugle, si ironie il y a, envers Hassan II. Depuis 1961, année où le jeune souverain monta sur le trône, mon père lui reprochait souvent de ne pas avoir encore acquis la stature morale de son père. Mohammed V avait uni, avait rassemblé, avait su faire vibrer un pays entier autour d’une même espérance. Hassan II, pour beaucoup dont mon père, devait encore prouver qu’il marchait dans cette lignée.

« Que vaut la majesté d’un roi si elle ne correspond pas à celle de son peuple », murmurait-il parfois, phrase qu’il répétait comme une prière sombre. Depuis la défaite de l’armée de libération marocaine en 1958 contre les forces espagnoles au Sahara, il portait un goût d’inachevé, une cicatrice ouverte. Le Maroc avait retrouvé son corps, disait-il, mais il lui manquait encore un membre essentiel. Et pourtant, l’histoire s’était figée, frustrante, laissant derrière elle des combattants désorientés. À cela s’ajoutaient les blessures intérieures, celles infligées par la répression des émeutes de Casablanca en mars 1965, événement qui avait marqué mon père comme une trahison du pacte originel entre le peuple et ses dirigeants. Il condamnait fermement les coups d’État militaires de 1971 et 1972, mais il murmurait que le souverain avait contribué, par ses choix, à l’orage qui s’était abattu sur le pays. Corruption, désordre, tensions profondes, le Maroc tanguait.

Ainsi, pour lui, la Marche Verte n’était pas seulement un projet géostratégique, c’était une rédemption. Une manière pour Hassan II de refermer les plaies des années précédentes, de reconquérir la confiance de son peuple, de montrer qu’un roi peut se tromper, puis se relever avec son pays. C’était aussi, dans le contexte tendu de la région, une manière d’assurer une stabilité indispensable. La Marche était née, et avec elle la renaissance intérieure de mon père.

Il m’appela, ce jour-là, pour me dicter un poème qu’il venait de composer, dans cette langue arabe qui était pour lui plus qu’une langue. Elle était l’abri des douleurs, la chambre des joies, l’encrier des grandes épreuves. Ce poème, que je ne traduirai jamais sans trahir son âme, disait la marche d’un homme, mais aussi la marche d’un peuple. Pour lui, le discours du 16 octobre 1975 avait ouvert un nouveau temps. Pour moi, ce poème ouvrit une brèche dans mon propre horizon. Il m’apprit qu’il existe des libertés qui ne dépendent d’aucune stratégie, d’aucun drapeau, d’aucune frontière. Libertés nues, pures, celles que les hommes libres offrent aux peuples pour les relever.

Cela fait douze ans que mon père a poursuivi sa marche ailleurs, dans un espace où les territoires ne s’enferment pas dans les cartes, où les âmes ne connaissent plus les limites des corps. Là où la lumière qu’il portait ce soir d’octobre brille sans fin.

Repose en paix, père.
 
Mohamed Lotfi
2 Juillet 2016 mise à jour 1 novembre 2025



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