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Souveraineté hydrique : Va-t-on boire nos eaux usées ? [INTÉGRAL]


Rédigé par Youssef BENKIRANE Lundi 24 Novembre 2025

Pour répondre à la pression croissante sur ses ressources hydriques, le Maroc mise sur la réutilisation des eaux usées traitées, avec un objectif de 100 millions de m³ par an d’ici 2027. Une stratégie ambitieuse qui soulève des enjeux de coûts, de gouvernance, de normes sanitaires et d’acceptabilité sociale. Eclairage.



Le concept popularisé par les anglophones sous l'expression peu engageante «toilet-to-tap water» désigne l'eau recyclée issue des eaux usées passant de la cuvette des toilettes au robinet. Derrière cette image, des procédés chimiques, physiques et biologiques complexes assurent la transformation en une eau potable de haute qualité.

Dans plusieurs pays, cette pratique fait déjà partie des stratégies d’approvisionnement en eau. La Namibie, le Royaume-Uni ou encore le Koweït y ont recours, tout comme des mégapoles telles que Bangalore en Inde ou Los Angeles aux États-Unis, qui développent activement cette option. La région MENA ne représente qu’environ 10% de la réutilisation d’eau au niveau mondial, tous usages confondus (espaces verts, golfs, etc.). Ainsi, les capacités mondiales montrent une croissance très rapide de la réutilisation des eaux usées, encore plus marquée que celle du dessalement sur le long terme.

Si cette solution, scientifiquement éprouvée et adoptée par des États souvent enclavés ou confrontés à une forte raréfaction de l’eau douce, s’impose comme une réponse efficace aux pressions hydriques, le Maroc voit émerger un débat autour de son déploiement à grande échelle. Le pays utilise déjà les eaux usées traitées pour l’irrigation des espaces verts, des terrains de sport, des golfs ainsi que pour divers usages industriels. Reste à envisager, prudemment, un passage à des usages agricoles et domestiques plus étendus.

Un potentiel réalisable selon les spécialistes, mais quels défis soulève-t-il en matière de coûts, de réglementations et de gouvernance pour garantir une réutilisation durable et conforme au contexte national ?
 

Comment le Royaume prépare-t-il le virage stratégique de la REUSE ?

Le Maroc subit une pression croissante sur ses ressources en eau, ce qui nécessite des solutions innovantes. Dans ce contexte, le traitement et la réutilisation des eaux usées, dits «REUSE», constituent un pilier essentiel de la stratégie nationale de résilience hydrique. L’objectif est de valoriser près de 100 millions de m³ d’eaux usées traitées chaque année d’ici 2027, soit près de trois fois le volume actuel de 35 millions de m³.

Mercredi dernier, un atelier consacré à cette thématique s’est tenu par le think tank Policy Center for the New South (PCNS). Il a rassemblé le ministère de l’Intérieur, l’Agence Française de Développement (AFD), la Délégation de l’Union Européenne (DUE), ainsi que des représentants des départements de l’Eau, de l’Agriculture et des principaux opérateurs du secteur. Les discussions ont porté sur les besoins financiers, les enjeux de gouvernance, les normes de qualité et les perspectives pour une réutilisation durable.

Avec 187 stations d’épuration en service, le Maroc vise un taux d’épuration d’au moins 80% d’ici 2050 pour sécuriser ses ressources. Une part importante des eaux traitées est déjà utilisée pour l’irrigation des espaces verts, des golfs et l’industrie. L’usine Renault de Tanger, par exemple, est entièrement alimentée par ce type d’eau, précise Abdelaziz Belhaj, directeur opérationnel d’Amendis Tanger. Dans la région du Nord, 75% des espaces verts (soit 600 hectares) sont irrigués grâce à la REUSE, avec un objectif d’atteindre 90% entre 2025 et 2027. En 2024, Tanger a consommé près de 1,9 million de m³ d’eaux recyclées pour l’ensemble de ses usages, selon les données communiquées par Veolia Maroc (Amendis et Redal). À Rabat, ce volume s’est élevé à environ 7,88 millions de m³ l’an dernier, dépassant largement celui de Tanger. Au total, la filiale française a assuré environ 25% du volume national de REUSE en 2024.

La réutilisation des eaux usées s’inscrit dans un vaste programme de modernisation des services d’eau potable et d’assainissement. Depuis le lancement, en 2019, de la Stratégie nationale d’assainissement liquide intégrée et du Programme National d’Assainissement Mutualisé (PNAM), conformément aux Hautes Orientations Royales, des avancées majeures ont été accomplies dans la gestion des eaux usées à l’échelle du pays, faisant progresser le taux d’épuration national de 7% en 2006 à plus de 57,5% en 2024.


Meknès : Cas pilote vers une agriculture urbaine sécurisée

Le secteur agricole, consommateur de plus de 80% de l'eau au Maroc, est directement concerné par cette réutilisation qui vise aussi à économiser l’eau potable et limiter la pollution. La demande en eau augmente en milieu urbain sous l’effet de l’urbanisation, tandis que l’industrie se développe progressivement. L’usage agricole repose aujourd’hui autant sur les progrès techniques que sur les cadres réglementaires et organisationnels, visant à garantir une gestion sûre et efficace des différents circuits d’eau, adaptée aux usages réels.

À Meknès, la Station de Traitement des Eaux Usées (STEP) fait face à plusieurs défis, notamment un lagunage naturel de 37 hectares sous-exploité, selon Ehssan El Meknassi, experte en eau à l’AFD. Elle souligne que la régularisation des pratiques informelles d’irrigation représente une opportunité pour sécuriser les usages agricoles, réduire les risques sanitaires, prévenir les sabotages et protéger les revenus des agriculteurs.

Dans ce contexte, un programme conjointement piloté par l’AFD et l’Union Européenne, intégré au Programme Régies Multiservices, ambitionne de faire de Meknès un site pilote grâce à une approche méthodologique intégrée. Il concerne un périmètre de 1.730 hectares d’agriculture urbaine situés dans les zones d’Ouislane, Boufekrane et Bouishak, en impliquant les agriculteurs qui pratiquent déjà l’irrigation informelle.

Parallèlement, l’extension de la STEP de Meknès, menée par la Société Régionale Multiservices Fès-Meknès (SRM-FM), prévoit d’augmenter la capacité de traitement à 75.000 m³ par jour, pour un investissement de 211 millions de dirhams. Co-financé par l’AFD et l’UE, ce projet bénéficie d’un appui financier conséquent ainsi que d’une validation des normes techniques et environnementales mises en œuvre. Aujourd’hui, l’investissement dans la construction et la réhabilitation des STEP reste crucial, car l'objectif est d'atteindre un maximum d’eaux usées traitées. Celles-ci doivent être préalablement épurées avant d’être rejetées dans le milieu naturel ou réutilisées pour l’irrigation.

Fin décembre 2023, pas moins de 11 conventions de financement ont été signées entre l’AFD, le département du Budget, plusieurs régies d’eau et d’assainissement, en coordination avec le ministère de l’Intérieur et l’Union Européenne. Elles s’inscrivent dans un vaste programme d’investissement couvrant les régies de Meknès, El Jadida, Béni Mellal, Taza et Larache, visant à renforcer les services d’eau potable et d’assainissement pour 1,8 million d’habitants. La dépollution via la construction de nouvelles stations d’épuration en constitue un volet central. Ce programme est financé à hauteur de 100 M€ de prêts non souverains de l’AFD (environ 1,088 MMDH) et complété par 18,8 M€ de subvention de l’UE (environ 204 MDH) destinés aux études, à l’expertise et à l’appui institutionnel.
 

L’enjeu du dialogue, des normes et d’acceptation sociale

Cette ressource en eau non conventionnelle, aussi prometteuse soit-elle, peine à faire l’unanimité pour certains usages. Selon les experts intervenants, Il est essentiel d’instaurer la confiance des usagers dans l’eau qui leur est fournie. D’où l’acceptation sociale qui constitue un enjeu clé pour le succès de ces nouveaux usages.

Interrogée par «L’Opinion» sur cette perspective, Catherine Bonnaud, directrice de l’AFD au Maroc, a souligné que «le potentiel est important et atteignable. Il nécessite une volonté de dialogue et s’inscrit dans une véritable élaboration de politique publique. Mais cela demande un cadre réglementaire solide, des investissements conséquents, une réflexion sur le coût de l’eau et son modèle économique, ainsi qu’une relation de confiance avec les usagers, qu’il s’agisse des agriculteurs ou des consommateurs. Il est donc indispensable de mettre en place une régulation, une surveillance et des normes pour permettre la diversification des usages de la REUSE. Cette approche fonctionne dans d’autres pays, mais elle requiert réflexion et volonté politique au Maroc».

De son côté, Timothée Ourbak, chef de la division des ressources naturelles à la même Agence, rappelle que «l’acceptabilité sociale de la réutilisation des eaux usées est un facteur clé, car elle conditionne le soutien du public selon les usages envisagés».

Le cadre légal au Maroc est rigoureux concernant l’utilisation des eaux non conventionnelles. Il s’appuie notamment sur le décret relatif à l’utilisation des eaux usées de 1998, l’arrêté portant fixation des normes de qualité destinées à l’irrigation de 2002 et la loi sur l’eau 10-95, qui intègre le principe de «pollueur-payeur». Ces textes imposent des normes strictes de contrôle de la qualité et de la sécurité, basées sur un référentiel international des meilleures techniques de traitement et de valorisation.

Le ministère de l’Équipement et de l’Eau poursuit ses efforts avec un projet d’arrêté conjoint, finalisé avec le ministère de la Transition énergétique, qui introduit des normes unifiées pour l’irrigation de toutes les cultures. Ce dispositif garantit la compatibilité avec les exigences sanitaires et environnementales, notamment pour les petites et moyennes exploitations agricoles qui pratiquent la polyculture.
 

​3 questions à Zineb Akhanchouf : « La REUSE pose des défis de gouvernance au niveau local »

La Chargée de mission eau et assainissement à l’AFD, Zineb Akhanchouf, a répondu à nos questions.
La Chargée de mission eau et assainissement à l’AFD, Zineb Akhanchouf, a répondu à nos questions.
 
  • Quels sont les principaux défis de gouvernance que vous avez identifiés au niveau local pour la mise en œuvre des projets de réutilisation ?
 
- La réutilisation des eaux usées traitées pose des défis de gouvernance au niveau local, notamment en matière de coordination, de planification et de clarification des responsabilités entre les différents acteurs impliqués. Elle nécessite des dispositifs de pilotage solides pour garantir la qualité de l’eau, aligner les objectifs et sécuriser l’exploitation. Sa réussite repose enfin sur une planification intégrée des volumes, des usages et de la maintenance, ainsi que sur l’engagement du porteur de projet et l’adhésion des acteurs locaux.
 
  • Comment l’AFD prend-elle en compte la question de la qualité de l’eau traitée ? Existe-t-il des critères sanitaires spécifiques exigés dans les projets qu’elle appuie ?
 
- L’AFD s’investit particulièrement dans la qualité et la durabilité des projets qu’elle soutient, en veillant à leur conformité avec les cadres réglementaires et sanitaires locaux pour garantir la sécurité et l’alignement avec les politiques nationales. Elle collabore étroitement avec les opérateurs et les autorités pour renforcer les filières de traitement, ainsi que les dispositifs de suivi et de contrôle de la qualité, en privilégiant l’expertise locale, tout en intégrant des expériences internationales lorsque c’est pertinent. Cette approche vise à assurer des solutions fiables, adaptées au contexte national, évolutives selon les besoins et les exigences réglementaires, avec un accent fort sur l’acceptation sociale et le long terme. Les futurs projets de l’AFD avec des partenaires européens renforceront cet accompagnement vers de nouveaux usages et innovations dans le secteur de l’eau.
 
  • Selon quels critères l’AFD examine-t-elle la soutenabilité financière à long terme des projets de réutilisation ?
 
- L’évaluation de la viabilité financière des projets de réutilisation dépasse le seul investissement initial. Elle prend en compte les coûts d’exploitation, de contrôle de la qualité et de maintenance, essentiels à la continuité du service. Elle analyse aussi l’efficacité du dispositif, en vérifiant l’adéquation entre infrastructures, volumes disponibles et usages prévus, ainsi que la bonne organisation des responsabilités. La soutenabilité dépend également du modèle de financement, de la capacité à mobiliser des ressources locales, de l’appui public et de la «disposition à payer» des bénéficiaires. Des compétences solides en exploitation et maintenance, ainsi que des mécanismes de suivi et de contrôle, sont indispensables pour assurer la fiabilité du service. Enfin, au-delà des aspects financiers, la réutilisation contribue à réduire la pression sur les ressources conventionnelles et à améliorer l’environnement, au bénéfice des populations et des écosystèmes.

 

Défis hydriques : Le XIXème Congrès mondial de l’eau en décembre à Marrakech

Un événement prestigieux, co-organisé par l’Association Internationale des Ressources en Eau (IWRA) et le ministère de l’Équipement et de l’Eau, et placé sous le Haut Patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, sera consacré aux défis hydriques prioritaires de notre époque. Accueilli à Marrakech du 1er au 5 décembre prochain, le XIXème Congrès mondial de l’eau réunira un large éventail d’experts, de chercheurs, de décideurs publics, de praticiens, de représentants du secteur privé et d’acteurs de la société civile. Cette rencontre internationale offrira une plateforme d’échanges techniques et stratégiques pour analyser les enjeux actuels de la gestion de l’eau et présenter des solutions innovantes. Les travaux du congrès contribueront à soutenir les efforts mondiaux vers l’Objectif de développement durable 6 et à renforcer les partenariats intersectoriels nécessaires pour assurer une gestion durable et sécurisée des ressources hydriques.
 








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