Le 27 novembre dernier, la Fondation Abdelkrim Bouallou pour la Culture et la Mémoire a organisé à Salé une conférence consacrée à un épisode peu connu des relations entre l’Islande et l’Afrique du Nord. Cette rencontre a accueilli l’auteur et historien islandais Karl Smári Hreinsson, venu présenter un travail fondé sur des sources rédigées par des témoins islandais du XVIIe siècle. Ce chercheur a expliqué, devant un auditoire nombreux, comment il a rassemblé et traduit ces documents rares dans l’optique d’offrir une perspective nordique sur les incursions corsaires de 1627, longtemps absentes de l’historiographie francophone.
L’épisode qu’il a abordé se déroula durant l’été 1627, lorsque deux groupes de corsaires, venus de Salé et d’Alger, apparurent successivement au large de l’Islande. «Le premier détachement, originaire de Salé, fut commandé par Murad Reis, ancien marin néerlandais devenu corsaire après sa capture à Alger. Sous ses ordres, les hommes de Salé attaquèrent les îles Vestmann, surprirent plusieurs fermes, capturèrent un navire danois et enlevèrent de nombreux habitants», a relaté Karl Hreinsson lors de la rencontre. Les récits de l'auteur racontent également que ces anciennes expéditions se déroulèrent avec une rapidité déconcertante, profitant de l’absence de toute force de défense. Toujours selon notre interlocuteur «les captifs furent rassemblés, liés puis entassés dans les cales des navires avant que la flotte ne reprenne la mer vers le sud».
«Quelques semaines plus tard, un second groupe de corsaires apparut sur la côte orientale de l’île. Celui-ci venait d’Alger et était dirigé par un capitaine surnommé Flamenco dans les sources islandaises, surnom que l’on retrouve dans plusieurs manuscrits et dont l’origine reste mal connue», a souligné Karl Hreinsson. Flamenco et ses hommes pénétrèrent dans des hameaux isolés, pillèrent les maisons, incendièrent des granges et enlevèrent des familles entières. Les récits décrivaient leurs attaques comme plus violentes encore que celles du groupe de Salé. Plusieurs religieux furent saisis, des villages furent abandonnés dans la panique, et le souvenir de ce passage marqua durablement cette région peu peuplée. À eux deux, les corsaires de Salé et d’Alger enlevèrent près de cinq cents personnes, un nombre considérable pour une société faite de petites communautés rurales dispersées.
Les textes rassemblés par l’auteur montrent avec précision la manière dont ces événements furent vécus par les Islandais : les descriptions des fermes ravagées, les familles séparées, les survivants cherchant à comprendre ce qui venait de se produire, mais aussi les récits des captifs transportés vers l’Afrique du Nord. «Une fois arrivés à Salé ou à Alger, ils furent vendus et dispersés. Certains travaillèrent dans des maisons privées, d’autres dans des ateliers, et quelques-uns tentèrent d’échapper à leur condition, sans succès», a-t-il affirmé. Ces témoignages, rédigés parfois plusieurs années après les faits, permettaient de suivre le destin de nombreux captifs, dont certains ne réapparurent jamais dans les registres islandais.
Une histoire familiale
Si Karl Smári Hreinsson s’est consacré à l’étude de ces événements, c’est aussi en raison d’un lien familial. Il a rappelé qu’un de ses ancêtres, Halldor Jonsson, fut capturé par la troupe de Murad Reis lors de l’attaque des îles Vestmann. Arraché à sa ferme avec plusieurs proches, Halldor fut conduit à Salé, où il fut vendu comme esclave. Après près d’un an de captivité, seuls lui et sa sœur Gudrun avaient pu regagner l’Islande grâce à la somme rassemblée pour leur rachat. Les autres membres de la famille disparurent dans les archives, comme tant d’autres captifs de cette année-là.
Les récits laissés plus tard par Halldor décrivirent ses conditions de vie, les travaux auxquels il fut soumis, les sévices qu’il endura et les incertitudes quotidiennes. Les sources rapportèrent que Murad Reis poursuivit longtemps ses activités corsaires, tandis que Flamenco regagna Alger avec ses captifs avant de disparaître des documents islandais. Halldor, revenu appauvri mais vivant, mourut deux décennies plus tard, alors que le souvenir des raids demeurait présent dans l’île, sans toutefois nourrir une haine durable envers les populations musulmanes.
En présentant ces recherches à Salé, Karl Smári Hreinsson a poursuivi, avec brio, un travail visant à faire dialoguer deux mémoires éloignées et à replacer un épisode longtemps méconnu dans une histoire partagée entre l’Atlantique nord et les rivages du Maghreb.
3 questions à Karl Smári Hreinsson, auteur et chercheur dans l'Histoire de la résistance maritime slaouie : "Loin de se limiter à la violence, certains corsaires faisaient preuve d’humanité et de discernement"
- Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans ces récits sur les raids corsaires menés en Islande au XVIIᵉ siècle ?
-Je pense à une œuvre d'art particulièrement émouvante. Il s'agit d'un tableau qui illustre une femme qui venait fraîchement d'accoucher que l’un des corsaires de Salé choisit de protéger, refusant de la mettre en danger en dépit du chaos qui règne autour. L’œuvre montre que, loin de se limiter à la violence, certains corsaires faisaient preuve d’humanité et de discernement, adaptant leurs actions aux circonstances et aux vulnérabilités des personnes qu’ils rencontraient.
- Comment ces corsaires se comportaient-ils, dans l'absolu et en règle générale, envers les civils pendant les raids ?
- Les attaques des corsaires de Salé furent globalement moins agressives et plus ciblées que celles menées par les hommes de Flamenco. Les textes islandais montrent que les actions de Flamenco et de ses hommes étaient beaucoup plus brutales, avec des pillages plus systématiques et un traitement des populations locales plus sévère. En comparaison, les raids slaouis semblaient parfois animés par un certain sens de la mesure et de la prudence, notamment dans le traitement des civils vulnérables.
- Comment décririez-vous les relations actuelles entre le Maroc et l’Islande ?
- Les relations maroco-islandaises se portent aujourd’hui très bien. Ces événements appartiennent à une histoire ancienne et ne pèsent plus sur les interactions contemporaines. Ces raids doivent être compris dans le contexte de la résistance et de la navigation maritime de l’époque. Aujourd’hui, cette histoire est largement dépassée, d’autant plus que les échanges touristiques et culturels se font librement, sans visa, entre nos deux pays.
Archives : Les corsaires du Bouregreg, les hommes forts de la résistance maritime
Salé, ville vaillante, garde le souvenir des exploits de ses corsaires, figures emblématiques de la défense maritime de la région. Pendant des siècles, la Cité et le gouvernement du Bouregreg ont vu leurs hommes sillonner les mers méditerranéennes et atlantiques, patrouillant sans relâche et surveillant les navires pour protéger leurs côtes et leurs intérêts. À en croire moult récits historiques, ces opérations ne relevaient pas seulement de l’aventure, mais d’un véritable devoir de protection face aux incursions répétées de puissances étrangères, notamment britanniques, irlandaises et castillanes, qui avaient déjà commencé à exercer des pressions sur le littoral marocain dès l’époque médiévale et même après la chute du royaume nasride à Grenade.
Nous pourrions lire dans l'historiographie que les corsaires slaouis se lançaient dans ces expéditions avec un objectif clair : reprendre ce qui avait été pillé ou protéger ce qui était menacé par les pirates et les puissances occidentales. Ils saisissaient des navires transportant des marchandises de grande valeur, y compris de l’alcool et de la viande de porc, qu’ils revendaient ensuite sur des marchés où ces produits trouvaient preneur, contribuant ainsi à maintenir un équilibre économique malgré les tensions. Ces actions, qui pouvaient paraître audacieuses, s’inscrivaient dans une logique de protection et de résilience face aux agressions maritimes répétées.
Les retombées de ces opérations se faisaient sentir jusqu’au cœur de la ville. Les anciens souks, comme celui de Leghzel, avaient souvent été pillés lors des invasions européennes, laissant les marchands locaux appauvris et les étals déserts. Les retours de marchandises capturées et la redistribution des biens par les corsaires permirent aux marchés de se réapprovisionner progressivement. Peu à peu, la prospérité revint, les commerçants retrouvèrent leur richesse, et la ville reconquit une partie de sa grandeur.
Ces siècles d’activité corsaire ont laissé une empreinte durable sur Salé. La vaillance et la stratégie des hommes de la mer ont permis de protéger les populations locales, de préserver les ressources et d’assurer la survie économique de la cité. Par leurs patrouilles, leurs prises et leur sens de l’organisation, les corsaires slaouis ont contribué à façonner l’identité de Salé, faisant de la ville un symbole de résistance maritime et de dynamisme commercial au cœur du littoral marocain. Leur mémoire reste un témoignage de l’ingéniosité et du courage déployés pour défendre la cité et ses habitants face aux menaces extérieures.
Défense : Murad Reis, le marin hollandais devenu amiral de Salé
Murad Reis naquit vers 1570 à Haarlem, aux Pays-Bas, sous le nom de Jan Janszoon. Il commença sa carrière comme marin dans la flotte hollandaise avant d’être capturé en 1618 au large des îles Canaries par des corsaires nord-africains. Conduit à Alger, il se convertit à l’islam et adopta un nom musulman. Il servit d’abord dans la flotte de la régence d’Alger, y développant ses compétences en navigation et en stratégie maritime, avant de rejoindre Salé, où il allait jouer un rôle central dans la résistance maritime des corsaires locaux.
Vers 1619 ou 1620, il s’installa à Salé, sur la côte marocaine, alors que la ville et ses environs constituaient un centre actif de résistance maritime. Les corsaires de Salé organisaient des expéditions pour défendre leurs intérêts et surveiller les voies de navigation menacées par les puissances européennes. Grâce à son expérience et à sa connaissance de la mer, Murad fut rapidement reconnu comme un chef compétent et, entre 1624 et 1627, il occupa le poste de grand amiral de la flotte slaouie. À ce titre, il dirigea plusieurs expéditions vers l’Atlantique Nord, notamment contre des navires marchands, et participa à des opérations maritimes d’envergure, comme les raids menés sur les côtes islandaises en 1627.
Sous sa direction, la flotte de Salé s’organisait selon des stratégies précises de défense et de surveillance, permettant de protéger les côtes et de répondre aux menaces sur les voies maritimes. Murad et ses hommes appliquaient des tactiques issues à la fois de leur expérience locale et des techniques apprises lors de ses années en mer du Nord et en Méditerranée. Les expéditions dirigées par lui témoignent d’une approche structurée de la résistance maritime, où chaque attaque ou interception était planifiée avec soin, dans le respect des conditions de navigation et des risques encourus.
Portrait : Karl Smári Hreinsson, entre archives et transmission culturelle
Karl Smári Hreinsson est un chercheur indépendant islandais, enseignant de langue islandaise et fondateur de Saga Akademia, une école privée spécialisée dans l’enseignement de l’islandais. Il a obtenu un master en langue et littérature islandaises à l’Université d’Islande. Entre 2000 et 2005, il a été assistant professeur d’islandais à l’Université du Maryland.
Sa recherche s’est concentrée sur un épisode peu connu de l’histoire nord-atlantique : les raids corsaires ayant frappé l’Islande en 1627, connus en islandais sous le nom de Tyrkjaránið. Avec l’historien américain Adam Nichols, il a traduit et publié la version anglaise du récit de l’époque intitulée The Travels of Reverend Ólafur Egilsson, qui retrace les événements et les expériences des captifs islandais.
Par la suite, Karl Smári Hreinsson et Adam Nichols ont publié plusieurs ouvrages sur ces raids, notamment Northern Captives, Stolen Lives et Enslaved, qui détaillent les différentes phases des attaques, les captures et le sort des prisonniers à partir des chroniques et documents du XVIIe siècle. Il a également contribué à la publication d’une version française, rendant ces sources islandaises accessibles au public francophone.
Outre ses recherches historiques, il enseigne la langue islandaise, publie des ouvrages de grammaire et travaille à la diffusion de la culture islandaise à l’international. Il a également participé à des projets documentaires, combinant recherches, traduction, enseignement et médiation culturelle.
Aujourd’hui, cet intellectuel est reconnu pour son rôle dans la valorisation et la diffusion de l’histoire des raids de 1627, ainsi que pour ses efforts visant à rendre accessibles des sources anciennes à un public international et à renforcer la connaissance de la culture et de la langue de son pays.
























