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Quand Boumediene exhauça le rêve de mes tantes!


Rédigé par Mohamed LOTFI le Lundi 17 Novembre 2025

J’ai toujours su que j’avais une tante en Algérie, Amina, silhouette effacée mais tenace dans la mémoire familiale, une légende que l’on répétait avec assez de ferveur pour qu’elle prenne l’allure d’une vérité sacrée. À quinze ans pourtant, je ne l’avais jamais vue. Elle était partie dans les années 1950, mariée à un commerçant algérien de passage à Marrakech, événement banal à une époque où les frontières, encore souples, laissaient filer les destins comme les caravanes.



Mes tantes, ses sœurs, prononçaient son nom avec une mélancolie régulière, « Amina… que Dieu nous la ramène avant que la mémoire ne fasse de nous des étrangères. » Ce vœu, elles le pensaient irréalisable. Mais l’Histoire, parfois, a le sens de l’ironie, et ce qui semblait impossible fut décidé, un matin, par une plume présidentielle. Contre toute attente : retour annoncé, retour imposé, retour daté.

Oui, c’est Houari Boumediene en personne qui nous fit l’honneur d’expédier leur sœur chez nous, le 18 décembre 1975, date devenue dans notre famille une sorte d’Aïd funèbre. L’ordre fut signé quelques semaines après la Marche verte de novembre 1975. Il paraît que l’onde de cette marche aurait réveillé d’anciennes brûlures d’estomac chez Monsieur le Président.

Il ne fallait surtout pas qu’elle voyage seule, ma tante. Pour sa sécurité, bien entendu, pour son confort. Quelle majesté, quelle délicatesse : elle fut escortée par environ 45 000 autres familles de nationalité marocaine, dont près de 5 000 personnes pourtant naturalisées algériennes, fait documenté à l’époque. Un convoi, une procession, un exode qui n’osait pas dire son nom. Une Marche noire en réplique à la Marche verte. Et dans sa grandeur d’âme infinie, le Président prit soin de leur retirer leurs biens avant le départ, afin d’alléger leur fardeau. On est si libre, si aérien, lorsqu’on ne possède plus rien… à la manière des anciens sages, n’est-ce pas ?

N’oublions pas l’argument officiel, humaniste bien sûr : ces Marocains, affirmait le Président, devenaient la cible de tensions et d’injures après la Marche verte. Pour les protéger, quoi de mieux que l’expulsion immédiate, radicale, définitive ? Quitter son foyer, son pays d’adoption, son travail. L’administration militaire, parfois, sait être une mère attentionnée.

Pourtant, si l’on suit la ligne grinçante de cette histoire, celui à qui Boumediene rendit le plus grand service, ce fut moi. Car pour la première fois, j’allais voir ma tante. Je la trouvai assise dans notre salon, le regard ailleurs, comme si une partie de son âme s’était arrêtée quelque part entre Oran et la frontière. Ma mère, d’une voix basse, m’expliqua : « Ses enfants sont restés là-bas… enfin, les enfants de son mari. Elle les a élevés 25 ans comme les siens. »

Adolescent gonflé d’une indignation naïve, j’ai voulu demander des comptes. Dans mon imagination, j’ai décroché le téléphone pour parler directement à Boumediene, ce Président qui, disait-on, répondait à tout, même aux questions trop simples. Il me répondit, d’une voix douce, que jamais ma tante ne reverrait ses enfants. Pourquoi, Monsieur le Président ? « Pour son bien », m’avait-il assuré. Le bien : cette vertu malléable, ce drapeau pratique qu’on agite pour rendre les drames plus digestes.

Sept ans plus tard, Amina mourut de chagrin et de solitude. La photo de ses enfants collée sur le mur, à côté de son lit. Quand j’appris sa mort, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. À elle seule, cette femme incarnait toute la bonté du monde. Le Président, par élégance sans doute, par constance dans la bonté, nous avait quittés quatre ans avant elle. Plus tard, j’appris qu’en Algérie, des citoyens avaient manifesté contre ces expulsions dès décembre 1975 et janvier 1976, dénonçant la bonté du Président. J’appris aussi que des familles algériennes avaient caché des familles marocaines pour les sauver de l’expulsion. Pourquoi donc ? Leur Président n’était-il pas un homme de grande humanité ? Ah, ces Algériens… je les aime quand ils se rebellent, quand leur lucidité perce la nuit comme un fil de lumière. Mais comment ces âmes charitables pouvaient-elles douter des nobles intentions présidentielles ?

L’Histoire se raconte parfois sous le vernis de la bonté. Elle s’écrit toujours dans la poussière des départs forcés. Et ma tante, Lalla Amina Laraki, fut l’une des silhouettes effacées de cette grande scène. Une parmi des milliers. Et puisque la bonté présidentielle n’a ni frontières ni satiété, il fallait bien qu’elle continue de s’exercer ailleurs, sur d’autres vies emportées par les vents de l’Histoire. Ainsi, quelques mois seulement après le renvoi fulgurant de ma tante et de ses compagnons, l’Algérie de Boumediene ouvrit grand ses bras, la même générosité lumineuse, pour accueillir des milliers de Sahraouis fuyant les sables de 1975.

On raconte que ce fut un geste de protection, un acte de fraternité, une main tendue. Peut-être. Mais entre les tentes de Tindouf, enracinées depuis près d’un demi-siècle dans une immobilité que même le vent ne trouble plus, entre les espoirs suspendus, les identités figées, les vies mises en veille comme des valises qu’on ne rend pas, j’entends un écho, une rime sombre avec l’histoire d’Amina. Là aussi, c’était pour leur bien. Là aussi, l’exil est devenu durable, presque définitif, presque héréditaire. Là aussi, la compassion a pris la forme étrange de la captivité.

À Tindouf comme chez ma tante, on a enfermé bien plus que des corps. Des destins entiers ont été confiés à la poussière. Qu’ils retrouvent leur terre, leur pays. Que justice leur soit rendue! Que ma tante Amina Laraki repose en paix.
 
Mohamed Lotfi
5 novembre 2025







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