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Interview avec Rachid Aântri : « Il faut un financement stable pour soutenir les projets artistiques au Maroc »


Rédigé par Mariem LEMRAJNI Mardi 23 Septembre 2025

Sensible à la précarité dans laquelle vivent de nombreux artistes marocains, Rachid Aântri leur consacre un court métrage empreint de sensibilité. Dans cet entretien, il partage sa vision des réformes urgentes pour assurer à ces créateurs reconnaissance et soutien de leur vivant.



- Dans votre court-métrage « The Artist », vous mettez en lumière la situation économique précaire que vivent de nombreux artistes au Maroc. Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre en lumière cette condition souvent ignorée ?

- Très souvent, l’art devient pour l’artiste un moyen de porter la voix des autres, de raconter leurs souffrances et leurs luttes. Mais ce que l’on oublie, c’est que derrière cette posture généreuse, il y a un être humain qui souffre aussi. Rares sont ceux qui prennent le temps de s’interroger sur la réalité de l’artiste lui-même et sur les difficultés qu’il traverse au quotidien. C’est précisément cette absence de regard que j’ai voulu combler à travers ce film. C’est un hommage sincère à ces artistes authentiques, ceux qui vivent pour l’art, et non simplement de l’art. Avec ce projet, j’ai voulu offrir au spectateur un aperçu, même minime, de la souffrance silencieuse que beaucoup d’artistes portent en eux. Car derrière les sourires qu’ils affichent en public, il y a souvent une douleur profonde, invisible, qu’ils gardent pour eux, par pudeur ou par dignité.

- Selon vous, pourquoi de nombreux artistes vivent-ils dans la précarité et souffrent-ils d’un manque de reconnaissance ?

À mes yeux, plusieurs facteurs expliquent la précarité dans laquelle vivent de nombreux artistes aujourd’hui. L’un des plus évidents est le manque de soutien structurel. Chaque année, trop peu de projets sont produits, ce qui réduit considérablement les opportunités de travail pour les artistes. Le milieu artistique souffre également d’un déficit d’infrastructures solides, capables d’assurer la continuité du travail créatif et une certaine stabilité financière.

À cela s’ajoute l’absence d’une véritable industrie cinématographique. Il n’y a pas, ou très peu, de producteurs prêts à investir leurs propres fonds dans la création artistique. La majorité des projets dépend du soutien du Centre Cinématographique Marocain. Bien que cet appui soit précieux, il demeure insuffisant pour faire vivre tous les talents présents sur le terrain. Un autre frein majeur réside dans la perception sociale de l’artiste. Trop souvent, ce métier n’est pas considéré comme une profession à part entière, ni comme une source de revenu stable.

Enfin, il ne faut pas oublier que la majorité des artistes créent par conviction et par passion. Ils le font même si cela ne leur assure aucune sécurité financière. Cette réalité les expose à de fortes pressions, à la fois psychologiques et économiques.

- Comment avez-vous retranscrit à l’écran les difficultés psychologiques et matérielles que traversent les artistes, avez-vous été témoin ou avez-vous rencontré des cas similaires dans la réalité ?

En réalité, je n’ai pas eu à aller bien loin pour représenter la souffrance des artistes, puisque je la vis moi-même, et de manière récurrente. Le métier d’artiste est marqué par une instabilité profonde. Il n’y a pas de continuité dans l’emploi, et entre deux projets, les périodes de vide peuvent être longues, pesantes matériellement, mais aussi psychologiquement.

Au fil de ma carrière, j’ai aussi côtoyé des artistes de grand talent, qui ont pourtant connu des moments de grande détresse. Certains nous ont quittés dans des conditions extrêmement difficiles, d’autres continuent de lutter dans le silence et la dignité. Lorsque le film a commencé à circuler dans les festivals, j’ai été profondément touché par les retours. De nombreux amis artistes m’ont écrit ou appelé pour me dire à quel point ils se sentaient concernés. Presque tous ont eu cette phrase : « On s’est reconnus dans ton film, comme si tu racontais notre propre histoire ». Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que ce projet dépassait ma propre expérience et qu’il mettait en lumière une réalité partagée, souvent tue, mais pourtant bien réelle.

- Pourquoi, à votre avis, attend-on souvent qu’un artiste vieillisse ou disparaisse pour enfin lui rendre hommage ?

Il est triste de constater que la valeur de l’artiste n’est pleinement reconnue que lorsqu’il nous quitte. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’on prend conscience du vide qu’il laisse derrière lui, un vide que personne ne peut vraiment combler. Je pense, par exemple, à un grand artiste de ma région, Agadir, dans le Souss : Saleh El Bacha. Il était un poète talentueux, un chanteur apprécié par toutes les générations, et un habitué des scènes et festivals. Pourtant, de son vivant, il a été la cible de nombreuses critiques et n’a pas reçu la reconnaissance qu’il méritait.

Ce n’est qu’après son décès soudain, il y a quelques mois, que les gens ont commencé à parler de lui, à partager ses œuvres, à vanter son talent… Je ne comprends pas pourquoi nous attendons que les artistes disparaissent pour les célébrer. Leur travail mérite d’être reconnu de leur vivant, lorsqu’ils en ont le plus besoin.

- Quel message souhaitez-vous transmettre à travers la symbolique des montres rangées chez l’artiste ?

La présence des montres dans la maison de l’artiste revêt une signification bien plus profonde que leur simple fonction de mesurer le temps. Elles incarnent les reconnaissances et les hommages reçus au fil des années, autant de marqueurs symboliques d’un parcours artistique souvent semé d’embûches. Chaque montre devient ainsi un témoin silencieux des instants de gloire, parfois tardifs, parfois oubliés.

Ensuite, ces montres rappellent que le temps s’écoule inexorablement. Attendre une reconnaissance qui n’est jamais venue, ou qui est arrivée trop tard. Attendre un projet, un rôle, un regard bienveillant. Le temps perdu dans l’attente devient alors une composante même de la condition artistique. Elles symbolisent également le temps personnel sacrifié dans la quête artistique, ces années consacrées à chercher sa voie, à armer sa voix, à exister dans un monde souvent indifférent.

Sur un plan plus philosophique, ces montres deviennent des témoins muets de l’intériorité de l’artiste. Elles reflètent les métamorphoses de l’âme, oscillant entre espoir et désespoir, entre feu créatif et lassitude profonde. Elles rappellent que, dans le tumulte de la vie, le temps demeure la seule constante, et que l’art, malgré sa fragilité, reste l’une des rares tentatives humaines de transcender cette fuite du temps. Une manière d’effleurer, peut-être, un fragment d’éternité.

- L’acteur Abdellah Chakiri s’est-il reconnu dans le personnage de Khaled ? Quel a été son ressenti ou sa réaction vis- à-vis de ce rôle ?

L’acteur Abdellah Chakiri, que je considère comme un grand artiste et un véritable professionnel, a été un pilier fondamental dans la réalisation de ce film. Je lui suis profondément reconnaissant pour son engagement, sa générosité et sa compréhension instinctive de ce que je voulais transmettre. Fort de son expérience, Abdellah a su s’approprier le rôle avec une justesse remarquable. Il ne s’est pas contenté d’interpréter Khaled, il l’a ressenti, il l’a vécu. Sa réaction face au rôle était sincère, profonde, réfléchie. Il a véritablement porté la souffrance de Khaled comme si c’était la sienne. Cette identification totale a donné à sa performance une intensité rare, qui a, je pense, profondément touché le public.

- Selon vous, quelles réformes seraient nécessaires pour permettre aux artistes de vivre dignement de leur métier au Maroc ?

À mon sens, la situation des artistes au Maroc est confrontée à de nombreux défis qui exigent une attention sérieuse, tant de la part des institutions publiques que de la société dans son ensemble. L’art est un pilier fondamental de l’identité culturelle marocaine, et c’est précisément pour cette raison que le soutien aux artistes doit être structuré, constant et indépendant des aléas économiques.

Il devient urgent de mettre en place une véritable infrastructure pour le secteur culturel. Il faut un système de financement régulier des projets artistiques, des réformes juridiques assurant la protection des droits des artistes, ainsi qu’une couverture sociale et une assurance santé adaptées à la réalité de leur métier. Il est tout aussi essentiel de développer des mécanismes de formation professionnelle et de créer de réelles opportunités d’emploi dans le domaine artistique.

Au-delà des politiques publiques, un changement de mentalité est également nécessaire. L’art doit être reconnu comme une profession légitime, et non réduit à un simple passe-temps ou à une activité marginale. La reconnaissance des artistes ne peut pas se limiter à des hommages ponctuels, souvent posthumes. Elle doit se traduire par un soutien concret et durable. En définitive, un véritable changement ne pourra voir le jour que si une volonté commune émerge entre l’État, le secteur privé et la société civile, pour bâtir un écosystème culturel solide.

- Quels sont vos projets à venir ? 

- Je me prépare à tourner prochainement un nouveau projet. Cette fois, le message sera différent, avec une approche renouvelée, tout en restant fidèle au désir profond de proposer un art chargé de sens et de profondeur.    
 







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