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​Il était une fois… le Sahara, l’Histoire et ses Intrusions!


Rédigé par Mohamed LOTFI le Mardi 4 Novembre 2025

Il était une fois, en 1972, dans une petite salle mal éclairée de l’Université Mohammed V à Rabat, un groupe d’une vingtaine de jeunes, tous de nationalité marocaine, mais d’ascendance sahraouie, qui rêvaient de justice, de liberté et d’un territoire enfin libéré de la présence espagnole. Ils ont grandi dans des villes marocaines, Tan-Tan, Marrakech, Agadir, Taroudante. Tous sont marqués par une époque où tout bouillonnait : révolution culturelle mondiale, échos encore vibrants de Mai 68, marxisme, tiers-mondisme. Leur intention première, c’est de récupérer le reste du territoire national marocain, rien de plus, rien de moins. Parmi eux, El-Ouali Mustapha Sayed, brillant étudiant en droit constitutionnel, figure emblématique sans encore le savoir.



​Il était une fois… le Sahara, l’Histoire et ses Intrusions!
Déterminés à ne pas rester spectateurs de l’Histoire, la même année ces jeunes frappent à la porte de trois géants de la politique marocaine : Allal El Fassi, figure mythique de l’Istiqlal ; Abderrahim Bouabid, compagnon de route de Ben Barka, leader de l’UNFP ; Ali Yata, secrétaire général du Parti communiste marocain.
 
D’après le témoignage d’un des fondateurs du Polisario, leur démarche idéaliste ne reçoit qu’un sourire poli et une tape sur l’épaule. On les renvoie gentiment… mais fermement. L’Histoire, parfois, manque de rendez-vous essentiels.
 
Déçus mais loin d’être découragés, ils organisent alors une manifestation à Tan-Tan en juin 1972, un événement clé qui survient entre les deux coups d’État contre le roi Hassan II: celui de Skhirat en juillet 1971, qui avait traumatisé l’institution monarchique, et celui du Boeing royal en août 1972, qui allait finir d’installer dans le pays une atmosphère de suspicion généralisée. Dans ce climat tendu, cette manifestation étudiante, pourtant pacifique et animée d’un patriotisme revendiqué, a été accueillie avec dureté : arrestations, violences, interrogatoires. Une vingtaine d’étudiants idéalistes se retrouvent broyés par une machine sécuritaire désormais hypersensible.
 
À cet instant précis, l’Histoire bifurque. Si ces jeunes avaient été entendus, reconnus, intégrés, peut-être qu’aucune guérilla n’aurait vu le jour. Mais l’Histoire se nourrit aussi du vide laissé par les occasions manquées.
 
Pourtant, l’initiative des jeunes marocains sahraouis a été inspirée d’un évènement crucial survenu 14 ans plutôt. Après l’indépendance du Maroc en 1956, l’Armée de Libération Nationale (ALN) lance des attaques dans le sud contre les positions espagnoles à Tarfaya, Ifni et le Sahara espagnol, dans le but de récupérer ces territoires encore sous contrôle colonial. L’Espagne, surprise par la mobilité des combattants marocains, sollicite l’aide de la France, et en février 1958, une offensive franco-espagnole massive est lancée. Malgré de lourdes pertes, l’ALN parvient à conserver sa cohésion, et l’Espagne finit par céder Tarfaya en avril 1958. Ifni a été rattachée au Maroc seulement en 1969, à la suite du traité de Madrid signé avec l’Espagne. Cette confrontation de 1958 est une victoire politique pour le Maroc et marque le début de la revendication active des territoires du sud.
 
À la même année et au même mois de cette confrontation, le 25 février, les tribus sahraouies ont prêté allégeance devant le roi Mohammed V. Ce dernier a prononcé un discours à M’hamid El Ghizlane pour réaffirmer l’attachement du Maroc à son Sahara.   
 
Le but des jeunes étudiants sahraouis était de poursuivre ce qui avait été entamé par l’ALN et le roi Mohammed V en 1958, en récupérant les territoires encore sous domination espagnole. Mais la réaction des leaders politiques marocains, mêlée à la violence avec laquelle leur manifestation a été réprimée, a tout fait basculer. Et, comme si l’Histoire aimait se jouer des hommes, des forces extérieures n’auraient pas pu rêver meilleure occasion pour s’immiscer dans ce conflit naissant.
 
Le 10 mai 1973, dans une palmeraie près de Zouerate en Mauritanie, naît officiellement le Front populaire pour la libération de la Saguia el-Hamra et du Rio de Oro, plus connu sous le nom de Polisario. La vingtaine de jeunes militants sahraouis qui, un an plus tôt, tentaient encore de convaincre les leaders politiques marocains, s’organisent désormais en mouvement armé. Sous l’impulsion d’El-Ouali Mustapha Sayed, le Front se donne pour mission, dans un premier temps du moins, de chasser l’Espagne du territoire. Leur première opération militaire, quelques jours seulement après leur création, est une attaque contre le poste espagnol d’El-Khanga. En ce printemps de 1973, le mouvement se veut encore nationaliste, anti-colonial, et convaincu d’incarner la voie la plus légitime pour libérer le Sahara. L’Histoire se chargera ensuite d’attirer d’autres acteurs, d’autres intérêts, et d’autres récits.
 
Le Maroc avait choisi l’Occident en pleine Guerre froide, tandis qu’une grande partie du monde arabe penchait pour le camp adverse. Dans cette ambiance d’ivresse révolutionnaire, Kadhafi, fraîchement consolidé dans son rôle de guide suprême, voit dans ces jeunes Sahraouis une opportunité rare. Le monde arabe, à ce moment-là, vit au rythme des régimes qui basculent : la monarchie égyptienne s’est effondrée en 1952 sous la poussée des Officiers libres, le vieux régime beylical tunisien a été aboli en 1957, la monarchie du Yémen du Nord a été balayée par la révolution de 1962, tandis que l’Irak avait déjà vu sa dynastie hachémite renversée par les militaires en 1958, et que la Libye avait basculé à son tour sous le coup d’État des officiers de 1969. L’idée de renverser les dynasties perçues comme archaïques flotte dans l’air du temps. Dans cette atmosphère électrique, Kadhafi offre aux jeunes militants sahraouis armes, camps d’entraînement et soutien idéologique lors d’une rencontre à Benghazi. Pour lui, affaiblir la monarchie marocaine n’est pas seulement un geste politique : c’est une mission quasi mystique.
 
Puis entre en scène l’Algérie, forte de sa victoire contre la France, fière de sa légende révolutionnaire et décidée à préserver sa profondeur stratégique. Elle offre au jeune mouvement le territoire de Tindouf, base arrière qui scellera durablement le conflit. Le reste, on le connaît : affrontements, exils, captures, tortures, diplomatie interminable, et un conflit qui s’étire depuis désormais plus d’un demi-siècle.
 
Les mouvements nés de la volonté la plus pure finissent inévitablement par être contaminés, détournés, instrumentalisés, que ce soit par les États, les idéologies ou, plus prosaïquement, par les intérêts géopolitiques du moment. À qui profitent réellement ces dépenses militaires, ces arsenaux, ces stratégies sanglantes ? Certainement pas aux populations qui paient le prix fort, et rarement aux causes initiales qui les ont motivées.
 
Les intrusions, quelles qu’elles soient, sont toujours les premières à tirer avantage du chaos qu’elles contribuent à créer. Quant aux idéologues de tout acabit, ils se précipitent, enthousiastes, pour transformer leurs désirs en réalités, convaincus que leurs certitudes peuvent façonner le monde.
 
Et moi, idéaliste, peut-être même naïf, je continue de contempler et de méditer ces images de 1958. Mohammed V, debout, imposant par sa présence, s’adressant aux tribus sahraouies venues de loin pour lui prêter allégeance. Cette rencontre unique entre un roi et ces tribus est le prolongement d’une révolution, celle d’un roi et de son peuple, entamée cinq ans plus tôt aboutissant vers l’indépendance du pays en 1956. Des jeunes Sahraouis auraient pu lui donner suite si les intrusions de l’extérieur et la répression de l’intérieur ne les avaient pas détournés de leur objectif premier.
 
 
Mohamed Lotfi
4 novembre 2025