Brigitte Bordeaux
Des femmes nées dans des corps d’hommes j’en ai croisées plusieurs dans Souverains anonymes. Brigitte fut la première. Puis il y eut Isabelle. Puis Dana. D’autres encore. Mais aucune n’a occupé la place de Brigitte. Elle régnait en dedans comme une mère officieuse. Une mère clandestine. Une mère que l’administration n’avait pas prévue mais que la prison avait adoptée.
À chaque retour en détention les gars la retrouvaient comme on retrouve une présence familière. Une odeur d’enfance. Une chaleur. Elle savait consoler sans poser de questions. Détourner l’attention d’un gardien juste assez longtemps pour sauver une cachette ou un objet trop précieux pour être perdu. Brigitte avait un instinct rare. Elle sentait les fouilles avant qu’elles n’arrivent. Elle lisait la tension dans l’air. Elle savait quand il fallait prévenir et quand il fallait se taire.
Elle était femme entièrement. Une féminité forgée dans la survie et la tendresse. Pour beaucoup de gars elle était une thérapie. Une présence réparatrice au milieu du béton.
Un jour elle me confia son admiration pour BB. Puis elle ajouta avec un mélange de malice et de lucidité, « La seule différence entre elle et moi, ses animaux sont à la Madrague, les miens sont à Bordeaux ».
À cet instant j’ai branché le micro. Devant un esprit aussi fin je voulais savoir qui était vraiment Brigitte Bordeaux.
Je n’ai jamais monté cet entretien. Je ne l’ai jamais diffusé. Chaque écoute me laissait un poids dans la poitrine. Une tristesse lente et profonde. Pendant près de deux heures, elle parlait et les gars lui tendaient des mouchoirs. Elle pleurait souvent. Puis elle riait. Elle savait transformer la douleur en récit. Elle savait faire rire de l’insupportable.
Elle avait prévenu dès le début, « Ce que je vais vous raconter je ne l’ai pas vu dans un film d’horreur. Je l’ai vécu. Mais je vais vous le raconter comme on tourne un film, action ».
La vie de Brigitte n’était pas un film. Ce n’était pas un tournage avec reprise possible. C’était une malédiction portée à bout de bras. Une croix qu’elle avait appris à tenir droite. À maquiller. À transformer en décor de fête. Elle savait faire de son malheur une comédie de Noël. Une sorte de Vita è bella où la douleur devenait matière à rire.
Elle racontait ses drames avec une légèreté désarmante. Sa famille brisée. Sa mère noyée dans l’alcool. Son quartier pauvre. Elle faisait rire de tout. Elle faisait rire de l’irréparable.
Sauf une fois.
La première fois. Celle qui ne se raconte pas. Celle qu’elle nomma sans détour. Le viol dans une église, alors qu’elle était enfant de cœur, par un prêtre aimé de tous. Là, le rire s’est éteint. Les visages se sont figés. Le silence est tombé comme une chape. Plus personne ne riait sauf elle. Elle seule a trouvé la force de relancer la vie. Elle a enchaîné aussitôt sur une autre anecdote. Moins grave. Moins tragique. Plus légère.
Brigitte Bordeaux est morte quelques années plus tard. Le sida l’avait emportée. Mais elle a laissé derrière elle le souvenir d’une femme pour qui c’était très important de donner du sourire à ses animaux à elle.
À chaque retour en détention les gars la retrouvaient comme on retrouve une présence familière. Une odeur d’enfance. Une chaleur. Elle savait consoler sans poser de questions. Détourner l’attention d’un gardien juste assez longtemps pour sauver une cachette ou un objet trop précieux pour être perdu. Brigitte avait un instinct rare. Elle sentait les fouilles avant qu’elles n’arrivent. Elle lisait la tension dans l’air. Elle savait quand il fallait prévenir et quand il fallait se taire.
Elle était femme entièrement. Une féminité forgée dans la survie et la tendresse. Pour beaucoup de gars elle était une thérapie. Une présence réparatrice au milieu du béton.
Un jour elle me confia son admiration pour BB. Puis elle ajouta avec un mélange de malice et de lucidité, « La seule différence entre elle et moi, ses animaux sont à la Madrague, les miens sont à Bordeaux ».
À cet instant j’ai branché le micro. Devant un esprit aussi fin je voulais savoir qui était vraiment Brigitte Bordeaux.
Je n’ai jamais monté cet entretien. Je ne l’ai jamais diffusé. Chaque écoute me laissait un poids dans la poitrine. Une tristesse lente et profonde. Pendant près de deux heures, elle parlait et les gars lui tendaient des mouchoirs. Elle pleurait souvent. Puis elle riait. Elle savait transformer la douleur en récit. Elle savait faire rire de l’insupportable.
Elle avait prévenu dès le début, « Ce que je vais vous raconter je ne l’ai pas vu dans un film d’horreur. Je l’ai vécu. Mais je vais vous le raconter comme on tourne un film, action ».
La vie de Brigitte n’était pas un film. Ce n’était pas un tournage avec reprise possible. C’était une malédiction portée à bout de bras. Une croix qu’elle avait appris à tenir droite. À maquiller. À transformer en décor de fête. Elle savait faire de son malheur une comédie de Noël. Une sorte de Vita è bella où la douleur devenait matière à rire.
Elle racontait ses drames avec une légèreté désarmante. Sa famille brisée. Sa mère noyée dans l’alcool. Son quartier pauvre. Elle faisait rire de tout. Elle faisait rire de l’irréparable.
Sauf une fois.
La première fois. Celle qui ne se raconte pas. Celle qu’elle nomma sans détour. Le viol dans une église, alors qu’elle était enfant de cœur, par un prêtre aimé de tous. Là, le rire s’est éteint. Les visages se sont figés. Le silence est tombé comme une chape. Plus personne ne riait sauf elle. Elle seule a trouvé la force de relancer la vie. Elle a enchaîné aussitôt sur une autre anecdote. Moins grave. Moins tragique. Plus légère.
Brigitte Bordeaux est morte quelques années plus tard. Le sida l’avait emportée. Mais elle a laissé derrière elle le souvenir d’une femme pour qui c’était très important de donner du sourire à ses animaux à elle.
Mohamed Lotfi
29 Décembre 2025
29 Décembre 2025
Et Dieu libéra Bardot
Brigitte Bardot
Avant de la libérer, Dieu la tua plusieurs fois.
La première sans doute ce fut le jour où elle comprit qu’une vie prenait place en elle. Elle avait 26 ans. Le monde la regardait déjà comme une icône et elle découvrait soudain la peur de perdre ce qu’elle croyait être sa seule richesse, sa liberté. Elle parla d’une tumeur, d’un corps étranger, d’une intrusion. Le mot était violent, obscène, mais il disait l’effroi. Ce qui aurait pu être promesse devint menace. Le ventre se fit frontière. Et dans ce refus initial naquit une légende plus vaste que la chair.
Puis elle aima. Elle aima ailleurs. À partir des années 70, tandis que son visage faisait le tour du monde depuis Et Dieu créa la femme et 48 films, elle détourna son amour vers ceux qui ne parlaient pas. Les animaux devinrent son refuge. Les phoques massacrés sur la banquise, les chiens abandonnés, les bêtes traquées ou oubliées. Elle leur offrit ce qu’elle n’avait jamais su donner à son fils. Une tendresse entière, radicale. Elle ne s’en cacha jamais. Elle le dit sans détour, comme on assume une faute devenue identité. Dans ses mémoires de 1996 Initiales B.B. (Grasset), elle désigna Nicolas comme « objet de mon malheur ». Termes pour lesquels Jacques Charrier, le père, et Nicolas lui avaient alors intenté un procès, qu'ils avaient gagné.
Il serait trop simple de juger. Trop confortable de condamner sans regarder tout le vertige. Cette femme que l’on érigea très tôt en symbole de liberté n’avait certainement pas la force de tout porter. On ne sauve pas le monde sans perdre un peu, beaucoup, de soi. Elle choisit son combat et laissa le reste derrière elle. Ce choix la rendit admirable pour certains, insupportable, haïssable, pour d’autres.
Puis vint la fracture. Dans les années 80-90, sa parole se durcit. La défense des animaux se mêla à des propos qui blessèrent, qui exclurent, qui choquèrent. Les condamnations judiciaires s’enchaînèrent. Beaucoup ne comprirent plus comment l’amour du vivant pouvait cohabiter avec le rejet des humains. Là encore, la tentation du jugement fut grande. Les trajectoires humaines ne sont jamais droites. Certaines avancent par ruptures, par aveuglements, par peurs mal nommées.
Pourtant, au début des années 1960, Bardot adopta des positions courageuses s'opposant à l'extrême droite, notamment en dénonçant l'OAS (Organisation armée secrète) qui la menaçait. Oui, celle qui devint, pour plusieurs, une idole déchue, a déjà fait preuve d’un grand courage en cachant Antoine Bourseiller, un homme de théâtre proche du FLN, s'engageant ainsi contre la guerre d'Algérie. Un basculement eut lieu au fil de certaines rencontres, que ce soit avec Jean-Marie Le Pen ou avec sa fille, Marine. Que s’est-il passé entre ces deux femmes qui n'ont jamais cessés de s'envoyer des compliments ?
Mais qui était-elle vraiment, Brigitte Bardot ? Une femme exposée trop tôt, trop fort. Une enfant devenue icône avant d’avoir appris à se protéger. Depuis ses vingt ans, pas un pas sans regards, pas un souffle sans commentaires. La lumière constante finit par brûler les yeux. Vivre ainsi, c’est perdre la frontière entre soi et le monde, entre la scène et la vie.
Quand elle est morte, certains ont craché. D’autres ont jubilé. Moi j’ai ressenti un malaise profond. Une gêne sourde devant cette facilité à piétiner un corps déjà épuisé par des décennies d’exposition.
Je ne la traiterai pas de pourriture. Je ne dirai pas « bon débarras ». Je crois simplement qu’au moment où elle s’est tue pour toujours, quelque chose s’est enfin libéré. Comme si le poids du rôle était tombé de ses épaules. Enfin, Dieu libéra Brigitte de Bardot.
La première sans doute ce fut le jour où elle comprit qu’une vie prenait place en elle. Elle avait 26 ans. Le monde la regardait déjà comme une icône et elle découvrait soudain la peur de perdre ce qu’elle croyait être sa seule richesse, sa liberté. Elle parla d’une tumeur, d’un corps étranger, d’une intrusion. Le mot était violent, obscène, mais il disait l’effroi. Ce qui aurait pu être promesse devint menace. Le ventre se fit frontière. Et dans ce refus initial naquit une légende plus vaste que la chair.
Puis elle aima. Elle aima ailleurs. À partir des années 70, tandis que son visage faisait le tour du monde depuis Et Dieu créa la femme et 48 films, elle détourna son amour vers ceux qui ne parlaient pas. Les animaux devinrent son refuge. Les phoques massacrés sur la banquise, les chiens abandonnés, les bêtes traquées ou oubliées. Elle leur offrit ce qu’elle n’avait jamais su donner à son fils. Une tendresse entière, radicale. Elle ne s’en cacha jamais. Elle le dit sans détour, comme on assume une faute devenue identité. Dans ses mémoires de 1996 Initiales B.B. (Grasset), elle désigna Nicolas comme « objet de mon malheur ». Termes pour lesquels Jacques Charrier, le père, et Nicolas lui avaient alors intenté un procès, qu'ils avaient gagné.
Il serait trop simple de juger. Trop confortable de condamner sans regarder tout le vertige. Cette femme que l’on érigea très tôt en symbole de liberté n’avait certainement pas la force de tout porter. On ne sauve pas le monde sans perdre un peu, beaucoup, de soi. Elle choisit son combat et laissa le reste derrière elle. Ce choix la rendit admirable pour certains, insupportable, haïssable, pour d’autres.
Puis vint la fracture. Dans les années 80-90, sa parole se durcit. La défense des animaux se mêla à des propos qui blessèrent, qui exclurent, qui choquèrent. Les condamnations judiciaires s’enchaînèrent. Beaucoup ne comprirent plus comment l’amour du vivant pouvait cohabiter avec le rejet des humains. Là encore, la tentation du jugement fut grande. Les trajectoires humaines ne sont jamais droites. Certaines avancent par ruptures, par aveuglements, par peurs mal nommées.
Pourtant, au début des années 1960, Bardot adopta des positions courageuses s'opposant à l'extrême droite, notamment en dénonçant l'OAS (Organisation armée secrète) qui la menaçait. Oui, celle qui devint, pour plusieurs, une idole déchue, a déjà fait preuve d’un grand courage en cachant Antoine Bourseiller, un homme de théâtre proche du FLN, s'engageant ainsi contre la guerre d'Algérie. Un basculement eut lieu au fil de certaines rencontres, que ce soit avec Jean-Marie Le Pen ou avec sa fille, Marine. Que s’est-il passé entre ces deux femmes qui n'ont jamais cessés de s'envoyer des compliments ?
Mais qui était-elle vraiment, Brigitte Bardot ? Une femme exposée trop tôt, trop fort. Une enfant devenue icône avant d’avoir appris à se protéger. Depuis ses vingt ans, pas un pas sans regards, pas un souffle sans commentaires. La lumière constante finit par brûler les yeux. Vivre ainsi, c’est perdre la frontière entre soi et le monde, entre la scène et la vie.
Quand elle est morte, certains ont craché. D’autres ont jubilé. Moi j’ai ressenti un malaise profond. Une gêne sourde devant cette facilité à piétiner un corps déjà épuisé par des décennies d’exposition.
Je ne la traiterai pas de pourriture. Je ne dirai pas « bon débarras ». Je crois simplement qu’au moment où elle s’est tue pour toujours, quelque chose s’est enfin libéré. Comme si le poids du rôle était tombé de ses épaules. Enfin, Dieu libéra Brigitte de Bardot.
Mohamed Lotfi
28 Décembre 2025
28 Décembre 2025






















