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Culture

Rupture ou transmission, l’humanité entre tradition et modernité

Une spécialité culinaire peut-elle être moderne ?


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN le Mercredi 3 Février 2021

Franchir le fil qui sépare tradition et modernité est une expérience dans la réalité. Dans celui des concepts l’enjeu est verbal et les mots peuvent dire ce que l’on veut qu’ils disent.



Rupture ou transmission, l’humanité entre tradition et modernité
La télévision, qui ose tout ou presque, a proposé il y a quelques années, dans l’émission Top Chef sur M6 (Dieu merci, cette chaîne n’est ni marocaine, ni tunisienne ni algérienne, pays qui viennent de faire inscrire le couscous au patrimoine universel de l’humanité, mais française !) une recette « Le couscous moderne » dans laquelle la semoule roulée (100 gr) disparaît littéralement dans les ingrédients, 2 kg environ. La viande (200 gr) y est tout simplement mixée « avec un blanc d’œuf, 10 cl de crème liquide ». Le « one-pot-pasta», une tentative de révolution américaine dans « l’assiette italienne » est qualifié de « délire général ». Une certaine Floriana écrit ainsi dans Slate.fr: « vous pouvez bien tenter d’empoisonner qui vous voulez dans votre cuisine mais laissez l’Italie, les Pouilles, ses étendues d’oliviers argentés, ses champs de blé blonds et dorés, sa mer turquoise, ses poissons, ses trulli, ses fruits de mer et ses falaises blanches, Padre Pio, ses pêches juteuses et ses figues de barbarie en dehors de ce délire général… Le « one-pot-pasta » deviendra un exemple d’hérésie collective dans les livres d’histoires ».

Depuis des centaines (ou des milliers!) d’années, le couscous c’est une montagne de graines que décorent des légumes et de la viande, les pâtes, c’est une cuisson à l’eau, al dente… le reste, comme dit Floriana, ce n’est pas du registre de la modernité mais du délire ! Les pâtes sont d’autant meilleures qu’elles ne fondent pas à la cuisson… comme le couscous d’ailleurs que l’on ne s’imagine pas déguster… en bouillie.  

Les mots peuvent dire ce qui n’est pas la réalité ! 
Autant dire à la suite de Abdallah Laroui, dans ce contexte, : « que les deux concepts, tradition et modernité, ne coexistent que dans les discours, pas dans les faits. On parle bien de médecine traditionnelle, d’architecture traditionnelle, d’art traditionnel, comme curiosité ou résidu. Mais avez-vous vu dans la rue des motos traditionnelles, dans le ciel des avions traditionnels, dans les hôpitaux des scanners traditionnels? A moins qu’il ne s’agisse d’un dualisme d’un genre particulier : le corps est moderne et le cerveau traditionnel. Dans ce cas, il s’agit bien d’un regard (traditionnel) qu’on jette sur une réalité (moderne) ». 

Le bateau égyptien en papyrus est-il la tradition du Titanic dans sa modernité ? Le drakkar est-il la tradition de la frégate multi-missions dans sa modernité, une frégate dont ne pouvaient rêver ni les vikings ni les corsaires qui écumaient la Méditerranée ? Les bras des rameurs, force motrice dans les temps passés, se sont-ils transformés en moteur diesel? Le train est-il la modernité du cheval? Comme moyen de transport, la question se pose aussi pour l’avion, alors que le bateau a coexisté avec la monture que fut le cheval? Une autre question, quelle est la modernité de la cuillère ou de la fourchette, pour revenir aux champs sémantiques du couscous maghrébin et des pâtes italiennes? 

Question d’ordre anthropologique : en quoi la boule de cristal pouvait-elle être la tradition du scanner dans sa modernité d’accéder à l’invisible, à ce que ne peuvent voir ni l’œil ni l’esprit? 

Georges Balandier dira : « La tradition est indissociable de la continuité, de la transmission, du maintien, la modernité dissocie, transforme, repousse les frontières de l’impossible. ». Le mot « moderne » qui vient du latin « modernus » qui signifie « qui est récent » explique par cet aspect les craintes qu’il peut susciter en l’absence du recul nécessaire pour absorber « la nouveauté ». La modernité comme idéologie prend en somme les traits de l’utopie, au sens que lui donne Jacques Attali dans son «histoire de la modernité» : « La modernité désigne implicitement la conception qu’une société se fait de son avenir. (...) penser l’avenir de la modernité, c’est donc penser l’idée qu’on se fera, à l’avenir, de l’avenir »

La modernité dès lors relève « d’une certaine philosophie » et Jacques Attali qui doute de « l’universalité » de la modernité, décèle, à travers l’histoire, « trois modernités successives : celle de l’Être (l’homme), celle de la Foi (le groupe, qui sera sauvé), et celle de la Raison (la société du progrès) ».

Dernière remarque enfin, la modernité n’est pas toujours une rupture avec le passé. Ainsi d’internet selon Umberto Eco : « Internet, c’est le retour de la planète Gutenberg, ce n’est pas une civilisation de l’image, il faut savoir lire » qui pense que l’innovation peut aussi se loger dans la répétition, la sérialisation des motifs, par exemple. Dans ce contexte, Umberto Eco attire l’attention sur la division de classe qui s’opère «on a d’un côté un prolétariat qui se contente des images de la télévision, une classe moyenne qui utilise Internet de manière passive et une nomenklatura qui sait travailler sur l’objet ». La modernité porte en elle une sorte de pulsion suicidaire, de retour vers le passé que l’on soupçonne rarement : pour éviter les bouchons, les conducteurs ne préfèrent-ils pas laisser la voiture au garage et prendre le train, le métro ou l’autobus ? Internet connaît un tel « embouteillage, une croissance telle de l’information (qu’il va finir par) se suicider », en d’autres termes favoriser des comportements d’accès à l’information qui ne passent pas par Internet… comme les supports anciens, en somme le papier.

La tradition, la modernité, appartiennent à cette famille de concepts qui sont « bon à tout faire », selon l’heureuse expression d’Umberto Eco à propos du postmodernisme aussi bien dans la peinture que dans les récits. 

Abdallah BENSMAÏN