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Retro-Verso : Il était une fois la rue des Teinturiers de Rabat


Rédigé par Houda BELABD Jeudi 18 Décembre 2025

À l’heure où le Maroc rayonne à l’international, revenir sur l’âge d’or de la rue des Teinturiers de Rabat ne peut qu'éclairer la mémoire collective sur le richissime patrimoine de la ville historique.



Autrefois, au cœur de la médina de Rabat, une ruelle étroite et animée, connue sous le nom de rue des Teinturiers ou rue Sebbaghine, faisait vibrer le quartier de mille couleurs. En venant des Oudayas, le visiteur pouvait y accéder par l’une des plus anciennes portes de la médina, franchissant ainsi un seuil qui transportait instantanément dans un univers d’artisanat et de savoir-faire. Entre ses murs ocre et ses façades patinées par le temps, des générations d’artisans avaient perfectionné l’art délicat de la teinture des étoffes. Là, la laine, le coton et la soie passaient de mains en mains, plongeant dans des bassins emplis d’indigo profond, de cochenille écarlate ou de curcuma éclatant. Les teintes, préparées avec patience et savoir-faire, transformaient chaque tissu en une œuvre unique, capable de séduire les regards dans les souks de Rabat comme dans les marchés lointains d’Afrique du Nord.

Selon l’historien Mohamed Es-Semmar, «cette rue incarnait la mémoire vivante de l’artisanat rbati et témoignait de la vitalité économique et culturelle de la médina». Ses nombreux ateliers, convertis en magasins traditionnels pour la plupart, racontaient une histoire pluri-centenaire, des gestes et un savoir-faire transmis de génération en génération.

«Le matin, les artisans ouvraient leurs ateliers et étendaient leurs fils et tissus sur les murs ou les cordes tendues au-dessus des bassins. L’odeur douce des teintures naturelles, mêlée à celle de la pierre humide et de la poussière de la médina, flottait dans l’air et fascinait les passants. Les sons des coups de marteau sur le cuir, des froissements des étoffes et des discussions animées des apprentis résonnaient dans la ruelle. Tandis que les jeunes élèves, souvent des enfants du quartier, apprenaient à reconnaître la couleur et à doser les pigments, à comprendre la réaction des matières dans l’eau et à perfectionner un geste précis qui ferait d’eux un jour de véritables maîtres teinturiers», se remémore Seddiq Maâninou, journaliste, écrivain et fin connaisseur de l'Histoire du Maroc.

Aujourd'hui, une simple visite des lieux suffit pour constater que certaines façades portent encore les traces des siècles passés : quelques portes en bois sculpté par-ci, des linteaux ornés de motifs traditionnels par-là, et partout des murs patinés par le temps et par l’humidité.

Pourtant, cette rue, qui avait été le cœur battant de l’artisanat de Rabat, ressemble à n'importe quelle autre rue commerçante de la Médina. Les ateliers ont été démolis ou transformés, les bassins comblés et le brouhaha des artisans est, quant à lui, disparu. La modernisation de la médina et l’urbanisation ont effacé ce lieu unique, emportant avec eux un patrimoine vivant, fragile et irremplaçable. Ce qui reste, ce sont les archives, les photographies anciennes et les souvenirs des habitants, ainsi que les récits des historiens comme Mohamed Es-Semmar, qui permettent encore d’imaginer la rue telle qu’elle était : vibrante, colorée, bruyante et vivante.

Se promener aujourd’hui dans la médina, c’est sentir l’absence autant que la mémoire. "On devine le passage des artisans à travers les murs ou les pavés, on s’imagine les bassins remplis de pigments, les étoffes étendues au soleil, les rires des apprentis et les discussions animées des maîtres", subodore une jeune journaliste en vadrouille à la Médina. "La rue des Teinturiers reste dans les mémoires comme un symbole du lien entre passé et présent, comme un témoignage d’un temps où l’artisanat dictait le rythme de la vie urbaine et où chaque couleur racontait l’histoire d’une ville et de ses habitants", entrevoit-elle.

Mais il n'en demeure pas moins que cette rue continue de vivre dans les récits, les recherches historiques et l’imaginaire collectif, car elle rappelle que certaines pages de l’histoire urbaine ne s’effacent jamais complètement. Bien au contraire, elles se conservent dans la mémoire des habitants et dans l’histoire de la ville, vibrant à travers le temps et le souvenir. 
Somme toute, "le développement urbain et le rayonnement international trouvent leur sens lorsqu’ils s’enracinent dans la mémoire collective", conclut l'historien Mohamed Es-Semmar.
 

3 questions à Mohamed Es-Semmar, historien et archéologue : "Naguère, ces métiers s’organisaient par quartiers et par complémentarité"

En ces temps où le Maroc est très en vue à une si grande échelle, revenir sur l’âge d’or de l’artisanat des villes du Bouregreg serait tout sauf une mauvaise idée. L’ayant très bien compris, l’historien Mohamed Es-Semmar invite à relire cette histoire comme un levier de compréhension du présent, rappelant que le développement urbain et le rayonnement international trouvent leur sens lorsqu’ils s’enracinent dans la mémoire collective.
 
  • Quel rôle le Bouregreg a-t-il joué dans l’âge d’or de l’artisanat de Rabat et Salé ?
-Le Bouregreg a longtemps été une artère vitale. Il reliait les médinas, l’arrière-pays et l’Atlantique, offrant aux artisans l’eau, l’espace et l’accès direct aux circuits commerciaux. Les métiers s’organisaient par quartiers et par complémentarité car tanneries, teintureries, tissage et travail du cuir formaient un système cohérent. Cette dynamique a permis un progrès urbain local tout en assurant un rayonnement régional et international.
 
  • Qu’est-ce qui distinguait le cuir, la tannerie et la teinturerie du Bouregreg ?
-À l’instar de plusieurs autres villes marocaines, les villes du Bouregreg possédaient une tradition ancienne du cuir et de la teinture. Leur particularité tenait à la concentration des ateliers près du fleuve et à leur lien direct avec les marchés. À Salé, notamment, tanneries et teinturiers fonctionnaient en synergie, adaptant leurs productions aux usages locaux comme aux demandes extérieures. Aujourd’hui la quasi-totalité de ces artisans travaillent dans des ateliers loin des sites historiques et touristiques.
 
  • Tant de transformations urbanistiques ont voulu que ces artisans se retrouvent déplacés hors du tissu historique. Comment analysez-vous cela ?
 
-Certaines rues sont devenues des vitrines touristiques, d’autres ont changé de fonction. Les artisans de l'Oulja ont été transférés vers des complexes périphériques, notamment à Aïn Atiq. Ce déplacement a amélioré certaines conditions matérielles au grand bonheur de la modernisation.

Rétrospective : L’artisanat du cuir et de la teinturerie dans les villes du Bouregreg

Depuis des siècles, les rives du Bouregreg ont été un foyer de production artisanale réputé dans tout le Maroc et bien au-delà. Les artisans du cuir et de la teinturerie y ont développé un savoir-faire unique, combinant techniques ancestrales et ressources naturelles locales, pour transformer les matières premières en produits de haute qualité destinés aux marchés urbains et aux échanges internationaux.

Dans la médina de Salé, la tradition du tannage du cuir remontait au moins au Moyen Âge. Selon l’historien Mohamed Es-Semmar, «les selliers et les tanneurs utilisaient des peaux de mouton, de chèvre ou de vache, qu’ils préparaient dans de grands bassins emplis d’eau et de tanin extrait de plantes locales comme le sumac ou le chêne-liège». La rue des Tanneurs, aujourd’hui transformée, était alors le cœur de cette activité. On y voyait les bassins de pierre alignés, dégageant une odeur âcre mais distinctive, et les artisans au travail, tapant, frottant et laissant sécher les cuirs au soleil.

À Rabat, la proximité de la rivière du Bouregreg et des quartiers commerçants comme la Kasbah des Oudayas et la médina favorisa le développement de la teinturerie et du travail du cuir. Les teinturiers produisaient des étoffes colorées avec des pigments naturels (indigo, henné, etc) puis parfois appliquaient des finitions sur des cuirs destinés à la maroquinerie ou à la décoration. La rue des Teinturiers, également appelée Sebbaghine, était un centre animé où le bain de teinture et le travail du cuir se côtoyaient, témoignant d’une véritable symbiose artisanale entre deux métiers complémentaires.

Les ateliers étaient souvent familiaux, et les enfants apprenaient dès le plus jeune âge à manier les outils, à doser les pigments ou à reconnaître les qualités des peaux. La collaboration entre artisans était fréquente et les teinturiers fournissaient les cuirs colorés aux selliers et maroquiniers, tandis que ces derniers transformaient la matière en sacs, ceintures, babouches ou selles de grande qualité. Cette complémentarité faisait des villes du Bouregreg un pôle artisanal majeur, reconnu pour la finesse et la durabilité de ses produits.

Es-Semmar souligne également que ces métiers étaient essentiels à l’économie locale et à l’identité culturelle de la région : “Les ateliers de cuir et de teinture des villes du Bouregreg ne sont pas seulement des lieux de production. Ils sont le reflet d’un savoir-faire transmis de génération en génération, d’une maîtrise des matériaux et des couleurs qui témoigne d’une histoire sociale et économique riche et complexe”. Les archives et récits des voyageurs étrangers mentionnent d’ailleurs la qualité exceptionnelle des cuirs et des étoffes de Rabat et Salé, souvent exportés vers l’Europe et l’Afrique du Nord.
 

Modernité : Concilier progrès et patrimoine

Avec l’urbanisation et la modernisation de Rabat et de Salé, beaucoup d’ateliers d’artisans ont disparu ou ont été déplacés, laissant des traces visibles uniquement dans la toponymie ou dans les récits des anciens et des historiens. Les bassins de teinture et les ateliers de tannage, qui autrefois animaient les ruelles de la médina, ont cédé la place à des constructions modernes, effaçant progressivement les signes tangibles de ce patrimoine vivant. Toutefois, quelques artisans continuent encore aujourd’hui à préserver certaines techniques, travaillant dans des ateliers de petite taille ou en boutique, souvent à l’écart des circuits touristiques, afin de transmettre cet héritage précieux aux nouvelles générations. Certains organisent des démonstrations pour les jeunes apprentis, expliquant le choix des pigments naturels, le dosage précis des bains de teinture, ou la manière dont les cuirs sont assouplis et séchés. Ces gestes minutieux, transmis oralement et par l’expérience, témoignent de la persistance d’un savoir-faire séculaire et d’une passion qui résiste aux bouleversements urbains et économiques.

L’histoire de l’artisanat du cuir et de la teinturerie dans les villes du Bouregreg illustre donc un lien profond entre le territoire, ses ressources naturelles et ses habitants. Elle révèle comment un savoir-faire ancien a façonné non seulement des produits de qualité, mais aussi une identité culturelle et urbaine unique, contribuant à la réputation des villes de Rabat et de Salé à travers les quatre coins du pays, même dans les autres villes du Royaume où l’artisanat a déjà reçu toutes ses lettres de noblesse. Même après la disparition de certaines rues emblématiques et de nombreux ateliers, cette tradition continue de marquer le paysage culturel, rappelant aux habitants et aux visiteurs que derrière chaque pierre de la médina se cache l’histoire vivante d’artisans qui, par leurs couleurs et leurs cuirs, ont contribué à forger l’âme et la mémoire de ces villes.
 

Économie : La teinturerie, un moteur du dynamisme local

À son apogée, la teinturerie représentait un véritable moteur économique pour les médinas de Rabat et Salé. Les ateliers familiaux, nichés au cœur des ruelles étroites, y produisaient des tissus aux couleurs éclatantes, teints avec des pigments naturels tels que l’indigo, la cochenille ou le curcuma. Ces étoffes étaient destinées tant aux marchés locaux qu’aux échanges régionaux, voire internationaux, contribuant à la renommée des villes du Bouregreg et à la prospérité de leurs habitants.

Selon des estimations basées sur des relevés réalisés par l’Observatoire de l’Artisanat du ministère du Tourisme, de l’Artisanat et de l’Économie sociale et solidaire, chaque atelier pouvait traiter environ 50 pièces de tissu par semaine. Avec un prix moyen de 200 dirhams par pièce en valeur moderne, le revenu hebdomadaire d’un atelier atteignait près de 10.000 dirhams, soit environ 500.000 dirhams par an. Dans un quartier comptant une vingtaine d’ateliers, la production annuelle cumulée pouvait ainsi atteindre entre 10 et 16 millions de dirhams, sans compter les revenus liés aux exportations.

Ces chiffres témoignent que la teinturerie n’était pas seulement un savoir-faire culturel et artistique : elle constituait également une activité génératrice de richesse, capable de soutenir des familles, d’animer l’économie locale et de renforcer la réputation commerciale des villes du Bouregreg. Les artisans contribuaient par leur travail à l’identité économique et sociale de la médina, faisant de chaque ruelle un lieu de vie et d’échanges.

Malgré la disparition de nombreux ateliers au gré du temps, la valeur économique et symbolique de la teinturerie reste un indicateur du rôle central de ce métier dans l’histoire urbaine et culturelle de Rabat et Salé, rappelant qu'il fut un temps où l'artisanat traditionnel pouvait façonner à la fois la prospérité et l’identité d’une région.







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