L'Opinion Maroc - Actuali
Consulter
GRATUITEMENT
notre journal
facebook
twitter
youtube
linkedin
instagram
search


Régions

Rabat : L’inaltérable résilience des bouquinistes


Rédigé par Mariem LEMRAJNI le Mardi 17 Janvier 2023

​Les temps ont bien changé avec l’irruption de l’ère du numérique qui a bouleversé bien des métiers, en particulier celui des bouquinistes dont les échoppes faisaient florès et meublaient à souhait nos cadres urbains. Les rares à tenir encore boutique végètent dans une sorte de marasme, annonciateur de dépérissement. Mais nombre de bouquinistes ne veulent pas baisser les bras et lancent un appel pour la sauvegarde du métier.



Imposante librairie à ciel ouvert, la place Bab El Had de Rabat o­ffre aux bouquinistes, véritable symbole d’authenticité, un espace pour s’adonner à leur passion. Les passants qui raff­olent des livres anciens viennent consulter et acquérir ces pépites à moindre coût, sans se priver du plaisir de discuter et sociabiliser. S’illustrant comme acteur culturel dans la promotion du patrimoine littéraire de tous horizons, les bouquinistes se font une fierté d’exhiber leurs trésors, témoignages d’encre noire, écrits précieux si utiles pour meubler les jours difficiles ou égayer les lecteurs et leur off­rir des moments de délectation.
 
Cependant, force est de constater qu’ils sont en bute à moult contrariétés. Ils se trouvent presque désarmés face à la régression significative de leur statut, avec une baisse constante de leur chi­ffre d’a­ffaires. L’embellie qu’ils vivaient d’antan s’est terminée du fait de la conjonction de facteurs liés notamment à la période de crise pandémique aggravée par le confinement, l’invasion numérique, le piratage de livres et les perturbations dues à la réforme de la nomenclature des livres scolaires. Quelques bouquinistes ont cependant tenté de faire leur mue, en ouvrant leur site “vitrine” sur internet, comme c’est le cas pour Abdellah, qui tient boutique à Rabat. Il a lancé un site web avec un catalogue diversifié pour continuer à vendre livres, magazines, affiches, gravures et autres vieux papiers.
 
La crise du livre suite aux bouleversements socio-économiques de ces dernières années n’a fait qu’aggraver la situation de nombreux bouquinistes, les poussant même à changer de métier. Ceux encore animés de patience et de passion, survivent malgré les difficultés en épousant la cadence des rendez-vous culturels. La foire du livre, par exemple, fait fleurir un commerce actif qui fait le bonheur des habitués et des curieux, le tout sous des tentes érigées pour abriter une littérature de tout genre. Une histoire humaine en goguette dans la capitale du Royaume témoigne de l’inaliénable esprit des brocantes, celle de Mohamed, un homme très modeste et souriant. Ce bouquiniste garde de bons souvenirs avec les livres qui en disent long sur son combat humain fait de patience et d’empathie.
 
«Bouquiniste, c’est peut-être notre dernier métier. L’histoire a commencé il y a quelques années quand j’avais rencontré des problèmes financiers. Après réflexion, j’ai décidé de dénicher des livres et les vendre à même le sol pour subvenir aux besoins de ma famille. Quelques années après ma retraite, la nostalgie des livres m’a saisi et je me suis retrouvé bouquiniste. Ce métier constitue une force vitale pour moi, il me sert de remède pour apaiser mes chagrins quotidiens et me tenir compagnie. Il est vrai que la situation s’aggrave, mais la flamme de la passion me montre le chemin et anime ma volonté», nous arme Mohamed, ancien enseignant et bouquiniste fervent, féru d’art et de littérature.
 
Ce métier en voie d’extinction, subsiste aussi grâce à des lecteurs à la recherche de leur identité à travers le passé du Maroc. Quelques écrivains marocains sont très friands actuellement de brocantes, à la recherche de trésors en papier. Mohamed Hamza Hilmi, auteur du conte «Les paradis tragiques » et lecteur assidu, nous livre son avis sur le sujet: «Je me définis comme étant un grand amateur de livres d’occasion et je pense que les bouquinistes gardent une forte présence dans l’esprit du public néophyte et cultivé. Malgré l’émergence du numérique, et son développement conséquent, les bouquinistes o­ffrent un panorama de titres modernes et anciens, qui satisfont le grand public moyennant de modiques sommes. Certains bouquinistes arrivent à s’adapter à la digitalisation en intégrant des sites web. D’autres préconisent une présence dans les réseaux sociaux en vogue du moment. Ce parti-pris s’assume par la volonté d’avoir de la visibilité dans la toile, et idéalement, avoir plus de clients».
 
Quant à l’Association des bouquinistes au Maroc, elle n’a pas manqué d’attirer l’attention sur le sort des bouquinistes. Elle épingle notamment les changements touchant les programmes scolaires, qui laissent beaucoup de rebus chez ces vendeurs d’occasion. Dans le sillage des eff­orts fournis par le ministère de la Culture pour mobiliser des fonds voués aux activités culturelles et littéraires dans le pays, les bouquinistes cherchent des alternatives pour rendre vivant leur métier.
 
«La politique culturelle du ministère porte sur le soutien de plusieurs activités culturelles du monde de l’édition et de la création, mais aussi en matière de modernisation et d’animation des librairies depuis l’année 2014. Mais notre cahier de charge n’intègre pas les bouquinistes, qui restent en dehors du champ de la politique de notre ministère. Cependant, les e­fforts fournis dans notre mission de promotion de la littérature, font bénéficier par occasions les bouquinistes», souligne une employée au service de l’économie du livre au ministère de la Culture.
 
Contre vents et marées, la résilience des bouquinistes reste avant imputable à leur passion et à leur amour pour le métier du livre. Il n’est pas rare que ces vendeurs de livres sacrifient le gain matériel pour nourrir la femme de la passion qui les habite. Une vocation noble, silencieuse, ravageuse même par certains, mais source d’enchantement et d’ivresse du livre.

Mariem LEMRAJNI 

Trois questions à Mohamed Azizi ​

« Je respire la littérature » 

Mohamed Azizi surnommé El Abdi, et considéré comme le plus vieux vendeur de livres d’occasion de l’ancienne médina de Rabat, nous fait part de ses sentiments en dénudant la dernière fibre de son âme usée. 

 
-Parlez-nous de votre métier et de la crise actuelle ?
 
«Ça fait 58 années que j’exerce ce métier, je n’ai jamais quitté ce lieu car il est incrusté dans mon âme. Ces dernières années la situation s’est un peu aggravée, certains de mes collègues n’ouvrent plus beaucoup. Nous avons été surpris par le changement instauré par le ministère de l’Education nationale. Ce renouvellement dans le programme scolaire nous a in­fligé beaucoup de pertes. La rentrée demande un budget énorme, les livres sont en français maintenant, et connaissent une forte augmentation des prix.
 
Imaginez qu’un livre de mathématiques coûte maintenant 140dh. Sans oublier qu’il faut se déplacer jusqu’au quartier Habous à Casablanca pour se procurer le nouveau programme. On se contente donc juste des livres que nous o‑rent quelques personnes des alentours et nous essayons de notre mieux pour ne pas lâcher prise».
 
-Vous insinuez que les plateformes numériques ne sont pas dignes de votre univers sacré, vous ne trouvez pas que ce serait bénéfi­que pour s’adapter aux besoins de cette époque ?
 
«Je n’ai même pas de téléphone por[1]table, je parle de la crise parce qu’elle nous concerne tous et je n’ai aucune intention de changer de méthodes. Sincèrement, je ne vois pas pourquoi je créerai un site web pour vendre mes livres, le virtuel ne m’intéresse pas du tout». Fidèle à sa vocation, il a dit avoir refusé des offres d’emploi qui lui auraient, peut-être, permis d’obtenir un revenu régulier supérieur à celui dont il dispose actuellement.
 
-Vous vous définissez comme un bouquiniste de cœur ou un bouquiniste par nécessité ?
 
«J’exerce ce métier par pur plaisir et je ne veux pas me coller d’étiquettes. Je me réjouis de voir les jeunes lire, surtout les filles, même si leur nombre s’est quelque peu réduit ces dernières années, mais la passion de la lecture demeure toujours vivace».

Recueillis par M. L. 







🔴 Top News