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Culture

Question de littérature : Les nouveaux auteurs sont-ils sous le seuil de la pauvreté littéraire ?


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN le Mercredi 4 Août 2021

La notion de progrès, selon toute vraisemblance, n’existe pas en littérature, comme elle peut exister en technologie ou, selon d’autres modalités, dans les sciences sociales. Innover pour l’avenir, est-ce possible en littérature ?



Peut-on imaginer une modernité littéraire sur le modèle du développement scientifique et technologique ? Construire un avion est une logique d’évolution, d’amélioration de ce qui existe en la matière. En aviation militaire, le F35 que les Etats-Unis ont commencé à mettre à la disposition de l’Us Air Force ne peut pas être inférieur en maniabilité et options que le F22, son prédécesseur. Des normes existent à cet effet pour en mesurer la différence, surtout les apports de l’un par rapport à l’autre, en un mot l’évolution.

Sur un plan civil, il est inimaginable de penser à mettre sur rail un train dont les performances seraient égales à celles d’un train du début du siècle. L’histoire des chemins de fer, comme celle de l’aviation ou de la marine, est d’abord l’histoire d’une évolution où l’on tend au dépassement, toujours vers le meilleur par l’amélioration. Là réside entièrement la notion de progrès.

Quelle comparaison peut-on faire entre le Nautilus de « Vingt mille lieues sous les mers », le roman de Jules Verne, qui apparaît également dans « L’Île mystérieuse » et le Suffren, le sous-marin le plus récent - le plus moderne donc ! - de la marine française ? En technologie, l’archaïsme n’est pas reproduit, il donne appui à des évolutions et seulement des évolutions.

La technologie n’est pas dans une logique de régression : la nouveauté est toujours meilleure, elle ne peut être pire ou seulement inférieure ou égale à ce qui l’a précédé. Le F35 ne peut être moins performant à tout point de vue que le F22 comme le Su 57 russe, son concurrent dans le ciel, ne peut être moins performant que le modèle qui le précède directement. Ainsi en est-il des avions de chasse de 6ème génération, annoncés ici et là à travers la planète par les puissances technologiques et militaires.

Et si la littérature devenait une science exacte ?

Dans le prochain Top Gun, le F14, un chasseur qui a pris sa retraite, sera remplacé, selon les premières indiscrétions, par le F18 Hornet qui n’est pas seulement un avion de chasse air-air mais également d’appui au sol et l’illustre remplaçant du F14 dans l’aéronavale américaine. En somme un avion plus évolué… A l’ère du tout-électricité, la réinvention de la bougie ou celle de la lampe à pétrole ferait-elle avancer l’humanité ? Le doute est permis.

Dans les arts plastiques, l’inflation de mots (modernité, ultramodernité, postmodernité) cache mal une indigence créative qui ne fait oublier ni Léonard de Vinci ni des peintres encore plus récents comme Van Gogh ou Picasso, par exemple.

En technologie, le nouveau remplace l’ancien car il le surpasse, en peinture, le nouveau fait l’actualité sans plus, selon le modèle décrit par Albert Camus pour la littérature, dans « L’énigme » : « Il sera désormais connu (et oublié) non pour ce qu’il est, mais selon l’image qu’un journaliste pressé aura donnée de lui. Pour se faire un nom dans les lettres, il n’est donc plus indispensable d’écrire des livres, il suffit de passer pour en avoir fait un dans la presse ».

Mais qu’est-ce qu’un livre au sens de Camus ? Qu’est-ce qu’un roman au sens actuel du terme ? Est-il possible de bricoler un engin et de dire que c’est un avion, un train ou une voiture ? Si cela est possible en littérature, cela ne l’est guère en technologie… Un avion est un avion, avec ses spécificités reconnues par l’humanité entière, ce qui n’est guère le cas de l’oeuvre littéraire !

En littérature ainsi, l’humanité n’est pas dans l’obsolescence programmée et le dépassement formel, pourrait-on dire, comme elle l’est dans plusieurs domaines qui ne sont pas que militaires, mus par des besoins de suprématie et de dissuasion, mais un état d’esprit qui est tout entier dans le défi du dépassement comme a pu l’être le surréalisme et tant d’autres mouvements encore.

En philosophie, la logique de la pensée est dans le dépassement, le colmatage des brèches qui apparaissent ici ou là, dans une pensée ou un système philosophique. Dans ce sens, la rupture est dans la continuité.

Une révolution philosophique ne fait pas table rase du passé de la pensée, elle y prend appui, comme en technologie la conception d’avion ou de train ou de voiture s’inscrit dans une évolution, faite de cumul de connaissances, et non dans la régression. Lacan n’a pas construit la psychanalyse lacanienne sur la négation de Freud. Au contraire, il s’en réclamait : « Soyez lacaniens, si vous voulez, moi je suis freudien », disait-il à ses disciples.

En littérature le mythe de la création fait illusion et les égos s’y engouffrent avec une aisance qui n’a pas cours dans ce qui peut relever de la science, exigeant méthode et arguments pour justifier une approche qui ne peut se confronter qu’à la réalité, à la matérialité des choses : aucun avionneur n’annoncerait un avion volant à mach 5 alors qu’il ne vole qu’à mach 3, par exemple. En littérature, Monsieur Jourdain faisait bien de la prose alors même qu’il croyait faire de la poésie, comme de nos jours les auteurs qui font de la rédaction croient, en leur égo et suffisance, être dans l’écriture.

Comment faire pour que le roman ou ce qui se qualifie ainsi par son auteur, avec la connivence active d’une presse qui a élevé la flagornerie au rang de critique littéraire, soit à un niveau thématique, de pensée et d’écriture, égal à ce qui est accepté comme tel dans la littérature ? Quand on se dit romancier a-t-on le droit et la faculté de se situer « au-dessous » d’Albert Camus, Gabriel Garcia-Marques, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Yasmina Khadra, Tahar Ben Jelloun, Abdelkébir Khatibi, Mahi Binebine ?

Certaines premières oeuvres ont montré qu’il est possible de s’aligner sur ce qu’il y a de plus exigeant dans le roman : « La résiliente, Destin d’une fille de l’Atlas » (Atika Benzidane), « Rhapsodies de Tanit la captive » (Ahmed Boukous), « Un roman étranger » (Khalid Lyamlahy), dans ce qui peut ressembler à une sorte d’âge d’or de la médiocrité romanesque.

En poésie peut-on être poète en étant au-dessous de Tahar Ben Jelloun, le poète de « Cicatrices du soleil » et « Hommes sous linceuls de silence », les poèmes de ses débuts, René Char, Nazim Hikmet, Vladimir Maïakovski ou Saint-John Perse ? Nouvelliste sans être Jorge Louis Borges ou Edgar Allan Poe ? Critiques littéraires en étant au-dessous de Roland Barthes, Gérard Genette, Jean Starobinsky, Abdelfattah Kilito ou Abdeljlil Lahjomri ? La liste n’est pas exhaustive. Il y a encore tant de noms à aligner.

Le croire, c’est militer pour la médiocrité comme horizon littéraire, dans son double versant créatif et critique.
 
Abdallah BENSMAÏN







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