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Sport

La guerre des tifos Wydad-Raja


le Jeudi 7 Novembre 2019

Le dernier derby casablancais était plus animé dans les gradins que sur la pelouse. Les ultras des deux clubs ont fait du match un champ de bataille artistique et esthétique.



La rencontre fût une occasion pour les supporters de régaler en tribunes. De nombreux tifos sont venus décorer les tribunes du stade Mohammed V pour le plus grand bonheur des spectateurs présents. Ces beaux tableaux dessinés par ces jeunes suscitent plus qu’une question.
Qui sont les architectes de ces travaux ?
D’où les groupes ultras tirent leur inspiration ?
Qui finance leurs projets ?
Où préparent-ils ces gigantesques tifos ?
Qui les imprime ?

Des jeunes intellectuels, doués et créatifs s’occupent de réaliser le tifo. Contrairement à ce que croit la majorité, ces tableaux ne sont pas imprimés mais c’est la diversité des couleurs et leur mélange qui donnent illusion que c’est le cas. Ilyass, membre d’un groupe ultra, nous explique la procédure de la réalisation du tifo : ‘’La maquette est généralement conçue par une seule personne, ce n’est pas toujours elle qui vient avec l’idée du tifo. Cette personne prépare la maquette, l’imprime et la communique aux noyaux du groupe pour l’approuver. Ces derniers sont censés garder le secret de l’idée du tifo.

Une fois la maquette approuvée, il faut acheter des rouleaux de plastique puis les découper. Le rouleau est très grand et sa découpe nécessite beaucoup de travail. Ce travail se fait dans des dépôts ou des hangars sinon dans Les stades fermés ou abandonnés des environs de Casablanca. Pour les voiles, 20 jusqu’à 30 personnes se rencontrent dans un hangar qui se trouve aux alentours de la ville pour les créer à la main. Ce n’est pas imprimé, seuls nos drapeaux le sont dans une imprimerie d’un membre du groupe. A part ça tout est fait à la main. En ce qui concerne le financement, nous finançons nos tifos de la caisse du groupe. Les groupes ultras attirent des milliers de personnes, l’adhésion de chacun est entre 100 et 150 dirhams (ça dépend de l’ultra). La caisse est déjà pleine en début de saison, ensuite s’ajoutent les revenus de la vente des produits que propose chaque ultra.’’

Les winners, avec les flammes du dragon

Comme à leur habitude, les amoureux de la simplicité étaient au rendez-vous. Aussi impliqués qu’avant malgré la crise que connait le groupe, les Winners ont mis leurs problèmes de côté et se sont extasiés tout au long du derby. Ils ont commencé leur show par un gigantesque tifo composé de deux mots qui couvraient l’ensemble de la ‘’frimija’’ (zone de regroupement des Winners). Le joli tableau exprimait la longue attente du retour des Verts à la pelouse. Le joueur qui était assis sur un ballon n’était que le regretté Pitchou qui attendait le retour du joueur Mhamed Fakher qui a refusé de continuer le match et s’est renfermé dans les vestiaires. Avec la montée des joueurs en deuxième mi-temps un tifo aussi joli que celui qui l’a précédé a décoré ‘’frimija’’. L’idée provient des civilisations grecque, européenne, chinoise et japonaise qui ont défendu l'existence des dragons.
 
 
« La cantatrice chauve » comme métaphore

Fidèles à ses habitudes, Ultra Eagles a nagé dans les fins fonds de la littérature pour créer son tableau. Le dernier derby était une occasion pour les verts de mettre en valeur le théâtre, à travers la création d’un tifo basé sur ‘’la cantatrice chauve’’ d’Ionesco. L’œuvre du théâtre de l'absurde qui a détenu le record du monde en nombre de représentations sans interruptions d'une pièce dans une même salle.

Deux grands tifos en rouge et noir ont couvert la Curva sud (lieu de rassemblement des ultras du raja), le premier contient la phrase « la cantatrice chauve », tandis que le deuxième renvoie à l’affiche de la célèbre pièce. Ces choix font référence (selon le compte rendu d’Ultras Eagles) au discours des supporters rouges qui manque de logique, d’homogénéité, d’objectivité et de cohérence. Par ricochet, c’était la manière des aigles verts de présenter les supporters du club adverse comme maîtres absurdes de la célèbre pièce.
Entre la simplicité des tifos du camp rouge et la complexité des tifos du camp vert, les avis ont été divers. Ce qui a donné plus de beauté et de vie au derby. En attendant les tifos du derby retour, on ne peut que féliciter les deux ultras d’avoir donné un nouveau souffle au derby.

Lamia EL HACHIMI

Doués, ils ne ratent pas l’occasion d’innover dans les gradins tantôt pour transmettre un message, tantôt pour sublimer l’image de leur club ou du public. Que ce soit un message, un tifo ou une banderole, les membres ultras provoquent un sentiment ‘’esthétique ‘’ chez les spectateurs. Ces derniers sont enclins à parler du tifo et du show du public plus que du rendement des joueurs et du résultat du match. Ce qui fait croire que la rencontre footballistique dépasse la pelouse pour se tenir dans les gradins. Le dernier derby casablancais en est la preuve.

3 questions à M Abderrahim Bourkia : Journaliste, sociologue, responsable de la filière Sciences Politiques et Gouvernance à l'Université Mundiapolis et membre du CM2S, à l'université Hassan 2 et LAMES à l'université Aix-Marseille.

Comment évaluez-vous la pertinence des tifos des ultras lors du dernier derby ?

Les supporters ont fait une forte impression et ont fait couler beaucoup d’encre le week-end dernier.  Les ultras des deux clubs avaient sorti le grand jeu pour ce derby de la coupe des champions arabes, avec trois animations de toute beauté et de qualité chorégraphique originale ; ce qui montre le savoir-faire et la créativité des jeunes supporters et membres des deux groupes. Tout est à l’honneur des deux groupes antagonistes, en particulier des ultras supportant les autres clubs au Maroc qui se reconnaissent ou gravitent autour de cet univers et cette culture. Ces tifos demandent de grands investissements en temps

-Qu’expriment les membres ultras à travers ces tifos ?

Ces animations visuelles que le grand public a admirées s’inscrivent tout d’abord dans la quête de visibilité par les supporters et surtout dans le cadre de la recherche de l’authenticité et l’originalité. Ce qui se traduit dans l’effort de distinction et de création des groupes rivaux. Et bien évidemment, ces tifos qui demandent de grands investissements en temps (préparation, regroupement, division de tâches…) et en argent (frais d’achat, de déplacement…) traduisent l’aboutissement d’une action collective bien organisée et une façon d’être d’une grande partie de la jeunesse marocaine. Cette dernière trouve une reconnaissance à l’intérieur du stade et dans les tribunes en tant que groupe et non des individus, car l’anonymat de la foule ne permet pas au supporter d’espérer, à titre personnel, une telle reconnaissance, pour s’affirmer en s’opposant aux autres ultras rivaux et montrer sa suprématie. L’enjeu du derby est toujours ailleurs et les grands matchs sont une occasion d’asseoir sa supériorité, son savoir-faire comme je l’ai déjà dit, sa culture générale, son dévouement aux clubs et aussi son talent.  

-Est-ce que ces tifos qui portent généralement atteinte aux autres clubs/publics peuvent provoquer de la violence ?

Je ne pense pas qu’un tifo, dans ce cas, puisse donner lieu à des actes de violence. Pour deux raisons, car tout d’abord les agents d’autorité et la sûreté nationale assurent la mission de la gestion des matchs et ont pour tâche de contenir les supporters par le biais d’une cellule spéciale compétente. Avant chaque derby, des réunions sont tenues pour en savoir davantage sur le contenu des « tifos » afin de censurer et d’interdire tout ce qui pourrait attiser la haine et appeler à la violence. Les tifos sont davantage dirigés vers le club, en glorifiant son passé et les joueurs pour les motiver et les inciter à suer sang et eau pour défendre le maillot. Les tifos sont parfois des revendications et demandes adressées aux dirigeants et responsables. C’est vrai qu’il y a quelques années un tifo de caractère antisémite a été dirigé contre le club rival mais les autorités l’ont confisqué et interdit, ce qui n’a pas empêché les auteurs de récidiver et chanter l’interdit quelques jours après.