- Les Etats-Unis tentent d’imposer un accord de paix en Ukraine qu’on juge favorable à la Russie. Kiev semble fragile militairement et politiquement avec un président empêtré dans un scandale de corruption. Les Américains semblent se désintéresser du conflit. L’Ukraine va-t-elle se résigner à accepter le fait accompli d’autant plus que les Russes avancent, fût-ce petit à petit, de façon imparable à l’Est ?
Sur le plan militaire, le front n’a pas beaucoup bougé malgré l’avancée des Russes. Ils continuent certes de progresser mais sans percée majeure. Ils mettent la pression maintenant pour deux raisons. D’abord pour revendiquer rapidement une victoire à Pokrovsk, bien que la bataille ne soit pas totalement tranchée. Je rappelle qu’ils ont mis beaucoup de temps à y arriver. Je crois que Vladimir Poutine a intérêt à avancer très vite parce que le temps joue contre lui. Son pays est fragilisé économiquement même s’il le nie. Le recul de la croissance en 2025 et le fait que le budget de recrutement soit consommé de façon prématurée le montrent. C’est un constat de la banque centrale. Le pays tient encore par son économie de guerre où il a complètement basculé. J’ai tendance à croire que ça ne va pas aussi bien que les Russes le prétendent malgré leur progression. Même Poutine pense que cette situation ne peut pas durer éternellement. Pour l’instant, la Russie a l’avantage d’avoir Donald Trump à ses côtés. Mais en gros, le front n’a pas l’air de s’effondrer même si Pokrovsk tombe. Cela ne va pas changer beaucoup la ligne à l’Est.
- Les Américains menacent de retirer toute leur assistance technique et militaire, notamment en matière de renseignement si l’Ukraine n'accepte pas le plan de paix. Cela entraînera de facto l’effondrement de l’armée ukrainienne ?
Il est indéniable qu’un tel scénario fera beaucoup de mal aux Ukrainiens. Je ne suis pas convaincu, pourtant, que l'Ukraine cessera de résister si elle est complètement lâchée par Washington. Force est de constater que les Ukrainiens tiennent le front en partie grâce à leurs moyens de renseignement. Ils ne dépendent pas entièrement de l’aide américaine qui reste, toutefois, très importante. Là où les renseignements américains sont utiles, c’est dans les attaques aériennes et les tirs en profondeur au cœur du territoire russe. Les Ukrainiens ciblent surtout des infrastructures énergétiques, ce qui les rendent plus autonomes.
- L’Europe se montre très va-t-en guerre, peut-elle remplacer les Etats-Unis dans l’assistance à l’Ukraine ?
Cela est en train de se produire. L’Ukraine elle-même produit une partie importante de ses besoins en matériel, près de 50%, y compris les missiles, l'artillerie et les drones. Nous sommes loin certes de l’autosuffisance, mais c’est une évolution importante de l’outil productif avec l’aide des pays européens qui produisent les besoins de l’Ukraine sur leur sol. A mon avis, l’Europe ne donne pas assez et elle fournit ce qu’elle peut se permettre jusqu’à présent. Dans tout cela, il n’y a pas que l’aide militaire, il y a le soutien financier qui reste très conséquent. Mais son rôle sera déterminant dans la reconstruction. La guerre prendra fin tôt ou tard.
“L’Europe ne donne pas assez, mais fournit ce qu’elle peut se permettre”
- On accuse l’Europe de faire délibérément obstruction au plan de paix américain, alors qu’elle appelle inlassablement à un cessez-le-feu. N’est-ce pas contradictoire ?
L’Europe s’oppose en réalité à la capitulation de l’Ukraine. Le plan de Trump va dans ce sens. Les Européens pensent qu’on est allé trop loin d’autant plus qu’il n’y a pas assez de garanties de sécurité. Rien ne garantit que la Russie ne recommencera pas d’ici un ou trois ans. On dit même que le plan concocté par l’émissaire de Trump et son homologue russe est d’origine russe. Il y a des tournures de phrases qui montrent qu’elles ont été rédigées en russe et mal traduites. L’Europe s’évertue en fait de parvenir à un accord plus acceptable pour la partie ukrainienne. Je suis persuadé que les Etats Unis auraient pu imposer un deal plus juste pour l’Ukraine si telle était la volonté du président Trump qui donne des cadeaux aux Russes.
- Cela fait longtemps que les pays européens mettent en garde contre une attaque russe à grande échelle. Même des généraux appellent à s’y préparer. Un tel scénario n’est-il pas trop alarmiste ?
La Russie s’attaque à nous depuis longtemps mais par des moyens non conventionnels. J’en cite des attaques hybrides avec des tentatives de déstabilisation par la désinformation, l’ingérence dans les processus électoraux… Les Russes y vont très fort et ne se gênent pas de le faire de manière assumée depuis des années. Vu la difficulté de l’armée russe à conquérir l’Est de l’Ukraine, il est irréaliste d’imaginer les chars russes arriver à Strasbourg. Donc, je ne crois pas à l’éventualité d’une guerre entre la Russie et l’Europe dans les années à venir même en cas de paix en Ukraine. Or, Poutine ne cesse de répéter depuis 2008 qu’il veut désarticuler l’OTAN.
“Je ne crois pas trop à un choc conventionnel avec la Russie à court ou moyen terme”
- La Russie appelle plutôt à freiner l’expansion de l’OTAN vers ses frontières, est-ce une volonté de désarticuler entièrement l’Alliance transatlantique ?
Non, les Russes rêvent de faire disparaître l’OTAN. J’en ai l’intime conviction. Ils sont en train d’y arriver hélas avec Donald Trump qui n’a cure du sort de l’Alliance transatlantique.
- La Russie exige depuis longtemps la neutralité de l’Ukraine. Force est de constater qu’ils étaient constants sur cette revendication. Faut-il à votre avis que l'Ukraine soit une zone tampon entre la Russie et l’OTAN pour assurer une paix durable sachant que c'est une des causes majeures de l’invasion russe ?
Concernant la neutralité, la Finlande fut longtemps neutre et finit par rejoindre l’OTAN. Que l’Ukraine soit membre ou pas de l’OTAN peu importe, l’essentiel c’est qu’il y ait une garantie de solidarité avec Kiev en cas de nouvelle agression russe. Je pense que les Ukrainiens auront d’autres choses à faire que de relancer un engrenage. On verra plus tard. Cela doit faire l’objet d’une négociation qui tienne compte aussi des intérêts vitaux de l'Ukraine et de son intégrité territoriale. La Russie prétend depuis le début du conflit qu’elle a été obligée d’envahir son voisin pour l’empêcher de rejoindre l’OTAN. Cet argument me paraît spécieux, les pays de l’OTAN, y compris les pays baltes qui se trouvent à sa frontière, ne l’ont jamais menacée, à ma connaissance. Il en est de même de la Pologne.
- Mais l’Ukraine a, tout de même, une particularité vu ses liens historiques et civilisationnels avec la Russie et étant donné qu’elle abrite une partie importante de Russophones. C’est en tout cas l'argument des Russes. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas aux Russes de décider la nature des relations qu’ils doivent entretenir avec leurs voisins comme si un quelqu’un veut se réserver le droit d’imposer à son frère adulte qui il doit voir ou ne pas fréquenter. La Russie n’a pas à décider à la place de l’Ukraine ses choix stratégiques. En 2010, alors que j'étais encore à l’OTAN, l’Ukraine avait elle-même renoncé à sa candidature. Je peux vous dire qu’il y avait eu un grand soulagement parce que cela allait réduire les tensions avec la Russie. En 2014, Poutine a fait le coup de la Crimée, ce qui a poussé les Ukrainiens à envisager sérieusement de relancer leur candidature. Poutine, en attaquant l’Ukraine, l’a lui-même poussée dans les bras de l’OTAN.
- Les puissances européennes tentent de se réarmer. Sont-elles capables d’y arriver vu les contraintes financières et leur dépendance du parapluie américain ?
Je ne pense pas que l’Europe va basculer du jour au lendemain en économie de guerre. Ça s’améliore mieux qu’avant. Les pays européens s’efforcent de relancer leur base industrielle mais ils n’ont pas mis assez de moyens pour l’instant. Le président Macron avait annoncé cet objectif dès 2022. Les industriels ont répondu : où sont les contrats ? Si on veut y parvenir, il faut remplir le carnet de commandes pour relancer la chaîne de production. Les entreprises ne veulent pas y aller à fond sans assez de visibilité.
- La France a, quand même, annoncé un contact énorme de vente de 100 Rafales à l'Ukraine. Est-ce sérieux ou réalisable ?
Pour l’instant, c’est une lettre d'intention. On ne sait pas comment le contrat sera financé ni les délais de livraison.
Recueillis par
Anass MACHLOUKH
Anass MACHLOUKH





















