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Interview avec la réalisatrice Meryem Ait Aghnia : « "Mazal Tefla", un film réquisitoire contre les mariages forcés de mineures »


Rédigé par Mariem LEMRAJNI Samedi 13 Mai 2023

Le mariage précoce continue de sévir dans la société marocaine. Dans ce sillage, la réalisatrice Meryem Ait Aghnia et la journaliste Camélia Echchihab relatent l’histoire de quatre victimes de mariage de mineures, dans un documentaire intitulé « Mazal Tefla ». Soumises, ces quatre femmes vivent un combat intérieur déchirant, elles tentent de survivre et veulent à tout prix se libérer de la tyrannie de groupe.



- Votre documentaire met en image des témoignages poignants de femmes victimes de mariage de mineures, et comporte des scènes qui ont bouleversé le public. Pourquoi avez-vous construit cette toile réaliste libératrice de la parole ?

J'ai réalisé le documentaire "Mazal Tefla" afin de sensibiliser le public aux ravages que font les mariages des enfants, malheureusement répandus dans notre société. Il me semblait important de donner une voix à ces femmes, qu’elles racontent elles-mêmes leur réalité déplorable, à visage découvert, pour que les spectateurs se sentent proches d’elles.

Cela n'a pas été facile de trouver des filles prêtes à témoigner, car, dans notre société, parler de ces sujets est souvent mal vu et mal jugé. Nous avons essuyé beaucoup de refus avant de trouver ces filles courageuses qui ont accepté de partager leur histoire avec nous. Grâce à leur courage, nous avons pu réaliser un film qui présente une image réaliste du phénomène. 

En brossant cette toile réaliste, j’ai voulu donner au public une compréhension approfondie de la douleur et de la souffrance que ces femmes endurent. Les scènes du film ont peut-être bouleversé le public, mais j'espère qu'elles ont également suscité une prise de conscience et un engagement en faveur de l'élimination de cette pratique. En fin de compte, mon objectif était de construire un film qui aiderait à faire progresser la conversation sur cette problématique dévastatrice.

- Cette initiative dénote un engagement sérieux, mais peut aussi être jugée comme un activisme tendance qui serait sous-tendu par une finalité commerciale, comment appréhendez-vous ces deux termes de la problématique ?

Mon seul objectif, c’est d'attirer l'attention sur une question de société importante et d’informer le public sur les conséquences dramatiques des mariages des petites filles. L’impact sur la société, c’est tout ce qui compte pour moi.

- Dans quelques pays, l’âge adulte, ou l’« âge de la maturité », peut être atteint avant 18 ans, il arrive aussi que les mariages soient admis par la communauté sans trop soulever d’objection, ni créer de choc, comment expliquez-vous ces réalités sociales fort complexes ? 

Rappelons quand même que dans une grande majorité de pays du monde, l’âge minimum pour se marier est fixé à 18 ans. Mais les réalités sociales s’avèrent très complexes et certains pays, comme le nôtre, autorisent le mariage des mineurs.

Ça s’explique par des normes culturelles ou religieuses spécifiques qui valorisent le mariage à un très jeune âge, surtout dans les sociétés patriarcales où le mariage et la maternité sont considérés comme le seul destin des femmes.

Ces traditions patriarcales ont des conséquences néfastes pour les femmes et les filles. Les mariages précoces entravent leur développement et les privent d'opportunités éducatives, professionnelles et personnelles. Et, on le voit dans « Mazal Tefla », cela peut entraîner de la violence et de l'exploitation sexuelle.
L'âge de 18 ans représente un stade de développement et de maturité émotionnelle. La décision de se marier doit être libre et éclairée.

- Selon le dernier rapport de l’UNICEF, le taux de mariage d’enfants au Maroc a atteint 14 % entre 2015 et 2021, on remarque que la sortie du documentaire coïncide avec ce rapport, est-ce un hasard ou c’est voulu ?

C’est une coïncidence. Nous avons commencé à tourner le documentaire début 2022 en collaboration avec Jawjab et l'association Droit et Justice, et les dates de sortie ont été planifiées en fonction des exigences de production et des disponibilités des différents partenaires impliqués.

- Compte tenu de ce chiffre relativement élevé, pensez-vous que le cinéma pourrait changer la perception des gens et faire bouger les mentalités concernant cette pratique aux conséquences dramatiques ?

Bien sûr que le cinéma peut changer la perception des gens : j'en suis convaincue ! D'ailleurs, notre documentaire a été accompagné de toute une campagne de sensibilisation menée par l'association Droit et Justice, qui organise des tournées dans les zones rurales et dans les écoles pour montrer les conséquences dramatiques du mariage des enfants.

Un autre exemple : en 2021, j’avais réalisé un autre documentaire, plus court, sur une femme nommée Dounia, mariée de force à l'âge de 14 ans. Son histoire a suscité beaucoup d'émotion et a même conduit à la création d'un collectif ! Cela montre que même un court-métrage peut avoir un impact significatif, et que le cinéma, comme toute autre forme d'art, peut changer les choses. 

- Vous êtes partie à la rencontre de quatre victimes du mariage des mineures, parlez-nous de cette expérience et des choses qui vous ont interpellée en tant que femme…

À 18 ans, Amina vient de divorcer. Entre une mère adoptive abusive et un ex-mari violent, elle tente de se reconstruire un avenir. Quant à Chaimae, elle est fière d’avoir obtenu le divorce après avoir partagé 7 ans de vie avec un homme qui l’humiliait quotidiennement. Zohra, elle, n’a pas eu la chance de se libérer de son troisième mari, qui la bat régulièrement sous l’emprise de la drogue. Enfin, Khadija raconte un quotidien marqué par des responsabilités et une précarité écrasante. Son mari était lui aussi mineur au moment où ils se sont mariés.

Rencontrer ces quatre jeunes femmes qui viennent de différentes régions du Maroc, de Larache à Casablanca, du Haouz ou encore de Ksar El Kebir, a été une expérience bouleversante. Leurs histoires étaient difficiles à entendre, et cela nous a pris beaucoup de temps pour les convaincre de témoigner devant la caméra. Certaines rencontres ont été très difficiles à digérer, mais elles étaient nécessaires pour que nous puissions comprendre la complexité du phénomène.

Nous avons rencontré de nombreux obstacles lors de notre recherche, notamment des annulations à la dernière minute en raison de la pression exercée par les hommes dans l’entourage de ces femmes : un père, un oncle ou même un petit frère…Cela montre à quel point la société marocaine reste patriarcale et comment les femmes peuvent être contrôlées par les hommes de leur famille. En tant que femme, cela m'a interpellée et renforcée dans mon féminisme.

- Quelles sont les limites du code de la famille en ce qui concerne le mariage des mineures, selon vous, et quels changements proposez-vous pour éradiquer ce phénomène ?

En effet, l'article 20 du code de la famille au Maroc autorise le mariage des mineurs sous certaines conditions et sans possibilité de recours : « Le juge de la famille chargé du mariage peut autoriser le mariage du garçon et de la fille avant l’âge de la capacité prévu, par décision motivée précisant l’intérêt et les motifs justifiant ce mariage, après avoir entendu les parents du mineur ou son représentant légal, et après avoir eu recours à une expertise médicale ou procédé à une enquête sociale. La décision du juge autorisant le mariage d’un mineur n’est susceptible d’aucun recours ».

Pour éradiquer ce phénomène, il est nécessaire de revoir cette disposition du code de la famille afin de l'adapter aux normes internationales et d'interdire strictement le mariage des mineures. En plus de cela, il est crucial de construire des écoles plus proches pour les filles, en particulier dans les zones rurales, pour garantir leur accès à l'éducation et promouvoir leur autonomie.

Il est également important d'imposer la scolarité des filles et de sanctionner toute personne ne respectant pas cette règle. Enfin, la mise à disposition de centres de formation pour les filles, où elles pourraient apprendre un métier et devenir autonomes économiquement, serait un pas important dans la lutte contre le mariage des mineures au Maroc.

Il ne suffit pas d’abroger l'article, il faut accompagner cette mesure d'un dispositif global pour prévenir les mariages forcés et les unions par "fatiha" (usage coutumier). Il est essentiel de revenir à la source du problème en menant des actions culturelles et éducatives.









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