- Commençons par l’actualité. On assiste à des règlements de comptes de plus en plus fréquents et des fissures au sein de l’ANP. Quelles conclusions tirez-vous sur l’état du régime ?
Ce qui se passe actuellement n’est pas nouveau. Les règlements de comptes sont monnaie courante au sein de l’Armée. Celle-ci s’efforce toujours de donner l’image d’un pays stable. Mais derrière cette apparence de calme se passent des choses difficilement explicables. La fuite du général Nasser Al Djinn n’était pas prévisible.
- Revenons en France. On a l'impression que la crise franco-algérienne est insoluble pour l’instant. Est-ce qu'elle va durer jusqu'au départ du président Macron ?
Je pense que la crise risque de durer jusqu’à la fin du mandat du président de la République en 2027, sauf imprévu, parce que l’Algérie a sciemment omis de répondre aux nombreux gestes amicaux que le président a faits à son égard depuis son arrivée à l’Elysée. Je crois que le président Tebboune a été manifestement vexé de la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara en juillet 2024. Il est clair qu’il veut faire payer à Emmanuel Macron le prix de cette décision qu’il voit comme une trahison. C’est ce qui explique l’hystérie qui s’est emparée du régime algérien. On voit depuis un an que la crise s’exacerbe avec l’arrestation de Boualem Sansal, les poursuites contre Kamel Daoud, l’affaire des influenceurs et tous les actes hostiles auxquels nous avons assisté. Aujourd’hui, il y a une volonté algérienne d’humilier le président français. C’est mon intime conviction.
- Pensez-vous que le régime algérien est saisi d’une obsession maladive de la France ?
La difficulté de notre relation avec l’Algérie tient au fait qu’elle relève à la fois de la politique étrangère et de la politique intérieure française. Nous sommes face à un pouvoir algérien dépourvu de légitimité démocratique qui impute tous ses échecs à la France, ce qui explique le narratif anti-français. Etrangement, cela fédère le régime et les islamistes qui partagent le même agenda et s’accordent à désigner la France comme un bouc émissaire. Pour l’Armée, l’ennemi c’est la France pour des raisons historiques liées à la colonisation dont elle se sert comme rente mémorielle. Les islamistes, pour leur part, détestent la France parce qu’ils veulent éradiquer son influence culturelle et linguistique. Mais le combat est le même.
- Il y a eu beaucoup d'initiatives pour riposter aux provocations algériennes sans aucun résultat. Est-ce que la France a encore des leviers à utiliser pour faire plier l'Algérie ?
Nous avons assez de leviers, mais nous ne voulons pas, hélas, les utiliser. Je cite les visas et la révocation de l’accord de 1968, les biens des dignitaires algériens en France... Force est de constater que le fils du général Saïd Chengriha habite à Paris, la fille du ministre de l’Intérieur est en situation irrégulière, ses deux autres enfants étudient à Paris. Il y a donc des leviers dont on ne se sert pas. J’ignore la raison.
« Le fils du général Saïd Chengriha habite à Paris, la fille du ministre de l’Intérieur est en situation irrégulière, ses deux autres enfants étudient à Paris »
- Est-ce qu’il y a une crainte chez le gouvernement français d’aller trop loin dans l’escalade ?
Je ne puis vous le dire. Peut-être prend-on en considération la réaction de la communauté algérienne de France. A mon avis, c’est plus un prétexte qu’une véritable raison. Je pense qu’on surestime le rôle de cette communauté qui demeure très hétérogène. Il y a les Kabyles, les élites et les cadres algériens parfaitement intégrés dans la société française par leur profession, les mono-nationaux et les bi-nationaux et puis ce qu’on appelle « les racailles » en situation irrégulière. Donc, la communauté franco-algérienne n’est pas un bloc homogène.
- Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, qui est très à cheval sur ce dossier, se montre sévère dans ses déclarations envers l’Algérie, mais les actions, semble-t-il, ne suivent pas. Pourquoi ?
Je rappelle que le ministre de l’Intérieur n’est pas l’unique décideur dans ce dossier. Il y a le président de la République et le ministre des Affaires étrangères qui ont une vision différente de celle de M. Retailleau concernant l’attitude à suivre vis-à-vis de l’Algérie. Ces divergences sur la façon de résoudre la crise font qu’il n’y ait pas de consensus au sein de l’Exécutif français.
- Existe-t-il, à votre avis, un geste symbolique que la France peut se permettre pour apaiser les Algériens sans faire de concessions majeures ?
Nous avons fait tous les gestes amicaux qu’on puisse imaginer. La France ne peut rien faire d’autre. Il n’y a plus rien à attendre des Algériens. J’en suis convaincu alors que je pensais sincèrement jusqu’au début des années 2020 qu’une réconciliation était possible.
“Nous avons fait tous les gestes amicaux qu’on puisse imaginer à l’égard de l’Algérie. La France ne peut rien faire d’autre”
- Le président Tebboune a parlé d’une statue de l’Emir Abdelkader à Paris qui serait, selon lui, un geste de bonne volonté. Qu’en pensez-vous ?
C’est du verbiage qui n’a pas de sens. Ce n’est pas le sujet. Je pense que les Algériens cherchent à s’assurer que la France prendra l’engagement de ne pas révoquer l’accord de 1968. Ils veulent aussi le renvoi des opposants au régime, dont Amir DZ, d’autres qui sont protégés en France. Concernant l’Emir Abdelkader, le régime s’en moque complètement. Il y a les tombes de la famille de l'Émir à Amboise, il y a déjà des statues.
- Pourquoi l’Union Européenne n’est-elle pas impliquée aux côtés de la France dans son bras de fer avec l’Algérie ?
Cela est dû à deux raisons. Comme la France n’a pris aucune mesure de rétorsion digne de ce nom contre l’Algérie, l’UE s’est abstenue de s’impliquer parce qu'elle se dit qu’elle ne peut pas être plus « royaliste que le roi ». Les Européens suivent la France lorsqu’il s’agit d’une affaire concernant l’Algérie pour la simple raison que les Français connaissent mieux le pays que quiconque en Europe. Je l’ai remarqué pendant les années que j’ai passées à Alger. De l’autre côté, la diplomatie européenne regarde, hélas !, davantage vers l’Est et reste plus tournée vers l’Ukraine et les pays baltes. Ce qui est logique puisque la cheffe de la diplomatie européenne, Mme Kallas, est une Estonienne très sensible à la crise avec la Russie et la Commission Européenne est entre les mains d’une Allemande, Mme Von der Leyen. Je le regrette car j’estime que l’Europe doit s’intéresser davantage au Sud de la Méditerranée. Ce sera le cas le jour où il y aura un Italien ou un Espagnol à la tête de la diplomatie européenne.
- Il est paradoxal que l’Algérie soit aussi violemment embrouillée avec le président français le plus algérophile de la cinquième république. Emmanuel Macron a tout fait pour se réconcilier avec le régime et clore la question mémorielle, à tel point qu’on parlait au début de son mandat de son “tropisme algérien”. L’Algérie a-t-elle, à votre avis, raté une opportunité historique qui ne se représentera pas une nouvelle fois ?
L’Algérie n’a pas su saisir la perche que lui avait offerte le président Macron. Le régime pense à court terme avec des divisions majeures au cœur du pouvoir.
- Concernant le cas de Boualem Sansal, on voit qu'il n'y a pour l'instant aucun espoir de le voir libéré. Est-ce qu'il a été abandonné ?
Il y a des efforts pour continuer à plaider sa cause. Nous en parlons régulièrement dans le comité de soutien qui a pris beaucoup d'initiatives pour appeler à sa libération. De mon côté, j’ai écrit beaucoup d’articles sur lui, comme Arnaud Benedetti et Pascal Bruckner. Pascal Bruckner a parlé au président de la République il n’y a pas longtemps. Or, comme il n’y a de réaction ni du côté français ni du côté algérien, il est compliqué d’obtenir des résultats.
- Vous avez déclaré dans l’émission “C à vous” qu'une intervention américaine a beaucoup de chance de réussir. Comment l’Administration américaine peut-elle faire plier le régime algérien ?
Je pense sincèrement que l'Algérie libérerait Boualem Sansal si le président Trump publiait un tweet exigeant sa libération. Les Algériens redoutent plus qu’on pourrait le croire les Etats-Unis et l’Administration Trump. Les Américains ont de quoi faire paniquer les Algériens qui craignent que le Polisario soit déclaré organisation terroriste par le Congrès. Un tel scénario aurait des conséquences majeures pour l’Algérie.
“Les Américains ont de quoi faire paniquer les Algériens qui craignent que le Polisario soit déclaré organisation terroriste”
- Partagez-vous l’avis de Pascal Bruckner qui a déclaré dans une interview au Figaro qu’il est temps de consommer le divorce avec l’Algérie ?
Je n'étais pas sur cette ligne avant. Nous avons des relations assez denses historiquement avec l’Algérie. Mais, je me dis aujourd'hui que Pascal Bruckner a raison. Il faut définitivement qu’on tourne la page. Le régime algérien doit cesser sa rente mémorielle et d’imputer tous ses échecs à la France. Les Algériens sont adultes et indépendants depuis 1962. A 63 ans, on est capable de gérer ses propres affaires sans bouc-émissaire.
“Les Algériens sont adultes et indépendants depuis 1962. A 63 ans, on est capable de gérer ses propres affaires sans bouc-émissaire”
- Vous étiez parmi les voix qui ont mis en garde contre les conséquences du tropisme algérien d’Emmanuel Macron sur les relations avec le Maroc, surtout pendant la crise. Aujourd’hui, les relations sont au beau fixe. Quel bilan faites-vous de la réconciliation ?
La décision d’Emmanuel Macron de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara était motivée par plusieurs raisons. Nous étions brouillés avec le Maroc depuis 2018. Le président a fini par réaliser que l’Algérie ne répondait guère à ses gestes et à sa main tendue au moment où la France risquait de perdre à la fois le Maroc et l’Algérie. Il a donc pesé le pour et le contre. Il s’est rendu compte que le pari algérien était un fiasco et qu’il était de notre intérêt de nous réconcilier avec le Maroc. Ce dernier a été très habile en exigeant la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara. A mon avis, cette décision n’a pas été assez préparée puisqu’elle a été annoncée dans un contexte de dissolution de l’Assemblée nationale. Il aurait fallu la préparer en avance pour prévoir les réactions de l’Algérie. Le président aurait pu convoquer très tôt les ministres concernés pour les tenir au courant de sa décision avant de l’annoncer et leur demander des propositions sur l’attitude à suivre en cas de réaction violente de l’Algérie.
“La décision d’Emmanuel Macron de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara était motivée par plusieurs raisons”
- Le régime algérien montre des signes de fragilité depuis le Hirak de 2019. Pensez-vous qu’il a la capacité de survivre à la colère sociale et aux luttes des clans rivaux qui le minent de l’intérieur ?
Le régime algérien dure depuis 63 ans et continue d’exister malgré tous les soubresauts. Mais, il a eu tellement peur pendant le Hirak qu’il donne l’impression de vouloir aller jusqu’au bout pour rester au pouvoir.
- Au-delà de l’Algérie, le régime donne l’impression qu’il erre dans son voisinage. Crise avec le Maroc, divorce avec les pays du Sahel… ?
Pour ce qui est des pays du Sahel, il y avait eu un temps où le Mali, par exemple, fut considéré comme une arrière-cour par l’Algérie. Ce pays était perçu comme un petit frère. Les Algériens peinent aujourd’hui à comprendre et à maîtriser le nouveau pouvoir de Bamako comme ceux du Niger et du Burkina Faso.
- Contrairement à l’Algérie, les nouveaux régimes du Sahel ont de très bonnes relations avec le Maroc, qui leur propose un plan de désenclavement maritime. Le Royaume a pu réussir des entremises fructueuses qui ont abouti à la libération d'otages français au Burkina Faso. Comme la France peine encore à dialoguer avec ces régimes, le Maroc peut-il, à votre avis, faire le trait d’union ?
Personnellement, j'ignore les détails des relations qu’entretient le Maroc avec les Etats du Sahel. A priori, le Royaume devrait jouer un rôle plus important dans la région ; la diplomatie marocaine y est très active.