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Interview avec Othmane El Kheloufi : « On traverse une vraie crise de créativité musicale »


Rédigé par Safaa KSAANI Mercredi 23 Juillet 2025

Othmane El Kheloufi brise les conventions et dévoile sa vision du jazz. Musicien et metteur en scène, il dénonce les idées reçues sur les artistes nord-africains et pousse à réinventer le patrimoine pour une création marocaine moderne. Une invitation à l’audace !



  • Quelles ont été vos premières rencontres avec le jazz et la musique traditionnelle nord-africaine ?

Tout d’abord, quand on m’associe au monde du jazz, je n’aime pas qu’on me limite à cette seule case. Pour moi, ce qui m’attire dans le jazz, ce n’est pas tant le langage, ni les structures harmoniques, ni même les schémas rythmiques. Le jazz a beaucoup évolué au fil du temps, explorant de multiples directions, puisant autant dans les musiques classiques, pas seulement occidentales, que dans les musiques traditionnelles.

Ce qui me fascine surtout dans le jazz, c’est sa philosophie. Quand je parle de philosophie du jazz, je pense à cette idée de liberté totale : la liberté de composer comme on le souhaite, d’interagir avec la musique avec la spontanéité d’un enfant. C’est la liberté de construire ses accords et ses structures, non pas forcément en suivant les règles mathématiques de l’harmonie, mais en suivant son ressenti.

Le jazz que j’aime, c’est un jazz intelligent, qui a choisi de rester lié à la danse et à la sensibilité du corps. Je ne suis pas fan du jazz centré uniquement sur la performance technique ou la compétition. Cette philosophie du jazz m’ouvre une porte : elle me permet de parler du monde, mais aussi au monde, avec ma voix singulière.
 
  • En tant qu’artiste nord-africain, quels sont les défis que vous rencontrez à l’international ?

Franchement, l’un des plus grands défis, c’est ce qu’on attend de nous. Dès qu’on se présente en tant qu’artiste nord-africain, il y a tout de suite un cadre implicite dans lequel on est censé entrer. On se retrouve face à des attentes très précises, parfois même inconscientes, que ce soit du côté du public ou de la part des professionnels : programmateurs, médias, communicants...

Souvent, quand tu dis que tu es Marocain, on s’attend automatiquement à ce que tu fasses du Gnawa, ou un certain type de musique dite « traditionnelle ». Et attention, j’ai un profond respect pour ces musiques-là. Elles m’inspirent énormément et je les travaille même dans mes projets.

Mais ce que je dénonce, c’est qu’on nous enferme très vite dans une narration figée du passé. Et dans le « meilleur » des cas, on nous accorde le droit de parler du présent, comme si notre rôle était seulement de documenter nos réalités sociales, d’illustrer ce qui se passe aujourd’hui dans nos pays.

Mais proposer une vision du futur ? Ça, c’est encore un luxe. Une sorte de territoire réservé. Quand un artiste européen ou américain imagine le futur, on parle d’avant-garde. Mais quand un artiste nord-africain ose sortir de la tradition, il peut déranger, voire décevoir.

C’est comme si on nous disait : « Merci d’être là, mais restez bien dans la case qu’on a prévue pour vous (celle de la musique du monde) ». Et moi, cette case-là, je n’en veux pas.
 
  • Comment percevez-vous la créativité musicale de la jeune génération au Maroc ?

Tout d’abord, il est important de souligner que pour moi, la « nouvelle génération » musicale au Maroc, ce sont tous les artistes qui ont émergé ou créé ces 20 dernières années. C’est une période riche, avec des scènes très diverses. Je pense qu’on traverse aujourd’hui une vraie crise de créativité musicale au Maroc, du moins dans certaines scènes. Je précise tout de suite : j’exclus totalement le rap marocain de ce constat.

Ce qui s’y passe est exceptionnel. Le rap marocain, aujourd’hui, rayonne dans le monde. C’est explosif, libre, parfois brut, mais profondément inventif. Il y a une imagination là-dedans qui est très vivante. J’aimerais aussi mettre en lumière une autre scène, moins visible dans les médias traditionnels : les musiciens et chanteurs du chaâbi des cabarets. Ceuxlà sont souvent en marge des radios et des festivals officiels. Ils vivent leur musique dans une grande liberté, qui explique leur créativité.

Mais dans beaucoup d’autres formes musicales, on sent un blocage. Une sorte d’impasse. Et je crois qu’il vient souvent de ce besoin presque obsessionnel de « se connecter » à la musique traditionnelle, en la prenant comme repère identitaire absolu.

C’est là que, pour moi, le malentendu commence. Le risque c’est que les jeunes artistes tombent dans un schéma qui consiste à ruminer des morceaux du patrimoine traditionnel - parfois une reprise à l’identique : mêmes paroles, mêmes mélodies et à y ajouter quelques retouches : un nouvel arrangement, une structure harmonique différente, un instrument électro, un beat ou une texture importée.

Mais est-ce vraiment créer ? Ou est-ce simplement reformuler l’ancien sans vraiment oser le requestionner ? Je crois qu’on confond parfois la recherche d’identité avec une reproduction nostalgique. Or, l’identité, ce n’est pas forcément un retour en arrière. C’est aussi, et surtout, une invention en mouvement constant.

À mon sens, au lieu de simplement « actualiser le patrimoine », on devrait apprendre à le déconstruire, à en extraire les outils, les mécanismes profonds, et les mettre en dialogue avec d’autres pensées, d’autres sons, d’autres visions. C’est comme ça, je pense, qu’on peut faire naître une musique vraiment nouvelle, enracinée mais libre.

Aujourd’hui, j’ai même l’impression que le patrimoine, au lieu d’être un tremplin vers la création, devient parfois un obstacle, une cage. Et si on veut en sortir, il faudrait peut-être commencer par changer de posture : se mettre à la place de nos ancêtres. Se dire que, eux aussi, à leur époque, ils ne faisaient pas du folklore. Ils s’exprimaient. Ils créaient à partir de leur réalité, de leur langue, de leur perception du monde. Alors pourquoi, nous, on ne ferait pas pareil ? Pourquoi ne pas dire autre chose, avec nos propres mots, nos propres textes, au lieu de répéter les leurs ?
 
  • Que représente pour vous le rôle de la nouvelle génération d’artistes marocains dans le monde d’aujourd’hui ?

Je fais partie d’une nouvelle génération d’artistes marocains, et j’ai un immense respect pour ceux qui nous ont précédés. J’ai appris la musique en les écoutant, eux d’abord. Lors de mes voyages à l’international, j’ai compris à quel point ils ont été les pionniers, ceux qui ont permis à la musique marocaine de traverser les frontières. Cela dit, il va de soi que nous, cette nouvelle génération, avons une histoire différente à raconter.

Nous n’avons pas grandi dans les mêmes contextes sociaux ou politiques, ni été bercés par les mêmes courants musicaux. Nos outils d’analyse intellectuelle, nos méthodes de création, nos réflexions et nos dialogues avec le monde sont profondément différents.

Il est donc naturel que mon approche artistique soit à la fois un prolongement et une rupture. Cette double posture, continuité et innovation, forge mon identité.

En tant qu’artiste nord-africain, j’évolue avec une nouvelle connexion au monde.Je ne peux pas créer sans partir de ma perspective, celle d’ici, de cette terre, de cette culture. Mais je veux aussi dialoguer avec le monde : ses idées, ses sons, ses imaginaires. Mon travail, comme celui de beaucoup d’autres, consiste à regarder le monde depuis notre prisme, et non à travers un regard importé ou eurocentré. C’est depuis cette position que j’essaie, avec exigence et curiosité, d’apporter une petite pierre au grand mur de la création humaine. Je crois profondément que l’humanité mérite cette diversité de voix, de récits, de regards. Et nous sommes là pour les faire entendre.
 
  • Qu’est-ce que vous proposez pour promouvoir la créativité chez les artistes au Maroc ?

Je ne prétends pas avoir une réponse absolue à cette question - personne ne l’a. Mais je crois pouvoir mettre sur la table quelques éléments essentiels. Pour moi, le chantier prioritaire, c’est l’éducation. C’est la base de tout.

Un artiste a besoin d’un public avec qui dialoguer, pas seulement de spectateurs qui consomment passivement. Et ce public-là, curieux, critique, capable de questionner, ne peut exister sans un socle éducatif solide.

Sans lui, l’artiste se retrouve seul, à faire du bruit dans le vide. Dans ces conditions, l’art devient un monologue, pas un échange. Sans éducation, on ne développe pas cette intelligence collective qui pousse la création à aller plus loin, à sortir de ses routines, à se remettre en question. Car notre rôle, en tant qu’artistes, n’est pas de livrer des réponses toutes faites. C’est d’ouvrir des questions, de provoquer des débats, de bousculer les évidences. Et cela n’a de sens que si le public est prêt à entendre, à réagir, à dialoguer. Mais ce manque d’éducation se reflète aussi dans un autre vide : celui de la critique. Il nous manque des voix critiques fortes, exigeantes, rigoureuses - capables d’interroger l’art, de l’analyser, de le situer. Pas seulement des articles qui applaudissent par automatisme à chaque sortie d’album ou de spectacle. La critique, quand elle est sincère et structurée, devient un moteur de réflexion.

Elle pousse les artistes à se dépasser. Elle crée de la conversation, du frottement, de la densité.

Mais là encore, pas de vraie critique sans éducation, sans lecture, sans culture du débat. Enfin, il est essentiel qu’on apprenne à valoriser notre propre créativité. Cela commence par encourager les jeunes, mais aussi à regarder le monde depuis leur propre point de vue - depuis leur réalité marocaine, maghrébine, africaine, méditerranéenne. Je crois profondément qu’il faut cultiver un équilibre entre fierté et lucidité.

Pas de prétention, pas de complexe. Juste la conscience de ce que l’on est, et le courage d’oser. C’est cette fierté tranquille, mêlée à la modestie, qui permet à un artiste de franchir des frontières mentales et de créer librement. Et puis, il y a vous, les journalistes. Quand vous interviewez des artistes, vous nourrissez aussi ce terreau créatif. Vous êtes une partie de ce chantier. Parce qu’une scène artistique ne se construit pas seule. C’est un travail collectif.
 
Recueillis par
Safaa KSAANI



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