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Interview avec Meriem El Yajouri "Le Maroc a failli accueillir le plus grand télescope au monde"


Rédigé par Safaa KSAANI Mercredi 22 Octobre 2025

Meriem El Yajouri, astrophysicienne, la première Marocaine au Space Telescope Science Institute (STScI) de la NASA, revient dans cet entretien sur la responsabilité de la représentation et l'immense potentiel inexploité du Maroc pour devenir un acteur majeur du soft power spatial mondial.



Interview avec Meriem El Yajouri "Le Maroc a failli accueillir le plus grand télescope au monde"
- Vous êtes la première femme marocaine à rejoindre le Space Telescope Science Institute (STScI) de la NASA, qui gère des missions comme Hubble et James Webb. Au-delà de l'accomplissement personnel, quelle responsabilité ressentez-vous en portant cette "première" pour le Maroc et, plus largement, pour le continent africain ?

- Cette "première" me rappelle que la représentation compte énormément. Pendant longtemps, quand on imaginait un scientifique travaillant sur les missions spatiales de la NASA, on ne visualisait pas forcément une femme marocaine. Et je ne suis pas la seule. Il y a toute une génération de scientifiques marocains, et surtout marocaines ! qui excellent dans le domaine des sciences spatiales et de la géophysique aux États-Unis. J’aimerai citer en particulier Asmaa Boujibar, chercheuse à l’Université Western Washington après un passage à la NASA. Oumaima Lamaakel qui travaille actuellement au JPL/NASA et Meryem Mouatamid (Cornell University) avec sa récente découverte remarquable d'un nouveau satellite d’Uranus grâce au télescope spatial James Webb de la NASA. Au Maroc même, l'Observatoire Universitaire Cadi Ayyad, sous la direction du Professeur Benkhaldoun et son équipe à la Faculté des Sciences Semlalia, mène des collaborations internationales importantes. Ils contribuent activement à la recherche mondiale tout en formant la nouvelle génération d'astronomes marocains. C'est cette combinaison, excellence et dynamisme diasporique et local, qui crée un véritable momentum.

- Votre nomination fait rayonner le Maroc sur la scène scientifique mondiale. Observez-vous un changement dans la perception des scientifiques marocains au sein des grandes institutions internationales ?

- Oui, je dirais qu'il y a un changement en cours, mais il est progressif et reste fragile. Pendant longtemps, les scientifiques marocains (et africains en général) ont dû travailler deux fois plus dur pour obtenir la même reconnaissance que leurs collègues d'autres régions. Mais je constate aujourd'hui une ouverture, une curiosité nouvelle pour les talents venant de régions sous-représentées dans la science spatiale. Ce qui change vraiment, c'est que les grandes institutions internationales réalisent qu'elles passaient à côté de talents extraordinaires en limitant leur recrutement et leurs collaborations aux mêmes bassins géographiques. Les perspectives et les parcours diversifiés enrichissent profondément la recherche. C’est la dynamique qu’on a commencé à voir lors de l’Assemblée Générale de l’Union Astronomique Internationale qui s’est tenue pour la première fois en Afrique (au Cap, Afrique du Sud) et lors de la conférence annuelle de l’African Astronomical Society en 2024 qu’on a organisée à l’Université Cadi Ayyad. Quand je participe à des conférences ou des réunions scientifiques, je vois de plus en plus de chercheurs africains. Nous sommes encore minoritaires, certes, mais nous sommes de plus en plus visibles.

- Le Maroc a-t-il, selon vous, une carte à jouer dans le soft power de l'astronomie et de l'espace ?


- Absolument. Et je vais vous raconter une histoire qui va vous surprendre. Le Maroc a failli accueillir le plus grand télescope au monde. Après d'intenses campagnes de site testing, le Maroc figurait parmi les finalistes pour héberger l'E-ELT (European Extremely Large Telescope), un monstre de 39 mètres de diamètre, entièrement financé par l'Union Européenne. Plus d'un milliard d'euros d'investissement, des dizaines de millions d'euros de budget de fonctionnement annuel. Le comité de sélection étudiait plusieurs sites au Maroc, notamment celui de Aklim près d’Agadir, aux côtés de l'Espagne, de l'Argentine et du Chili. On avait des chances concrètes grâce aux travaux exceptionnels de l’équipe des chercheurs et doctorants à l’Observatoire Universitaire Cadi Ayyad. Maintenant, imaginez ce qu'un tel projet aurait pu apporter au Maroc. J’ai mesuré l’ampleur du potentiel après quelques mois passés au Chili. Le développement que ce pays a connu grâce à l'astronomie est impressionnant. L’Observatoire Européen Austral (ESO) y construit et exploite de grands télescopes pour l'Union Européenne dont le Very Large Telescope (VLT), et bientôt l’ELT justement (première lumière prévue en 2030).
Le résultat ? Une véritable discipline de recherche s’est structurée, des scientifiques de premier plan circulent en permanence, les infrastructures se renforcent, et des milliers d’emplois locaux naissent autour de la construction, de l’exploitation et de la maintenance de ces télescopes. Surtout, un accès garanti à ~10 % du temps d’observation pour les équipes chiliennes a propulsé la production scientifique nationale. Aujourd’hui, le Chili est synonyme d’astronomie au niveau mondial.
Le Maroc pourrait connaître la même transformation et les opportunités sont évidentes : accès facilité aux fonds de recherche internationaux, émergence du Maroc sur l'échiquier scientifique mondial, renforcement de notre image de modernité, inspiration de vocations chez les jeunes, création d'emplois techniques et scientifiques hautement qualifiés. On pourrait même développer une industrie de sous-traitance, à l'instar des autres secteurs d'outsourcing dont le Maroc bénéficie déjà. Ce soft power astronomique ne se limite pas à l'hébergement de télescopes mais peut également s’ouvrir à l’astro-tourisme. Nous avons un héritage culturel riche (amazigh, sahraoui, arabe…), un ciel d’exception, surtout dans le Sud, un ancrage géostratégique stable entre Afrique, Europe et monde arabe, et un capital humain fort (diaspora scientifique et jeunesse talentueuse). Le défi n’est plus d’identifier nos atouts, mais de les convertir en politique publique et d’avoir l’audace de les transformer en une vraie vision stratégique portée par des institutions capables d’exécuter sur le terrain.

- Vos travaux portent notamment sur la matière organique dans l’espace interstellaire et son importance dans les conditions d’apparition de la vie. Dans un monde où les financements s'orientent souvent vers l'ingénierie spatiale ou les applications immédiates, pourquoi l'étude du milieu interstellaire reste-t-elle si cruciale pour l'humanité ?

- D'abord, comprendre notre origine. Le milieu interstellaire, c'est littéralement le berceau des étoiles et des planètes. C'est dans ces nuages de gaz et de poussière que naissent les systèmes planétaires, y compris le nôtre. Cette matière nous renseigne sur la composition chimique et les processus physico-chimiques qui ont formé la Terre et qui ont contribué à l’émergence de la vie elle-même. Quand on étudie cette matière, on cherche en réalité à répondre à des questions fondamentales : d'où venons-nous ? Comment notre propre système solaire s'est-il formé ? D'où vient cette quantité de matière organique sur Terre ?
Et vous savez quoi ? On est loin d'avoir les réponses, et on a l'humilité de l'avouer. Cela montre à quel point l'univers est complexe et combien il nous reste à apprendre. Et c'est précisément cette volonté de comprendre l'inconnu qui définit l'humanité et qui nous passionne. Parce que oui, dans un monde obsédé par le retour sur investissement immédiat, la recherche fondamentale reste essentielle. Elle forme des esprits capables de pensée critique, elle produit des connaissances dont on n'imagine même pas encore les applications. L'Histoire des sciences le prouve. La mécanique quantique semblait complètement abstraite, elle a donné les ordinateurs et les smartphones. La relativité d’Einstein était une théorie pure, mais sans elle, pas de GPS. Fleming étudiait des moisissures par curiosité, il a découvert les antibiotiques qui ont sauvé des millions de vies. L'astronomie, c'est pareil. Elle ne vise pas l'utilité instantanée. Elle répond aux grandes questions, elle forme des générations d'ingénieurs et de scientifiques créatifs. Les applications viendront car elles suivent toujours, mais ce n’est pas notre objectif premier.

- Vous êtes également impliquée dans la promotion de l'astronomie en Afrique (SpaceBus Maroc, AfAS, étoiles du petit prince). Comment convaincre les pouvoirs publics que l'investissement dans l'observation et la science spatiales est un levier essentiel de développement technologique et d'éducation ?


- Premièrement, l’astronomie construit des capacités technologiques de pointe. Prenons l'exemple du télescope James Webb Space, développé par la NASA, l'ESA et l'Agence spatiale canadienne pour 10 milliards de dollars. C'est bien plus qu'un télescope, c'est une prouesse technologique à plusieurs niveaux. D'abord, son déploiement inédit : un miroir de 6,5 mètres composé de 18 segments qui s'ouvrent et s'alignent dans l'espace. Ensuite, la maîtrise thermique : un bouclier à 5 couches, grand comme un court de tennis, qui maintient les instruments à des températures ultra-basses indispensables pour l'observation infrarouge. Enfin, son orbite stable permet de percer la matière cosmique, de remonter très loin dans le temps et de sonder les atmosphères de planètes extrasolaires. Des missions comme JWST ne servent pas qu'à "regarder les étoiles". Elles mobilisent toute une chaîne de valeur : optique de précision, capteurs avancés, cryogénie, logiciels sophistiqués, Intelligence Artificielle, traitement de données massives, rigueur industrielle. Ce sont exactement les briques d'une économie deep-tech et d'une éducation scientifique exigeante. Deuxièmement, c'est une question d'éducation et d'inspiration. Ces programmes stimulent l'intérêt des jeunes pour les sciences et technologies d'une manière qu'aucun manuel scolaire ne peut égaler. On l'a vu avec l'initiative itinérante SpaceBus au Maroc : quand les enfants rencontrent des chercheurs, observent à travers un télescope ou touchent une météorite, la science devient réelle et accessible pour eux. Comme me le disait toujours mon ami et mentor, le Professeur Samir Kadiri, premier astrophysicien marocain : un enfant qui lève les yeux vers le ciel et s'émerveille devant l'immensité de l'univers comprend la fragilité de notre planète. Cet émerveillement forge des citoyens conscients, incapables de détruire ce qu'ils ont appris à contempler et protéger.

- Quelles structures sont indispensables pour démanteler les barrières invisibles qui freinent les vocations féminines dans les STEM (Sciences, Technologies, Ingénierie et Mathématiques) au Maroc ?

- Le changement doit venir de partout à la fois : l'école, l'université, les institutions de recherche, et la société dans son ensemble. On a besoin de scientifiques marocaines qui viennent dans les écoles, qui sont présentes dans les médias, pour permettre aux jeunes filles de s’identifier. C'est ce qu'on essaie de faire à travers le travail associatif et la médiation scientifique en astronomie, en rendant la participation des volontaires inclusive et en mettant en avant ces modèles. On a également besoin de structures de mentorat et de networking, je parle ici de programmes qui mettent en contact les étudiantes et les jeunes chercheuses avec des professionnelles établies. Parce que, souvent, c'est l'isolement qui nous décourage. Ensuite, il faut intervenir tôt dans le système éducatif. Dès l’école primaire, combattre les stéréotypes qui disent que les maths et les sciences, c'est pour les garçons. Inciter les enseignants et les familles à encourager les filles autant que les garçons dans ces matières. Et enfin, au niveau institutionnel, il faut des politiques concrètes mais surtout des environnements de travail qui permettent de concilier carrière scientifique et vie familiale. Parce que ces barrières invisibles, elles deviennent très visibles quand une femme essaie de gérer une carrière en recherche avec des enfants, par exemple.

- Si vous deviez définir en une phrase la contribution scientifique ou l'objectif que vous souhaitez absolument atteindre au STScI d'ici cinq ans, quel serait-il ? Et quelle place le Maroc aura-t-il dans cette trajectoire ?

- Avec toutes ces missions spatiales de la NASA et bientôt les télescopes au sol comme l'ELT en 2030, on assiste à un nouveau golden age de la chimie de l’espace et de l'étude de la formation d'étoiles. J'ai la chance d'être au STScI à ce moment précis, un hub unique où convergent les meilleurs spécialistes mondiaux. Mon objectif, c'est de contribuer à cette aventure collective, d'apprendre de ces expertises, et d'apporter ma pierre à la compréhension de notre univers.
J’espère qu’on parlera du Maroc comme d'un acteur incontournable de l'astronomie régionale, voire internationale. Le potentiel est là, les talents, les sites d'observation, l'héritage scientifique. Il reste à le transformer en réalité, en opportunités et en infrastructures et j'entends bien y contribuer activement, d'où que je sois.







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