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ChatGPT, Guerraoui et moi – L’illusion de l’intelligence, entre marketing, science et vérité humaine : une lecture critique à partir de son interview dans Médias24


Rédigé par Dr. Az-Eddine Bennani, informaticien, économiste et manager le Mardi 27 Mai 2025




Le 25 mai 2025, le professeur Rachid Guerraoui, éminent chercheur en informatique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), a accordé une interview à Médias24 intitulée : « Bientôt, ChatGPT ne sera plus considéré comme de l’IA ». Il y affirme que d’ici cinq à six ans, ChatGPT sera perçu comme une simple machine à calculer, et non plus comme un exemple d’intelligence artificielle. Il oppose à cette forme banalisée de traitement statistique la véritable intelligence, qui, selon lui, doit surprendre, inventer, créer.

Avant même de discuter de son propos, je tiens à rappeler une chose essentielle : il ne s’agit pas ici de “machines” au sens courant du terme. Nous avons affaire à des systèmes techniques, entièrement déterminés par des instructions humaines, fonctionnant sur des architectures binaires et des modèles statistiques. Rien, dans leur fonctionnement, ne relève d’une forme d’autonomie intellectuelle, émotionnelle ou réflexive. Ce sont des artefacts programmés.

Je partage néanmoins avec mon collègue l’idée que cette technologie est aujourd’hui largement surestimée. Mais je vais plus loin, car ce que nous appelons ChatGPT – ou plus largement les modèles d’OpenAI – relève d’un immense malentendu technologique et d’une opération de séduction fondée sur le marketing, non sur la science informatique.

En tant qu’informaticien, formé entre 1975 et 1980, je rappelle un principe fondamental que tout étudiant en informatique apprend dès le premier semestre : a computer is a dummy machine. Il ne pense pas, il n’éprouve rien, et n’agit jamais par lui-même. Il exécute des instructions, rien de plus. Qualifier un tel dispositif « d’intelligent », alors qu’il ne fait que produire statistiquement la suite la plus probable de mots, est un non-sens scientifique. Ce que fait ChatGPT n’est pas nouveau : il optimise une fonction sur un corpus immense, selon des lois de probabilité que nous connaissons depuis Claude Shannon et Norbert Wiener.

Dans mon ouvrage L’intelligence artificielle au Maroc ? Souveraineté, inclusion et transformation systémique, je déconstruis cette idée d’intelligence-machine en proposant une lecture systémique et épistémologique de l’IA : non pas ce que la machine produit, mais ce que la société projette sur elle.

L’analogie utilisée par le professeur Guerraoui entre le conteur de Jamâa El Fna (ChatGPT) et la bibliothèque d’Alexandrie (Google) est brillante. Toutefois, elle soulève une confusion : on ne peut pas exiger d’un modèle numérique – fondé sur des bits et des bytes – qu’il dise « la vérité ». Vérité et mensonge ne sont pas des propriétés du langage-machine, mais des actes de langage humain. Un fichier, une base de données, une suite binaire ne mentent pas ; ils contiennent. C’est l’humain qui donne sens, qui doute, qui juge. L’erreur serait donc de croire que ChatGPT ment : non, il mime, il arrange, il juxtapose avec une impression de cohérence.

Le professeur Guerraoui a raison de rappeler que rien de cela n’est véritablement nouveau. Le principe des modèles langagiers existait bien avant WhatsApp, que ce soit dans les fonctions prédictives des logiciels bureautiques des années 1990 ou les tableurs des années 1980 (VisiCalc en tête). Si nous remontons plus loin, les années 1950 ont vu naître le champ de l’IA comme branche de l’informatique, avec des chercheurs comme McCarthy, Minsky ou Turing qui tentaient déjà de simuler des comportements dits intelligents.

Ce qui a changé, c’est la puissance de calcul, la capacité de stockage et, surtout, le récit. Le récit de l’IA comme révolution, comme rupture anthropologique, comme promesse de toute-puissance.

Je propose dans mon livre une autre voie. L’IA ne doit pas être réduite à la fascination technologique. Elle doit être pensée comme un dispositif sociotechnique intégré à nos systèmes économiques, éducatifs, culturels. C’est par l’humain, pour l’humain, que cette transformation doit être menée. Le Maroc, comme d’autres pays, ne doit pas se contenter d’importer des solutions séduisantes mais opaques. Il doit construire ses propres modèles, fondés sur ses réalités, ses langues, ses besoins.

Le véritable enjeu aujourd’hui n’est pas de savoir si ChatGPT est intelligent ou non – il ne l’est pas – mais de comprendre comment il reconfigure notre rapport à la connaissance, à l’autorité, à la parole. En ce sens, l’IA générative devient un objet éducatif majeur. Ce n’est pas un outil neutre ; c’est un actant, pour reprendre le terme de la sociologie des sciences. Il agit sur nos comportements, nos apprentissages, notre manière même de poser les questions.

Dans ce contexte, il est urgent de former les jeunes – au Maroc comme ailleurs – non pas à consommer l’IA, mais à la penser. À la déconstruire. À l’interroger. L’école ne peut plus ignorer ces mutations. L’enjeu est de bâtir une culture algorithmique, de donner les clés pour naviguer dans un monde saturé d’automatismes déguisés en assistance.

C’est pourquoi je plaide dans mon ouvrage pour une politique éducative de l’intelligence artificielle fondée sur quatre piliers : L’apprentissage du code et des fondements de l’informatique, dès le secondaire ; L’introduction d’une éthique critique du numérique, intégrant les enjeux de biais, d’exclusion, de dépendance ; La souveraineté linguistique et culturelle, en favorisant des IA qui comprennent et intègrent nos langues et nos contextes ; La pédagogie systémique, pour relier l’IA aux transformations économiques, sociales et symboliques qu’elle entraîne.

Les nations africaines doivent aujourd’hui se méfier d’un piège double : celui de l’émerveillement technologique et celui de la dépendance infrastructurelle. Ce n’est pas parce qu’un outil porte le label « intelligence artificielle » qu’il est porteur d’intelligence sociale, économique ou stratégique.

Comme je l’écris dans plusieurs chapitres de L’intelligence artificielle au Maroc ?, l’IA ne se résume pas à une solution technique importée ; elle doit être pensée comme un projet collectif, inscrit dans une vision souveraine et systémique du développement.

Nous avons besoin d’infrastructures locales, de bases de données enracinées, de politiques publiques exigeantes. L’IA n’est pas un produit, c’est un processus. Et comme tout processus, il engage une vision du monde.

Je salue ici la lucidité du professeur Rachid Guerraoui. Sa mise en garde sur le caractère banalisé de ChatGPT est salutaire. Mais j’invite à aller plus loin encore : à sortir de l’enchantement, non seulement en réévaluant ce que nous appelons intelligence, mais en réhabilitant le rôle central du citoyen, du chercheur, de l’enseignant dans la gouvernance de ces technologies.

Car au fond, la seule véritable intelligence que nous puissions revendiquer collectivement, c’est celle qui s’interroge, doute, construit et relie.







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