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Aline Nippert, autrice de “Hydrogène mania”: “L’hydrogène est une forme de fuite en avant technologique”


Rédigé par Soufiane Chahid Mardi 6 Mai 2025

Dans son livre “Hydrogène mania – Enquête sur le totem de la croissance verte”, Aline Nippert, journaliste spécialisée en énergie, décortique les causes ayant mené à l’engouement autour de la désormais fameuse molécule H₂. Interview.



Quels facteurs ont suscité cet engouement pour l’hydrogène en tant que source d’énergie alternative ?
 
Le recours à telle ou telle technologie, filière de production ou source d’énergie tient souvent moins à ses qualités intrinsèques comme le rendement, la fiabilité ou la durabilité qu’au contexte politique, social ou géopolitique du moment. L’exemple de l’hydrogène en est la parfaite illustration.
 
Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à un engouement autour de cette petite molécule. Dans les années 70 déjà, l’hydrogène suscitait un certain enthousiasme, porté par les promesses qu’il laissait entrevoir en matière de décarbonation.
 
Pourquoi dans les années 70 ? Parce que cette période coïncide avec les chocs pétroliers. Le prix du pétrole s’est envolé, et les grandes préoccupations de l’époque concernaient l’épuisement des ressources fossiles et, déjà, la lutte contre le réchauffement climatique. Même si cette dernière a ensuite été largement éclipsée avant de revenir plus tard dans le débat public.
 
À cette époque, l’hydrogène était présenté par ses promoteurs comme une solution capable de répondre à ces deux enjeux : sécuriser l’approvisionnement énergétique et limiter les émissions polluantes. Depuis 2020, on assiste à un regain d’intérêt pour la molécule (bien que, cinq ans plus tard, l’engouement commence déjà à s’essouffler). Pourquoi 2020 ? Parce que cette année-là coïncide avec la crise sanitaire.
 
De nombreux pays ont alors décidé de confiner leur population. L’hydrogène a été présenté par ses promoteurs comme un levier pour sauver le Green Deal européen. Car en 2020, la priorité n’était plus la décarbonation de l’économie, mais la santé publique.
 
Il y avait une réelle inquiétude face au risque d’une crise économique majeure, avec en toile de fond la menace sur l’emploi. S’ajoutait la crainte de voir le Green Deal relégué au second plan, alors même qu’il portait une forte valeur politique. Ce projet était au cœur de la stratégie de la Commission européenne. Ursula von der Leyen, qui a entamé un second mandat, avait structuré l’essentiel de son premier autour de cette ambition de « verdissement » de l’économie.
 
Il y avait donc un véritable enjeu politique à ne pas abandonner cette trajectoire. L’hydrogène a alors été présenté comme un moyen de poursuivre la lutte contre le réchauffement climatique, car cette molécule présente, en théorie, un certain nombre d’atouts en la matière.
 
Par ailleurs, l’hydrogène a été perçu comme un levier de relance économique pour l’Europe. Le développement d’un marché bas carbone suppose en effet des investissements massifs, l’ouverture de nouvelles usines et une dynamique de réindustrialisation.
 
Ces arguments ont été portés en particulier par le lobby européen de la filière, Hydrogen Europe. Je le sais pour avoir enquêté sur ses stratégies d’influence, et pour avoir rencontré son directeur général, Jorgo Chatzimarkakis, qui m’a expliqué comment ils ont procédé pour faire passer leur message auprès de la Commission européenne. Une stratégie visiblement efficace, puisque, à peine quelques mois après le début du confinement décrété en mars 2020, la Commission a publié en juillet une stratégie européenne sur l’hydrogène. Cette dernière reprenait largement les chiffres avancés par Hydrogen Europe.
 
Un second tournant en faveur de l’hydrogène a eu lieu en 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À ce moment-là, la question de la souveraineté énergétique est devenue centrale. L’hydrogène a alors été présenté par ses promoteurs comme un moyen de renforcer cette souveraineté, dans la mesure où il peut, en théorie, être produit à partir de différentes sources d’énergie. Même si, dans les faits, le gaz russe continue de jouer un rôle important dans sa fabrication.
 
C’est d’ailleurs dans ce contexte que le plan européen RepowerEU a été adopté. Ce texte a réaffirmé les ambitions de l’Union dans le domaine de l’hydrogène, allant même jusqu’à les doubler.
 
À ce moment-là, les ambitions européennes, largement démesurées, visaient la consommation de 10 millions de tonnes d’hydrogène bas carbone produit en Europe d’ici 2030, auxquels s’ajouteraient 10 millions de tonnes importées. Cela explique en partie pourquoi le Maroc mise autant sur cette filière et y investit massivement. Le pays espère, en théorie, trouver des débouchés pour exporter la molécule vers l’Europe.
 
Un pays européen en particulier est très actif sur ce sujet : l’Allemagne. Pourquoi, selon vous ?
 
Contrairement à de nombreux pays de l’Union européenne qui ont lancé leurs stratégies hydrogène après juillet 2020, dans le sillage de la stratégie européenne, l’Allemagne travaillait déjà sur le sujet en amont. Elle avait une longueur d’avance. En France, un plan concret existait depuis 2018, le plan Hulot, mais les montants engagés restaient très modestes. On était loin des milliards aujourd’hui annoncés.
 
L’Allemagne, quant à elle, avait déjà amorcé une véritable diplomatie de l’hydrogène avant 2020, ce qui en faisait l’un des moteurs de l’élaboration de la stratégie européenne dans ce domaine.
 
Cet engagement s’explique notamment par la structure même de son économie, fortement industrialisée. Il lui fallait donc trouver des solutions techniques pour réduire les émissions de carbone de son tissu productif. L’hydrogène s’est imposé comme l’une des pistes sérieusement envisagées, et activement promue.
 
Ce qui distingue l’Allemagne d’autres pays européens, c’est qu’elle assume pleinement une stratégie fondée sur l’importation massive d’hydrogène, là où d’autres pays, comme la France, mettent en avant l’objectif de produire localement autant que possible. Berlin reconnaît qu’elle ne pourra produire qu’une infime partie de l’hydrogène nécessaire à sa consommation.
 
L’Allemagne veut sortir du charbon, qui a longtemps été la principale source de production d’électricité dans le pays, tout en mettant un terme à l’usage du nucléaire. Elle mise donc sur les énergies renouvelables pour répondre à ses besoins et sur l’hydrogène pour accompagner la décarbonation de son industrie.
 
Bref, sur le plan électrique, l’Allemagne aura du mal à orienter une part suffisante de sa production vers la fabrication massive d’hydrogène, une activité particulièrement électro-intensive, c’est-à-dire très gourmande en électricité.
 
Cinq ans après la mise en œuvre de la stratégie européenne sur l’hydrogène, les objectifs ont-ils été atteints ?
 
Non, les ambitions annoncées n'ont pas été réalisées. En réalité, dès la publication de la stratégie européenne sur l’hydrogène, renforcée ensuite par le plan RepowerEU, les acteurs du secteur étaient parfaitement lucides sur le fait que ces objectifs n’étaient pas réalistes. Le président de France Hydrogène, Philippe Boucly, me l’a clairement dit : consommer 20 millions de tonnes d’hydrogène bas carbone d’ici 2030 n’était tout simplement pas crédible, au point que, selon lui, cela risquait de discréditer la Commission européenne elle-même.
 
Il s’agissait probablement avant tout de donner un cap. La Commission a l’habitude de fixer des objectifs démesurés dans d’autres domaines également. C’est le cas de la stratégie industrielle de gestion du carbone, où les ambitions sont elles aussi jugées irréalistes. Tout le monde sait que ces cibles sont inatteignables.
 
D’autant plus qu’en Europe, on observe un net recul de la part de certains industriels qui, dans un premier temps, avaient envisagé de décarboner leur production en recourant à de l’hydrogène bas carbone. C’est notamment le cas d’ArcelorMittal, sidérurgiste de premier plan. Théoriquement, il est possible de produire de l’acier à partir d’hydrogène, à condition de remplacer totalement les procédés actuels, fondés sur l’usage du charbon, par des fours spécialement conçus.
 
Ce changement demande des investissements colossaux. Et il n’a de sens que si l’hydrogène utilisé est véritablement bas carbone, faute de quoi le bénéfice climatique serait nul. À ce titre, un projet ambitieux avait été lancé sous le nom de Hydeal Ambition, porté par plusieurs industriels à partir de 2020 ou 2021. La première déclinaison de ce projet devait voir le jour dans le nord de l’Espagne, sous le nom de Hydeal España, en partenariat avec ArcelorMittal.
 
Ce projet a été annulé. Il n’y aura donc pas de production massive d’hydrogène bas carbone dans cette région pour alimenter le site industriel voisin. Lors d’une audition récente à l’Assemblée nationale en France, le président d’ArcelorMittal France a été très clair : l’hydrogène reste avant tout un sujet économique, et à ce jour, ce n’est tout simplement pas rentable.
 
Cela montre que la demande ne suit pas. Les clients potentiels ne sont pas disposés à payer le prix actuel de l’hydrogène. Et du côté de la production, les difficultés sont tout aussi importantes. Faute de débouchés, les investissements ralentissent. Plusieurs gigafactories d’électrolyseurs avaient été annoncées en France.
 
McPhy, l’un des industriels engagés, a bien construit son usine de fabrication d’électrolyseurs, mais se retrouve aujourd’hui dans une impasse, en raison de la faiblesse de la demande. Quant à Elogen, filiale de GTT, elle a carrément suspendu la construction de sa gigafactory annoncée. Au final, des deux côtés de la filière, tant du côté de la demande que de celui de la production, le marché de l’hydrogène bas carbone peine à décoller.
 
Finalement, l’hydrogène n'est-il pas une fausse solution au problème du dérèglement climatique ?

Ce que j’ai voulu mettre en lumière dans mon livre, notamment à travers une partie de mon enquête, c’est l’éclairage apporté par les sciences humaines et sociales sur les questions énergétiques. En tant que journalistes, nous avons souvent tendance à interroger prioritairement les acteurs industriels, les ingénieurs, les physiciens, les chimistes. Bref, les disciplines dites « dures », en oubliant que les sciences humaines ont, elles aussi, beaucoup à dire sur les enjeux liés à l’énergie.

J’ai donc intégré ces perspectives dans mon travail d’enquête. Et que ressort-il de ces échanges ? Que le développement de la filière hydrogène s’inscrit dans un projet politique précis, celui de la croissance verte.

La promesse de la croissance verte repose sur l’idée qu’il est possible de remplacer les énergies fossiles, responsables du réchauffement climatique, par des sources d’énergie moins carbonées, tout en maintenant nos niveaux actuels de production, de consommation et nos modes de vie. Autrement dit, il s’agit de substituer sans remettre en cause le modèle économique sous-jacent.

Or, selon de nombreuses études économiques, si l’objectif est véritablement d’atteindre les objectifs climatiques et de maintenir un monde soutenable, cette logique est vouée à l’échec. Même les pays qui parviennent à ce que l’on appelle un découplage absolu — c’est-à-dire à dissocier la croissance de leur PIB de l’augmentation des impacts environnementaux — ne vont pas assez loin.

Une étude publiée dans The Lancet Planetary Health, que je cite dans mon livre, montre que même les pays comme la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni, qui ont réussi ce découplage, ne réduisent pas leurs émissions à un rythme suffisant, ni à une échelle géographique assez large. De plus, ce découplage ne concerne que le CO₂, en laissant de côté d’autres formes de dégradation environnementale.

En somme, ce projet de croissance verte nous mène droit dans une impasse climatique. Pourtant, c’est ce modèle qui est adopté par la majorité des pays à travers leurs stratégies de réduction des émissions.

Je voulais aussi illustrer un second point, qui montre combien le problème est abordé de manière fragmentaire. Les politiques climatiques actuelles ne prennent pas la mesure globale des enjeux.

Pour revenir à l’hydrogène, la stratégie européenne reconnaît que l’hydrogène bas carbone est difficile à produire et qu’il s’agit d’une ressource rare. Elle propose donc de réserver son usage à certains secteurs jugés prioritaires.

Et quels sont ces secteurs ? Ceux qui consomment déjà massivement de l’hydrogène, à savoir les raffineries et la production d’ammoniac. Dans le premier cas, l’hydrogène est utilisé pour éliminer les particules de soufre du pétrole brut. Dans le second, l’ammoniac sert à la fabrication d’engrais azotés.

Ce qu’on nous dit, en substance, c’est que l’urgence consiste à décarboner la fabrication de produits – le pétrole et les engrais azotés – dont l’utilisation pose problème d’un point de vue climatique.

Cela illustre une forme de fuite en avant technologique, où l’on cherche à corriger les effets sans remettre en question les causes. Le cadre de réflexion dominant continue d’ignorer les enjeux de sobriété. Et tant que l’on se refuse à repenser nos modes de production et de consommation dans leur globalité, aucune solution technique ne suffira à elle seule à relever le défi climatique.







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