À 88 ans, ma mère demeure mon phare lorsque je cherche à comprendre le monde. Certes, elle n’a jamais fréquenté les amphithéâtres des universités, ni décroché de doctorat en science politique. Mais elle a de la mémoire. Elle a été le témoin vivant de la révolution de 1953, celle qui a soudé un roi et son peuple, celle qui a mené le pays à son indépendance. Elle n’a pas besoin de me le rappeler : son mari, comme des milliers de jeunes, en a fait partie, et il en a payé le prix lourd. La prison. La torture. Un œil perdu, puis plus tard l’autre.
Ma mère a vu de ses propres yeux l’élan collectif d’un pays qui se redresse ; elle a ressenti dans l’air la ferveur du retour de Mohammed V, ce 16 novembre 1955. Pour elle, la majesté d’un roi n’a aucun sens sans la majesté de son peuple. Au nom de ce principe, elle est convaincue que jamais le roi ne devrait aller contre la volonté du peuple.
Quand nous parlons d’actualité, elle adopte cette posture rare chez les commentateurs : celle du recul, de la profondeur. Elle écoute, réfléchit, puis lâche quelques mots simples :
« Le Sole est à 150 dirhams le kilo, le merlan à 90, l’agneau à 120, le bœuf à 100… Seul le prix de la sardine n’a pas augmenté : toujours 20 dirhams. »
Et sans transition, elle poursuit :
« Ces jeunes, je ne leur demande qu’une seule chose… Exprimez ce que vous voulez, revendiquez, contestez, brassez la cage du pouvoir, exigez que la corruption cesse, que la santé et l’éducation s’améliorent, que les prix baissent… mais ne touchez pas à la monarchie. »
Avant même que je puisse réagir, elle enchaîne : « Le peuple a besoin du roi, le roi a besoin du peuple, pour continuer à construire le Maroc et pour poursuivre une révolution commencée bien avant l’indépendance… »
Je réussis à placer un mot :
« Et tu penses que ces jeunes vont sauver le Maroc de tout ça ? »
Elle répond sans hésiter :
« Ces jeunes, ils étaient des milliers en 1953 ; ils sont des millions en 2025. Certains sont plus instruits que d’autres, certains sont plus impulsifs, mais tous unis par une conscience… Il ne fallait pas les arrêter de manifester. Moi non plus, je n’aime pas voir un immeuble brûler. Mais je suis obligée de leur faire confiance. Qui oserait dire qu’ils n’ont pas raison de s’exprimer ? Que leurs revendications ne sont pas fondées ? Certainement pas le roi, encore moins le prince héritier, qui est de la même génération qu’eux… »
J’écoute ma mère parler. Inutile de chercher à placer un mot. Elle conclut son discours par une prière à l’attention du roi, lui souhaitant santé et longue vie. Aux jeunes, elle adresse simplement :
« Que Dieu continue à les guider sur la bonne voie. »
Oui, ma mère est une monarchiste pur et dur. Elle défend cette institution avec la fidélité tranquille de ceux qui ont traversé les tempêtes de l’Histoire. Chaque fois que je l’écoute parler du pays, je souris. Rien n’échappe à sa mémoire. On croirait qu’elle a assisté elle-même à l’arrivée du premier roi du Maroc, Moulay Idriss Premier, il y a douze siècles. Pour elle, la monarchie n’est pas une idée politique : c’est une présence. Une continuité qui coule dans les veines du pays, entre le roi et le peuple, entre le peuple et le roi.
« Le Maroc ne sera jamais le Maroc sans un roi à sa tête », répète-t-elle souvent. « Même ceux qui critiquent la monarchie ne peuvent envisager autre chose. Parce que la monarchie, c’est l’âme du pays. »
Ses mots se déposent en moi comme une poussière d’Histoire sur les étagères de ma pensée. Nous appartenons à deux générations qui se regardent à travers une vitre : elle, façonnée par la mémoire ; moi, par le mouvement du monde. Ses certitudes me déroutent parfois, mon discours critique sur les dirigeants la fait sourire. Pourtant, dans ce dialogue à travers les continents, quelque chose d’essentiel circule : une transmission invisible qui échappe aux mots et aux idéologies.
Quand je ferme l’ordinateur, son visage reste un instant suspendu dans la lumière. Malgré les kilomètres, malgré les époques, malgré nos différences, sa voix continue de me relier à une histoire plus vaste que moi.
Ma mère a vu de ses propres yeux l’élan collectif d’un pays qui se redresse ; elle a ressenti dans l’air la ferveur du retour de Mohammed V, ce 16 novembre 1955. Pour elle, la majesté d’un roi n’a aucun sens sans la majesté de son peuple. Au nom de ce principe, elle est convaincue que jamais le roi ne devrait aller contre la volonté du peuple.
Quand nous parlons d’actualité, elle adopte cette posture rare chez les commentateurs : celle du recul, de la profondeur. Elle écoute, réfléchit, puis lâche quelques mots simples :
« Le Sole est à 150 dirhams le kilo, le merlan à 90, l’agneau à 120, le bœuf à 100… Seul le prix de la sardine n’a pas augmenté : toujours 20 dirhams. »
Et sans transition, elle poursuit :
« Ces jeunes, je ne leur demande qu’une seule chose… Exprimez ce que vous voulez, revendiquez, contestez, brassez la cage du pouvoir, exigez que la corruption cesse, que la santé et l’éducation s’améliorent, que les prix baissent… mais ne touchez pas à la monarchie. »
Avant même que je puisse réagir, elle enchaîne : « Le peuple a besoin du roi, le roi a besoin du peuple, pour continuer à construire le Maroc et pour poursuivre une révolution commencée bien avant l’indépendance… »
Je réussis à placer un mot :
« Et tu penses que ces jeunes vont sauver le Maroc de tout ça ? »
Elle répond sans hésiter :
« Ces jeunes, ils étaient des milliers en 1953 ; ils sont des millions en 2025. Certains sont plus instruits que d’autres, certains sont plus impulsifs, mais tous unis par une conscience… Il ne fallait pas les arrêter de manifester. Moi non plus, je n’aime pas voir un immeuble brûler. Mais je suis obligée de leur faire confiance. Qui oserait dire qu’ils n’ont pas raison de s’exprimer ? Que leurs revendications ne sont pas fondées ? Certainement pas le roi, encore moins le prince héritier, qui est de la même génération qu’eux… »
J’écoute ma mère parler. Inutile de chercher à placer un mot. Elle conclut son discours par une prière à l’attention du roi, lui souhaitant santé et longue vie. Aux jeunes, elle adresse simplement :
« Que Dieu continue à les guider sur la bonne voie. »
Oui, ma mère est une monarchiste pur et dur. Elle défend cette institution avec la fidélité tranquille de ceux qui ont traversé les tempêtes de l’Histoire. Chaque fois que je l’écoute parler du pays, je souris. Rien n’échappe à sa mémoire. On croirait qu’elle a assisté elle-même à l’arrivée du premier roi du Maroc, Moulay Idriss Premier, il y a douze siècles. Pour elle, la monarchie n’est pas une idée politique : c’est une présence. Une continuité qui coule dans les veines du pays, entre le roi et le peuple, entre le peuple et le roi.
« Le Maroc ne sera jamais le Maroc sans un roi à sa tête », répète-t-elle souvent. « Même ceux qui critiquent la monarchie ne peuvent envisager autre chose. Parce que la monarchie, c’est l’âme du pays. »
Ses mots se déposent en moi comme une poussière d’Histoire sur les étagères de ma pensée. Nous appartenons à deux générations qui se regardent à travers une vitre : elle, façonnée par la mémoire ; moi, par le mouvement du monde. Ses certitudes me déroutent parfois, mon discours critique sur les dirigeants la fait sourire. Pourtant, dans ce dialogue à travers les continents, quelque chose d’essentiel circule : une transmission invisible qui échappe aux mots et aux idéologies.
Quand je ferme l’ordinateur, son visage reste un instant suspendu dans la lumière. Malgré les kilomètres, malgré les époques, malgré nos différences, sa voix continue de me relier à une histoire plus vaste que moi.