Ce 18 novembre était promis à devenir la date des dates, le jour où le Maroc entier se courberait sous l’émotion pour écouter celui dont le départ avait suspendu tant d’espérances et dont le retour semblait rouvrir les portes de l’avenir. Si le 16 novembre 1955 marqua le retour du Roi, son discours deux jours plus tard, celui du 18, allait faire de ce retour une renaissance.
Dans le petit douar accroché aux pentes rocheuses, on s’était réuni des nuits durant pour décider qui porterait la voix de la tribu jusque dans la ville lointaine. Il allait de soi que le grand retour ne pouvait passer sans que chaque village, même le plus humble, envoie l’un de ses fils pour voir de ses yeux ce que leurs petits-enfants raconteraient encore. On économisa, on cotisa, on partagea, on échangea des promesses et des bénédictions. Ainsi fut désigné Ssi Lahssen pour représenter son douar Bouâjoul et accueillir comme il se doit Sa Majesté à sa descente de l’avion, le 16 novembre 1955.
Ssi Lahssen, l’homme au dos noueux, au visage buriné par le soleil des pâtures, n’avait jamais quitté sa montagne plus loin que le souk hebdomadaire. À 120 kilomètres, Fès semblait être au bout du monde. Et pourtant le voilà soudain désigné pour traverser le pays et se tenir, en chair et en os, parmi la marée d’hommes venus accueillir le roi. Il accepta sans dire un mot, mais ses yeux trahirent un mélange d’effroi et de fierté. Rabat était loin, très loin. Le voyage allait être long et difficile avant qu’il ne soit témoin d’une page d’histoire.
La route fut longue. Les villages se succédaient. À mesure que le vieux car avançait, les drapeaux rouges fleurissaient au bord des chemins, les youyous montaient comme des oiseaux ivres, et Ssi Lahssen se surprenait à murmurer, sans même s’en rendre compte : « Qu’Allah me permette de m’approcher… juste m’approcher… du Sultan. » Quand il arriva enfin à l’aéroport, ce mercredi d’automne, dans ce lieu qu’il n’aurait pu imaginer même dans ses rêves les plus fous, il fut saisi par l’ampleur du monde. Le tarmac devenu esplanade était noire de monde, et pourtant chaque visage semblait briller d’une lumière propre. On chantait, on pleurait, on priait. À cet instant, Ssi Lahssen comprit qu’il ne représentait pas seulement sa tribu, mais mille autres invisibles qui vibraient à travers lui.
Dans le petit douar accroché aux pentes rocheuses, on s’était réuni des nuits durant pour décider qui porterait la voix de la tribu jusque dans la ville lointaine. Il allait de soi que le grand retour ne pouvait passer sans que chaque village, même le plus humble, envoie l’un de ses fils pour voir de ses yeux ce que leurs petits-enfants raconteraient encore. On économisa, on cotisa, on partagea, on échangea des promesses et des bénédictions. Ainsi fut désigné Ssi Lahssen pour représenter son douar Bouâjoul et accueillir comme il se doit Sa Majesté à sa descente de l’avion, le 16 novembre 1955.
Ssi Lahssen, l’homme au dos noueux, au visage buriné par le soleil des pâtures, n’avait jamais quitté sa montagne plus loin que le souk hebdomadaire. À 120 kilomètres, Fès semblait être au bout du monde. Et pourtant le voilà soudain désigné pour traverser le pays et se tenir, en chair et en os, parmi la marée d’hommes venus accueillir le roi. Il accepta sans dire un mot, mais ses yeux trahirent un mélange d’effroi et de fierté. Rabat était loin, très loin. Le voyage allait être long et difficile avant qu’il ne soit témoin d’une page d’histoire.
La route fut longue. Les villages se succédaient. À mesure que le vieux car avançait, les drapeaux rouges fleurissaient au bord des chemins, les youyous montaient comme des oiseaux ivres, et Ssi Lahssen se surprenait à murmurer, sans même s’en rendre compte : « Qu’Allah me permette de m’approcher… juste m’approcher… du Sultan. » Quand il arriva enfin à l’aéroport, ce mercredi d’automne, dans ce lieu qu’il n’aurait pu imaginer même dans ses rêves les plus fous, il fut saisi par l’ampleur du monde. Le tarmac devenu esplanade était noire de monde, et pourtant chaque visage semblait briller d’une lumière propre. On chantait, on pleurait, on priait. À cet instant, Ssi Lahssen comprit qu’il ne représentait pas seulement sa tribu, mais mille autres invisibles qui vibraient à travers lui.
L’avion apparut dans le ciel comme un immense oiseau blanc. Jamais il n’avait vu de si près une machine plus grande, plus majestueuse. Le grondement de ses moteurs fit vibrer la terre sous ses pieds. Et alors qu’il se posait lentement, Ssi Lahssen sentit son cœur trembler si fort qu’il dut poser une main sur sa poitrine. La porte s’ouvrit. Le temps cessa de couler. Les cris s’évanouirent, puis rejaillirent en un souffle colossal. Et dans l’encadrement de la porte, apparaissant presque dans une aura invisible, se tenait Mohammed V, drapé dans sa djellaba immaculée, coiffé de son tarbouch watani, son visage apaisé après deux années d’attente silencieuse. Derrière lui, la famille royale avançait lentement, saluant la foule, comme si chaque geste était un baume sur les plaies du pays.
Ssi Lahssen pleura sans honte. Il cria si fort que sa voix se brisa. Il sentit ses jambes vouloir courir, son corps vouloir s’élancer, son âme vouloir se prosterner. Et dans cette ivresse sacrée, il fit quelque chose, ou crut le faire. Il avança, poussé par une force de courage ou de folie. La foule se referma derrière lui. Il ne se souvenait plus très bien ensuite. Avait-il touché le pan de la djellaba royale ? Avait-il prononcé quelques mots ? Avait-il rêvé l’instant où le roi lui adressa peut-être un regard, un sourire, ou une bénédiction silencieuse ? Nul ne le sut vraiment, pas même lui.
Quatre jours plus tard, lorsqu’il retrouva les sentiers pierreux de sa montagne, toute la tribu s’était réunie. Jamais un tel silence n’avait régné : les enfants retenaient leur souffle, les femmes suspendaient leurs lavages, les hommes gardaient les yeux fixés sur lui comme si chaque mot allait retentir jusque dans l’éternité. Tous n’avaient pas la radio ; ils avaient entendu un extrait du discours royal, mais là, avec Ssi Lahssen, ils avaient droit à un récit digne des plus grands reporters.
Alors Ssi Lahssen raconta. Sa voix devint lente et profonde, comme celle des conteurs des Mille et Une Nuits. « L’avion, dit-il, tel un oiseau géant, s’est posé sur la terre comme si le ciel s’était invité parmi nous… » La tribu écoutait, envoûtée, comme si l’histoire se déroulait sous leurs yeux. Puis arriva le moment. Celui où il devait dire comment le roi était apparu. Il s’arrêta, prit une longue inspiration. La montagne retenait son souffle. Les chèvres cessèrent de brouter. « Enfin, murmura-t-il, la porte s’est ouverte… ». Les femmes se couvrirent la bouche. Les hommes sentirent leurs gorges se nouer. « Et là, continua-t-il, le roi est apparu. Avec sa djellaba, son tarbouch, sa balgha… et de sa main, il saluait un peuple entier. Nous. Moi. Nous tous. En cet instant, mes frères, je vous le dis, jamais un peuple et un roi n’ont formé un seul cœur et un seul corps comme ce jour-là. Jamais. Ce que vous avez entendu à la radio, moi, je l’ai vu. ». Ssi Lahssen ne dit pas qu’il avait approché le roi. Ni qu’il en avait rêvé. Ni qu’il n’avait jamais su distinguer l’un de l’autre. Son intégrité morale lui interdisait de raconter quelque chose dont il n’était pas sûr.
Ce jour-là, Ssi Lahssen avait rapporté à sa tribu bien plus que des mots. Il avait ramené l’éclat d’un moment où une nation entière s’était relevée, rassemblée d’un seul souffle, pour accueillir son roi comme on accueille l’aurore après une longue nuit. Et dans le village de Bouâjoul, encore aujourd’hui, on dit que ce 16 et ce 18 novembre de l’année 1955, le Maroc ne s’est pas contenté de retrouver son souverain : il a retrouvé son âme. Aujourd’hui, une question s’impose, qu’en reste-t-il ? J’ose croire qu’il en reste assez pour permettre à ce pays, à ce peuple, de ne jamais se laisser vaincre par ses propres doutes, ses imperfections et ses ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs.
Mohamed Lotfi
18 Novembre 2025
PS : Je me suis inspiré d’une petite anecdote racontée par mon ami Ahmed Marzouki dans une vidéo sur youtube. Ssi Lahssen était son oncle, Allah Yrehmou.
Ssi Lahssen pleura sans honte. Il cria si fort que sa voix se brisa. Il sentit ses jambes vouloir courir, son corps vouloir s’élancer, son âme vouloir se prosterner. Et dans cette ivresse sacrée, il fit quelque chose, ou crut le faire. Il avança, poussé par une force de courage ou de folie. La foule se referma derrière lui. Il ne se souvenait plus très bien ensuite. Avait-il touché le pan de la djellaba royale ? Avait-il prononcé quelques mots ? Avait-il rêvé l’instant où le roi lui adressa peut-être un regard, un sourire, ou une bénédiction silencieuse ? Nul ne le sut vraiment, pas même lui.
Quatre jours plus tard, lorsqu’il retrouva les sentiers pierreux de sa montagne, toute la tribu s’était réunie. Jamais un tel silence n’avait régné : les enfants retenaient leur souffle, les femmes suspendaient leurs lavages, les hommes gardaient les yeux fixés sur lui comme si chaque mot allait retentir jusque dans l’éternité. Tous n’avaient pas la radio ; ils avaient entendu un extrait du discours royal, mais là, avec Ssi Lahssen, ils avaient droit à un récit digne des plus grands reporters.
Alors Ssi Lahssen raconta. Sa voix devint lente et profonde, comme celle des conteurs des Mille et Une Nuits. « L’avion, dit-il, tel un oiseau géant, s’est posé sur la terre comme si le ciel s’était invité parmi nous… » La tribu écoutait, envoûtée, comme si l’histoire se déroulait sous leurs yeux. Puis arriva le moment. Celui où il devait dire comment le roi était apparu. Il s’arrêta, prit une longue inspiration. La montagne retenait son souffle. Les chèvres cessèrent de brouter. « Enfin, murmura-t-il, la porte s’est ouverte… ». Les femmes se couvrirent la bouche. Les hommes sentirent leurs gorges se nouer. « Et là, continua-t-il, le roi est apparu. Avec sa djellaba, son tarbouch, sa balgha… et de sa main, il saluait un peuple entier. Nous. Moi. Nous tous. En cet instant, mes frères, je vous le dis, jamais un peuple et un roi n’ont formé un seul cœur et un seul corps comme ce jour-là. Jamais. Ce que vous avez entendu à la radio, moi, je l’ai vu. ». Ssi Lahssen ne dit pas qu’il avait approché le roi. Ni qu’il en avait rêvé. Ni qu’il n’avait jamais su distinguer l’un de l’autre. Son intégrité morale lui interdisait de raconter quelque chose dont il n’était pas sûr.
Ce jour-là, Ssi Lahssen avait rapporté à sa tribu bien plus que des mots. Il avait ramené l’éclat d’un moment où une nation entière s’était relevée, rassemblée d’un seul souffle, pour accueillir son roi comme on accueille l’aurore après une longue nuit. Et dans le village de Bouâjoul, encore aujourd’hui, on dit que ce 16 et ce 18 novembre de l’année 1955, le Maroc ne s’est pas contenté de retrouver son souverain : il a retrouvé son âme. Aujourd’hui, une question s’impose, qu’en reste-t-il ? J’ose croire qu’il en reste assez pour permettre à ce pays, à ce peuple, de ne jamais se laisser vaincre par ses propres doutes, ses imperfections et ses ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs.
Mohamed Lotfi
18 Novembre 2025
PS : Je me suis inspiré d’une petite anecdote racontée par mon ami Ahmed Marzouki dans une vidéo sur youtube. Ssi Lahssen était son oncle, Allah Yrehmou.



















