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Culture

Roman carcéral : La littérature du témoignage ou quand les mots traduisent les maux


Rédigé par Mhamed LEQDEH le Mercredi 20 Juillet 2022

Les témoignages sur les expériences carcérales sont nés pour répondre à un besoin pressant de peindre les formes multiples de la répression. Depuis les années 80, un catalogue imposant s’est formé pour constituer un genre trop important pour ne pas susciter l’intérêt et passer inaperçu.



Les textes fondateurs de ce type d’écriture ont vu le jour au cours des années 80 avec Abdelkader Chaoui (kana wa akhawatuha, 1986), Mehdi Moumni Toujgani (Dar Bricha, aw qissatu moukhtataf, 1987) et Driss Bouyessef Rekkab (A l’ombre de Lalla Chafia, 1989). Ecrit en arabe ou en français, la scène littéraire marocaine a connu une production massive d’un grand nombre de témoignages dont les auteurs appartiennent majoritairement à deux catégories d’ex-détenus : d’un côté, les ex-militants dans les rangs des organisations révolutionnaires d’extrême-gauche (Ilal amam, 23 mars …) et, d’un autre côté, les ex-officiers et sous-officiers, fantassins et aviateurs, ayant été jugés coupables d’avoir participé aux tristes événements des deux coups d’Etat qui ont secoué le Trône du roi Hassan II en juillet 1971 et août 1972.

Désormais, des noms de lieux tels que Tazmamart, Derb Moulay Chrif, Qalâat Mgouna … surgissent à la surface et occupent l’esprit du lecteur.

« Disparu est celui qui y met les pieds ; nouveau-né est celui qui en sort vivant », disait-on. En effet, s’il existe un centre de détention secret qui a le plus marqué la mémoire des détenus politiques marocains d’extrême-gauche d’une tache sombre, c’est bel et bien le commissariat de Derb Moulay Cherif, situé à Hay Lmohammadi en plein centre de la ville de Casablanca. Les ex-détenus qui ont eu le malheur d’y mettre le pied appartiennent à des catégories différentes. Des opposants politiques, des insurgés populaires, des militants marxistes-léninistes, des islamistes, des étudiants et même des élèves y ont connu pendant plusieurs mois des traitements d’une violence et d’une barbarie insoutenables.

Au Derb, le séjour est infernal. L’effroi et le contact avec le réel de la mort meublent le quotidien des détenus. C’est surtout pendant les interrogatoires musclés que ces derniers se trouvent à deux doigts de la mort et de l’anéantissement. Des geôliers qui ne ménagent aucun effort en vue de détruire leurs proies, agissent dans l’impunité totale et multiplient les techniques de torture (avion, perroquet, falaqa …) pour perfectionner leur sale besogne, comme le rapporte Jaouad Mdidech : « Mais on reprenait juste quelques secondes après, jusqu’à étranglement-asphyxie-supplice de la mort. Une autre pause, puis on remettait ça. Combien dura l’épreuve ? Aucune idée. En tous cas jusqu’à que je sentisse mes os craquer à l’intérieur de ma chair. D’avoir la respiration coupée procurait la sensation d’une mort imminente. « Les noms, les adresses, les coups. La mort. C’est possible, la mort. Abdelatif Zeroual, mort ici, peut-être dans cette salle, peut-être à l’hôpital Ibn Sina », écrit encore Abdelfattah Fakihani. Ainsi, au contact avec le réel de la mort, l’effroi atteint son paroxysme et pousse les détenus à « cracher le morceau », quitte à dénoncer leurs propres camarades, ce qui représente pour eux la pire des humiliations.

Tazmamart : la spirale tragique

A Tazmamart, la mort n’est pas seulement une idée ou une illusion, c’est une réalité. Elle s’installe lentement et prend tout son temps pour occuper tous les coins où ses victimes essayeraient de la fuir. Elle s’empare des prisonniers à tour de rôle après avoir hanté leurs esprits sous formes de cauchemars ou de rêves prémonitoires. Elle trouve dans ce lieu sinistre les ingrédients suffisants pour accomplir son oeuvre sans jamais être pressée.

Dans le bagne de Tazmamart, l’image de la mort est terrifiante. Les rescapés de ce lieu décrivent minutieusement la manière inhumaine dont leurs compagnons ont rendu leurs derniers soupirs. Certains d’entre eux décrivent également les moments désespérés durant lesquels ils ont eux-mêmes vu la mort de très près et où ils étaient à deux doigts de périr à leur tour.

Désespérés, ils se rendent à l’évidence : « L’ordre était précis, concis et formel : Tazmamart était notre dernière demeure », disait Mohammed Raïs, l’auteur du livre-témoignage « De Skhirat à Tazmamart, retour du bout de l’enfer ». Les auteurs-témoins ont vécu leur calvaire en le percevant à travers tous leurs sens. Leur ouïe était systématiquement torturée par les cris et les gémissements de leurs camarades agonisants, leur odorat a perçu toutes les odeurs nauséabondes de la mort et des excréments, mais c’est surtout leur vue qui a véritablement mesuré l’ampleur des atrocités qu’ils ont subies en contemplant le spectacle affreux qui se présentaient à leurs yeux lorsqu’ils ont eu le malheur de revoir leurs camarades après plusieurs années de séparation (il y avait deux bâtiments séparés) quand la fin de leur calvaire s’annonçait imminente.

Marzouki raconte comment lui et ses camarades ont eu beaucoup de mal à reconnaitre un des leurs, Abdelaziz Daoudi, jadis connu par sa beauté physique et son corps d’athlète : « Une voix parmi nous s’écria : - Mais c’est Daoudi, Daoudi Abdelaziz ! - Mais non, répondirent d’autres, choqués ». Le témoignage carcéral rapporte de véritables expériences traumatisantes. La mise en récit de l’aspect monstrueux des atrocités vécues par les auteurs-témoins laisse voir des plaies qui, plusieurs années après, refusent toujours de se cicatriser, surtout chez les rescapés de la prison mouroir de Tazmamart.

Par sa fonction thérapeutique, le témoignage carcéral marocain a permis à ces victimes de se libérer, quoique partiellement, du fardeau qui a pour longtemps hanté leurs esprits. Avoir été emmuré durant presque deux décennies dans l’anonymat et le silence total et rester, pendant plusieurs années après, privé de son droit à la parole de peur d’être emprisonné à nouveau, n’est-ce pas là un trauma dont la langue humaine serait incapable de mesurer les dimensions ?




Mhamed LEQDEH