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Actu Maroc

Quelles sont les voies juridiques pour faire payer à Brahim Ghali ses crimes?


Rédigé par Saâd JAFRI & Amine ATER Dimanche 25 Avril 2021

L’hospitalisation en Espagne du leader du polisario, Brahim Ghali, vient fragiliser encore plus les relations entre Madrid et Rabat…Quelles sont les prérogatives de la justice espagnole ? Qu’en dit le droit international ? Et quelle incidence sur les relations maroco-espanoles ? Le point.



Alors que les relations maroco-espagnoles flottent dans une certaine ambiguïté, le gouvernement ibérique a décidé, une fois de plus, de jeter l’huile sur le feu, en acceptant l’hospitalisation du chef du polisario, Brahim Ghali, en Espagne, sachant qu’il fait l’objet de plusieurs plaintes pour crimes contre l’humanité, séquestrations et tortures. 

Moins sage que l’Allemagne, premier pays ayant été approché par les autorités algériennes pour accueillir le polisarien, mais en vain, l’Espagne a accepté de le faire rentrer clandestinement, sous une fausse identité et avec des papiers falsifiés en vue de détourner l’attention de la justice espagnole. Une fois l’information fuitée, Arancha González, ministre des Affaires étrangères, de l'Union Européenne et de la Coopération d'Espagne, a tenté la carte de «l’humanitaire», en déclarant que “la présence de Ghali dans le pays obéit à des raisons «strictement» médicales”, avançant l’hypothèse «hâtive», que les relations entre son pays et le Maroc ne seraient pas affectées par l'accueil du chef des séparatistes.

Une hypothèse très vite infirmée, puisque le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, n’a pas tardé à convoquer l’ambassadeur d’Espagne au Maroc, Ricardo Díez-Hochleitner Rodríguez, pour exprimer son « incompréhension » et son « exaspération » et « demander des explications » quant à l’attitude « déloyale » du voisin ibérique. Quelques heures après, la diplomatie marocaine a exprimé dans un communiqué « sa déception à l’égard de cet acte contraire à l’esprit de partenariat et de bon voisinage, et qui concerne une question fondamentale pour le peuple marocain et ses forces vives ».

« Bien que la ministre des Affaires étrangères espagnole, Arancha Gonzalez Laya, ait affirmé lors d’un point de presse à Madrid que l’hospitalisation de Brahim Ghali en Espagne n’affecterait par les excellentes relations bilatérales avec le Maroc, cet épisode éloigne encore plus la possibilité de la tenue de la Réunion de Haut Niveau entre le Maroc et l’Espagne. Cela pourrait également impacter les Espagnols résidant au Maroc, comme les hommes d’affaires dans l’attente de la signature d’accords de partenariats entre les deux Royaumes », abonde dans le même sens, Sonia Moreno, correspondante au Maroc du quotidien El Español.

La grogne des victimes se fait entendre 

Toutefois, au moment où le gouvernement espagnol continue de prendre Brahim Ghali sous son aile, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer son arrestation. Les avocats de l’association sahraouie de défense des droits de l’homme (ASADEDH) ont été les premiers à s’être manifestés en déposant, jeudi dernier, une plainte auprès de la justice espagnole pour l'activation du mandat d’arrêt européen émis à l’encontre de ce dernier, en rappelant que le chef du Polisario « a été convoqué pour témoigner par le juge du tribunal numéro 5 de l’Audience nationale en novembre 2016 » mais il ne s'y est pas présenté. 

Les victimes espagnoles des actes terroristes perpétrés par les séparatistes du Polisario ont également réclamé, samedi, l’arrestation immédiate de ce dernier, qui est accusé d'assassinats de travailleurs espagnols d’origines canariennes dans le territoire du Sahara, a indiqué l'Association Canarienne des victimes du terrorisme (Acavite) dans un communiqué. Il est également accusé d'être « le commanditaire ayant ordonné les assassinats, les enlèvements collectifs et les disparitions d'équipages en haute mer de marins canariens lors de la période allant de 1973 à la fin de 1986 », selon la même source, qui réunit les proches de plus de 300 victimes.
 
« Ce n’est pas la première fois que des dirigeants ou responsables du polisario sont accueillis en Espagne pour des raisons de santé, certains d’entre eux y sont décédés à l’image de Ahmed Boukhari en 2018 qui était leur représentant auprès des Nations Unies à New York. La différence c’est que cette fois-ci, c’est le leader du polisario et qu’une association sahraouie proche des autorités marocaines a pu le traîner en justice. A mon avis, l’hypothèse d’une arrestation ne se pose pas tant qu’il est en soins intensifs, la Justice ne va pas le chercher jusque-là », pronostique Ignacio Cembrero, journaliste espagnol et ex-correspondant au Maroc. 

S’agissant des poursuites judiciaires, ‎Ali Kairouani, professeur de Droit International à l’Université Mohammed V de Rabat, nous explique que « le suspect en question, semble-t-il, a été admis sous une fausse identité et a pu voyager avec un passeport très  certainement algérien. D'un point de vue juridique, la convention d'extradition conclue entre le Maroc et l'Espagne le 30 mai 1997 à Madrid ne peut pas s'appliquer à l'encontre de cette personne».

Dans ce même ordre d’idée, M. Kairouani nous affirme que le pouvoir de juger revient à la justice espagnole, ce qui est une compétence souveraine de l'Espagne. « Du point de vue du droit international et selon l'arrêt du Lotus de la CPJI du 7 septembre 1927, l'Etat espagnol a la capacité de le juger devant ses tribunaux. Cela dépendra s'il existe une volonté de la justice espagnole d'entendre les plaintes des victimes », précise notre interlocuteur, avant d’ajouter que les preuves restent également un élément déterminant pour l'ouverture d'un procès pareil avec tous les impacts diplomatiques que cela pourrait engendrer.

La volonté politique est de mise !

Sans trop s’aventurer sur le dossier, notre professeur de droit international note que l'impulsion politique reste, toutefois, déterminante dans l'enclenchement des poursuites judiciaires. « Mais là encore, il existe un principe, celui de la séparation des pouvoirs ou l'équilibre des pouvoirs, en vertu duquel aucun pouvoir ne prime sur l'autre», souligne-t-il.

Pour sa part, Ignacio Cembrero, qui connaît bien les rouages du système judiciaire espagnol, estime que la question de la procédure pénale « devrait se poser si son état s’améliore ». Pour l’heure, son état est assez grave, « l’on me dit même qu’il serait entubé, en raison de quoi je ne pense pas qu’il soit en mesure de s’exprimer devant la justice, notamment l’Audiencia nacional qui est la plus haute cour espagnole à Madrid », nous confie-t-il. « Mais j’insiste, il y a bien d’autres responsables sahraouis et d’autres mouvements du tiers-monde qui ont séjourné dans les hôpitaux espagnols. Il y a une tradition ici instaurée par l’ancien chef des services secrets espagnols d’accueillir des dirigeants du supposé tiers-monde et leurs familles en Espagne s’ils ont besoin de soins médicaux. En général, dans des hôpitaux publics et parfois dans des hôpitaux privés », conclut Cembrero.

Il n’empêche et au vu de l’ampleur et de la gravité  des accusations émises contre Brahim Ghali, celui-ci reste passible de longues années de détention derrière les barreaux. L’article 607 du code pénal espagnol stipule que les auteurs de crimes contre l’humanité sont punis d’un « emprisonnement de quatre à huit ans s’ils ont commis des actes de torture graves sur des personnes dont ils avaient la garde ou la charge et un emprisonnement de deux à six ans pour des actes moins graves ». Si le délit de torture est lié à un crime contre l’humanité et de génocide et à des délits contre les personnes et les biens protégés dans le cadre d’un conflit armé, il ne sera en aucun cas prescrit. Quant au crime de séquestration, il est jugé d’un emprisonnement allant de 6 à 10 ans, si l’acte en soit dure plus de 15 jours, la peine peut être aggravée. Pour ce qui est de l’homicide, il est puni entre 10 ans et la perpétuité révisable. 

Dans l’un comme dans autres cas et bien au-delà de l’aspect purement juridique, l’affaire Ghali réunit tous les ingrédients d’un gros scandale politique qui augure d’heures sombres pour le déjà très décrié gouvernement Sanchez. 
 

3 questions à Mohamed Tajeddine Houssaini

« La justice pourrait trouver des justificatifs pour ne pas toucher au dossier Ghali »

Mohamed Tajeddine Houssaini, professeur de droit international et avocat près la Cour de cassation, nous explique la procédure juridique applicable dans le cas de Brahim Ghali, actuellement hospitalisé en Espagne.  

- Suite au développement de l’affaire d’hospitalisation de Brahim Ghali en Espagne, la justice marocaine peut-elle demander son extradition ?

- Chaque pays qui est concerné par un crime commis au sein de son territoire ou contre ses citoyens, a le droit, conformément aux dispositions du code pénal, de demander l’extradition de la personne concernée, pour la traduire devant sa justice. Il faut donc voir dans un premier temps s’il y a une procédure de poursuite déjà engagée devant les tribunaux marocains, contre le dénommé Brahim Ghali. Si c’est le cas, le Maroc pourrait présenter une demande aux autorités judiciaires espagnoles. Il importe de noter qu’une telle décision est traitée au niveau de la Cour Suprême du pays où se trouve la personne en question. Celle-ci dispose d’une marge d’interprétation qui l’habilite à  d’accepter cette extradition ou de la rejeter, bien sûr en se basant sur le code pénal espagnol. Concrètement, si ladite procédure est engagée, la Cour devrait, premièrement, engager une procédure de faux et usage de faux devant le tribunal espagnol, du fait que Brahim Ghali a été admis en Espagne en catimini et avec un faux passeport. Par ailleurs, il faudrait vérifier si les crimes contre Brahim Ghali son punissables par la loi espagnole. Il faudrait également voir si ce dernier dispose d’une immunité judiciaire, ce qui est peu probable, vu qu’elle est généralement réservée aux Chefs d’Etat et aux parlementaires.

- Ghali aurait obtenu l’assurance du chef du gouvernement espagnol, mais qu’est-ce qui prime : l’Exécutif ou la justice ?

- En règle générale, c’est la justice qui prime, mais vu la complication de la situation et surtout avec l’identification de la personne qui n’a pas encore été faite en bonne et due forme, la justice pourrait trouver des justificatifs pour ne pas toucher au dossier, jusqu’à ce que l’identité réelle de Brahim Ghali soit légalement établie. 

- Si l’Espagne continue de garder le chef du polisario sous sa protection, que pourraient faire les victimes pour obtenir justice ?

- Il y a une procédure générale qui est faite auprès des tribunaux espagnols. Le procureur général quand il reçoit les plaintes, il a ce qu’on appelle le pouvoir d’opportunité, qui lui permet d'engager ou de ne pas engager des poursuites après la commission d'une infraction. Il paraît que Brahim Ghali fait l’objet de plusieurs plaintes en Espagne, pour crimes contre l’humanité, séquestrations, etc. Donc, cette procédure juridique s’applique parfaitement.