Verrouillage, hyper-concentration et obsolescence !
Dans son avis relatif au « fonctionnement concurrentiel du marché du livre scolaire », le Conseil présidé par Ahmed Rahhou a été on ne peut plus clair en concluant que “le niveau de concentration du marché du livre scolaire est élevé, malgré une multiplicité apparente des maisons d’édition”. Selon le Conseil, le marché est tellement concentré que les 4 premiers groupes d’éditeurs contrôlent plus de 53% du marché du livre scolaire. A cela s’ajoute une forte concentration géographique puisque les éditeurs sont présents majoritairement à Casablanca et à Rabat.
Le Conseil ne s’arrête pas là et va plus loin en estimant que le marché est “entièrement verrouillé”. Ceci donne lieu à la rente dont se prévalent une poignée d’éditeurs sélectionnés depuis une vingtaine d’années. Le verrouillage du marché a eu pour conséquence le fait que “les parts de marché sont restées quasiment inchangées durant cette période”.
Le marché est resté verrouillé malgré la tentative d’ouverture à la concurrence. Cette soi-disant ouverture demeure tronquée, tranche l’avis du Conseil qui explique que l’Administration a maintenu la détermination des conditions d’entrée à ce marché via la définition des termes des cahiers des charges formant appels d’offres.
En plus de cela, le marché est tellement figé que ses nombreux dysfonctionnements ont porté atteinte à la qualité du livre scolaire et son contenu. Cette détérioration qualitative est telle que le livre est désormais réduit à un simple produit commercial “où les considérations du coût de production l’emportent largement sur le contenu”.
Des éditeurs fort dépendants des subventions de l’Etat !
Cette situation figée s’est répercutée aussi sur le mode de fixation des prix des livres scolaires qui sont demeurés inchangés durant plus de vingt ans. En effet, il est étonnant d’apprendre de l’avis du Conseil que “les prix du livre scolaire fixés par l’Etat n’ont pas été révisés depuis la période 2002-2008”. Sur ce point, le Conseil a soulevé aussi plusieurs dysfonctionnements en signalant le non-respect de la procédure légale de fixation des prix dans la majorité des cas. Le constat est sans appel : « Seuls les prix de 9 livres sur un total de 381 ont été fixés suite à l’avis favorable de la Commission interministérielle des prix et publiés au BO », lit-on sur le document. Ceci dit, nous sommes dans une situation où les prix des 372 livres scolaires ont été directement fixés sans passer par ladite commission.
Si le marché tient, ce n’est que grâce aux subventions de l’Etat qui considère le manuel scolaire comme un produit de première nécessité. D’où l’importance de veiller à prévenir tout risque de hausse des prix.
D’ailleurs, les éditeurs étaient déterminés à les augmenter en raison de la hausse des prix des matières premières (le prix du papier a augmenté de 103%), due à la crise du Covid-19 et aux conséquences du conflit russo-ukrainien. Mais le gouvernement a dû intervenir, en 2022, pour préserver les prix tels qu’ils sont en subventionnant les éditeurs à titre exceptionnel. Cette subvention, rappelons-le, est fixée à hauteur de 25% du prix de vente en vigueur, par manuel.
En gros, le marché reste fort dépendant des subventions de l’Etat, estimées à hauteur de 101 millions de dirhams. La facture augmente jusqu’à 370 millions de dirhams si on inclut les frais de l’opération « Un million de cartables » de l’INDH.
En effet, cela fait longtemps que les éditeurs se plaignent de la réglementation du prix sous prétexte qu’elle constitue un frein à leur développement. Toutefois, cela ne les empêche pas de bien se porter sur le plan financier. Le Conseil de la Concurrence est clair là-dessus. Selon l’avis, des éditeurs parviennent à tirer profit des économies d’échelles réalisées sur le livre scolaire parallèle dont le prix est nettement plus élevé que le manuel scolaire. C’est là où les éditeurs mettent le paquet. Cela dit, pour compenser les bénéfices du gain jugé dérisoire du livre public, certains éditeurs “proposent aux élèves des établissements d’enseignement scolaire privé des manuels scolaires de meilleure qualité à des prix élevés”, précise le Conseil.
Dans ce marché où règne la confusion, le Conseil n’épargne pas le ministère de l’Education nationale et l’administration éducative en général. Le Conseil leur reproche leur “dirigisme administratif” qui engendre “un manque de créativité pédagogique” dans la mesure où il a poussé les éditeurs à maintenir les mêmes outils pédagogiques à l’exception de quelques changements à la marge. Toujours dans ce sens, les experts du Conseil ont critiqué également l’interdiction faite aux éditeurs d’expérimenter et de tester les méthodes pédagogiques de leurs livres dans les classes réelles. “Ceci les a privés de tout retour d’expérience ou d’évaluation concrète sur la base des apprentissages effectifs des élèves”, poursuit la même source.
Pour remédier à tous ces dysfonctionnements, le Conseil de la Concurrence préfère éviter les solutions provisoires et plaide pour des solutions radicales. Nécessité d’une révision pleine et entière du modèle économique. Là, le Conseil plaide pour un modèle moins restrictif qui pousse à l’innovation et à la créativité.
Fin de la subvention et passage vers les allocations familiales ?
Pour sortir le marché des manuels scolaires de son marasme, le Conseil de la Concurrence juge impératif de mettre fin à la torpeur de l' administration. Raison pour laquelle il appelle à réviser totalement le mode de régulation et les rôles et les missions du ministère chargé de l’Éducation nationale en matière du livre scolaire. Le Conseil fait mention du succès du modèle sud-asiatique où le livre scolaire est considéré comme une affaire d’intérêt national où l’Etat et le secteur privé, en plus du monde académique, doivent y être pleinement impliqués.
Si le Conseil se montre très critique du mode de régulation actuel, c’est parce qu’il n’offre ni sécurité juridique, ni visibilité aux opérateurs industriels désirant investir dans le marché de l’édition de façon générale et du livre scolaire en particulier. L’avis des sages du Conseil va encore plus loin en appelant même à ce que l'Etat s’approprie la production des manuels scolaires officiels destinés notamment aux cycles primaire et secondaire. Un mesure jugée comme étant un acte constitutif de la souveraineté nationale.
Par ailleurs, concernant les prix dont le mode de fixation est très rigide, le Conseil appelle à plus flexibilité et ne voit aucun mal à remettre en question des subventions au secteur. D’où l’idée d’une allocation ciblée et dédiée au livre scolaire au profit des ménages, et ce, grâce à l’institution du Registre social unifié qui va servir de moyen efficace aux aides directes.