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Culture

Les figures de transgression dans la peinture marocaine


Rédigé par Hassan LAGHDACHE le Mercredi 6 Mai 2020

« Ce que nous attendons depuis l’enfance est ce dérangement de l’ordre dans lequel nous étouffons ». Ainsi, Georges Bataille résume-t-il ce qui constitue l’attrait de l’art.



Une oscillation entre la mort et le mal, la destruction de soi et la destruction de l’objet.
Une oscillation entre la mort et le mal, la destruction de soi et la destruction de l’objet.
La naissance de l’art a été celle de la naissance de l’homme avec sa conscience de la mort. Avec ces manifestations de l’homme de la préhistoire, l’homme rompt avec son animalité ordonnée par ses craintes face à la mort et à la sexualité. Sa seule issue est de les dépasser en les sublimant, de les transgresser par la représentation. Dès lors, on comprend que ce que nous appelons art est ici l’expression d’une transgression des pénibles conditions de vie. L’homme est alors proche de l’animal. Comment ne peut-il pas le respecter ? On ne peut, dans ce contexte, qu’admettre la présence d’une culture chamanique, « une symphonie animale à l’infini ».

Chez Abbes Saladi, par exemple, ses peintures sont-elles des éléments de diagnostic et donc des symptômes de la maladie ou d’authentiques créations esthétiques que l’on pourrait classer sous le signe de tel ou tel mouvement artistique ? Peut-on percevoir dans les tableaux de Jilali Gharbaoui des éléments qui sont des signes de désordres mentaux ? Peut-on penser que certains tableaux correspondent aux phases de rémission et d’autres aux phases de troubles ? Ce sont des questionnements essentiels de l’art qui sont ainsi posés.

Une maladie créatrice

Azzouz Tnifass rappelle en 2015 qu’il y eut de nombreux artistes marocains qui furent orphelins depuis leur petite enfance. Il évoque Gharbaoui, Krifla, Cherkaoui, Ben Allal, My Ahmed Drissi, Saladi… « Sans faire de psychologie facile, l’enfant orphelin est libre de l’immense statue du père ou de la mère et il remplit par ce qu’il peut la béance laissée. La peinture dans le contexte de chacun, a été vécue comme une absolue audace dans ce temps de l’interdit de l’image. Etre peintre ou criminel se valent dans cette situation : Jean Genet a admirablement décrit l’art comme voisin du crime pour l’orphelin livré à lui-même ». Pour Saladi (cf. le tableau intitulé le sacre 1979), c’est redonner vie à l’objet aimé, détruit, perdu, le restaurer comme objet symbolique, c’est-à-dire assuré d’une certaine permanence dans son monde intérieur. Il peint pour se consoler de la perte, du deuil et du chagrin afin de pouvoir être.

En général, l’opposition distinctive selon laquelle il y aurait en peinture des « oeuvres du chaos », centrées sur l’expérience de la mort et des « oeuvres du robot », visant à rendre compte de l’expérience de la machination du mal, la peinture de Saladi oscille entre ces deux pôles, entre la mort et le mal, la destruction de soi et la destruction de l’objet, entre la perception morcelante et la dépression, entre « chaos » et « robot ».

De Saladi à Boujemaâ Lakhdar

Pour Saladi, peindre, c’est transgresser les tabous, s’affranchir des menaces. Sa peinture est une revanche sur l’enfance, sur la famille, sur la société, voire sur la condition humaine. A ce niveau, on peut parler d’une maladie créatrice, qu’il est plausible de mettre en parallèle avec la trace des shamans et qui peut pour certains artistes déboucher sur la mort.

C’est la même préoccupation chez Boujemaâ Lakhdar dont les oeuvres renvoient à une symbolique tragique représentée par des combats par enlacement avec mise en scène d’affrontement souvent entre des êtres en partie humains et des monstres/reptiles, archétype fréquent qui semble inverser l’imagerie oedipienne du meurtre, tout en renforçant la thématique de la castration comme le thème des griffes sur le pourtour du corps ou les cadavres.

Chez ces artistes, l’altérité présente pour eux un danger. Ce que semble montrer ces variantes de combat contre la mort, la société, la famille c’est la mise en scène d’un schéma freudien tantôt mimé tantôt inversé. L’artiste répète ce qui est vécu comme agression injustifiée et irrationnelle.

Créer serait alors une façon d’affirmer un espoir d’immortalité, ou encore entend-on dire, ce serait pour l’homme, il y a parmi ces artistes plus d’hommes que de femmes- une compensation de son incapacité d’enfanter que de mettre au monde des productions culturelles plus ou moins aptes à survivre par elles-mêmes-.

Hassan LAGHDACHE Professeur agrégé, chercheur en esthétique de l’art