Dans ce livre qui est aussi un hommage à la science, l’auteur procède par esprit scientifique. De prime abord, qui sont les Arabes ? « De quoi/qui parle-t-on » ne cesse-t-il de se demander dans le livre. Définir la chose avant d’en parler, c’est aussi cela la science. En effet, le premier chapitre s’intitule « Définitions ».
Les Arabes, pour résumer, sont « tous ceux qui se revendiquent comme tels ». Pourquoi cette détestation des Arabes ? De deux choses l’une : racisme ou ignorance. En fait, les deux à la fois. L’une est pire que l’autre.
Commençons par l’ignorance car on ne naît pas raciste. Dans une argumentation sans pareille, très bien documentée, Fouad Laroui montre l’ignorance rebutante qu’ont certains penseurs européens de ce qui s’est passé du côté des Arabes. Ignorance injustifiée puisqu’ils doivent beaucoup à certains, ne serait-ce qu’à Ibn Rochd, Averroès.
Certains penseurs occidentaux refusent de mentionner les Arabes dans leurs écrits. En établissant un « profil de sa discipline », la sociologie, Alain Touraine cite Rousseau, Tocqueville et compagnie, mais pas Ibn Khaldoun. Celui- ci avait parlé en 1377 de ilm al-ijtimaa, la science de la société. Ce précurseur ne dispose pas de la reconnaissance qu’il mérite au sein de l’intelligentsia occidentale. C’est ce que montre Laroui en citant les spécialistes les plus connus qui méconnaissent ou négligent l’apport d’Ibn Khaldoun. Emmanuel Le Roy Ladurie, « titulaire d’une chaire d’Histoire au Collège de France, docteur honoris causa de seize universités (toutes européennes ou américaines » n’évoque pas, malgré cette « érudition », Ibn Khaldoun en parlant de la notion de l’esprit de corps que l’auteur arabe traite des siècles avant Moisiei Ostrogorski. Ignorance ou partialité ?
Jean Duvignaud, sociologue français, a le mérite de citer Ibn Khaldoun, bien que dans une petite note : « Un philosophe arabe, Ibn Khaldun, qui vivait au XIVe siècle dans le Maghreb, a eu une intuition comparable. […] Mais il est évident que l’information scientifique de Montesquieu était plus vaste et qu’on y trouve l’idée d’une science comparée des systèmes sociaux, inséparable de l’ethnologie et de la sociologie contemporaine ». Pour Laroui, l’ignorance totale de la pensée d’Ibn Khaldoun conduit Duvignaud à cette comparaison non fondée avec Montesquieu qu’il juge hâtivement plus profond.
Ailleurs, l’ignorance est plus aigue quand un certain David Jones confond Ibn Khaldoun et Ibn Battouta en affirmant que le premier est « le plus fameux voyageur du monde arabe ». En tout cas, il s’agit pour Laroui de montrer, preuves à l’appui, que les penseurs occidentaux ne prennent pas la peine de savoir ce qui se faisait du côté de la civilisation arabe. Que ce soit par négligence ou par mépris, la situation demeure gravissime. « Ou on ne voit pas les Arabes – ou on ne veut pas les voir », dit Laroui. Rappelons- nous ici l’étymologie du verbe voir qui renvoie à la connaissance.
L’ignorance laisse parfois place à une « détestation scientifique » des Arabes. L’affaire Gouguenheim est révélatrice dans ce sens. En effet, l’historien français publie un livre intitulé Aristote au mont Saint-Michel, sous-titré Les racines grecques de l’Europe chrétienne. Le livre se propose de corriger l’idée selon laquelle l’Europe doit quelque chose à la civilisation arabe. Pour lui, tout l’héritage européen est grec. Encore une fois, un livre de spécialiste, d’historien, mais traversé d’erreurs parce qu’il s’agit des Arabes, ceux qu’on ne voit pas. Gouguenheim définit le kâlam comme étant « l’exégèse des paroles coraniques ou des hadiths ». La confusion est fatale ! La théologie rationnelle (kalam) n’est pas le tafsir (exégèse du Coran). Et l’ironiste Laroui de commenter : « ce qui vaudrait un zéro pointé à un étudiant de première année ». Le livre de Gouguenheim a été salué par Roger-Pol Droit. Celui-ci le qualifie de « rectification des préjugés de l’heure ». Cette déclaration imprudente pousse Laroui à faire une longue démonstration qui a pour but de détruire cette idée de « préjugés », l’influence arabo-musulmane étant un fait.
Comment parler de préjugés alors que de grands spécialistes européens attestent cet apport des Arabes ? Gustave Le Bon affirme en 1884 : « A mesure qu’on pénètre dans l’étude de cette civilisation, on voit les faits nouveaux surgir et les horizons s’étendre. On constate bientôt que le Moyen-Âge ne connut l’Antiquité classique que par les Arabes ; que pendant cinq cents ans, les universités de l’Occident vécurent exclusivement de leurs livres, et qu’au triple point de vue matériel, intellectuel et moral, ce sont eux qui ont civilisé l’Europe ». Cette vérité ne doit pas choquer. Les Arabes ont transmis des savoirs concernant la philosophie, les mathématiques, la médecine et la chimie aux Occidentaux. Les commentaires d’Averroès sur l’oeuvre d’Aristote ont eu une large diffusion en Europe et ont enrichi la philosophie occidentale. En effet, pendant de longs siècles, l’Europe sommeillait dans l’ignorance et les guerres. L’astronome irlando- danois avoue que « l’Europe a une dette envers les Arabes pour avoir gardé vivante la flamme de la science pendant plusieurs siècles ». Justice aux précurseurs ou le plagiat par anticipation.
Le livre de Fouad Laroui prend parfois les allures d’un essai d’Histoire comparée. En multipliant les références, il trouve des correspondances étonnantes entre les pensées de savants occidentaux et celles de leurs « prédécesseurs » arabes. Ainsi Newton n’est pas le premier à avoir expliqué que « la lumière blanche se compose de toutes les couleurs de l’arc-enciel », Al-Haytham avait, en 1040, expliqué le même phénomène dans ses réflexions sur l’optique. Le meilleur des mondes possibles n’est pas une invention du 18ème siècle, Ghazali avant Leibniz avait avancé que « la création ne saurait être meilleure que ce qu’elle est - Laysa fi l-imkân ahsan mimâ kana ». Des correspondances admirables ont été relevées entre Darwin et Ibn Tofayl, entre l’encyclopédie de Diderot-D’Alembert et les Frères de la pureté, entre autres. N’en déplaise à Gouguenheim, les Arabes sont les rois du plagiat par anticipation.
La thèse de Fouad Laroui n’est pas de dire que les Arabes ont tout bien fait avant les Occidentaux. Loin de tout idéalisme aveugle, l’auteur explique seulement qu’il y a parfois des ébauches de théories qu’il faut reconnaître aux Arabes, et parfois des savoirs solides (comme dans le cas de la sociologie d’Ibn Khaldoun) auquel il faut se référer en la matière. L’idée est donc de rendre justice à des précurseurs qu’il faut intégrer au récit de l’Histoire de la pensée et des sciences. L’auteur cite en effet des livres qui prétendent parcourir la pensée mondiale sans citer aucun nom arabe. Cette détestation scientifique n’est pas justifiée.
L’une des conclusions auxquelles aboutit le livre est d’une importance capitale. Elle nous éclaire et est d’une actualité frappante. Fouad Laroui montre avec dextérité que si les Arabes ont brillé à une certaine époque, c’est parce qu’il y a eu « une volonté politique, émanant d’une personne (un calife, un émir…) pour qu’il en fût ainsi ». Effectivement, le mécénat permettait aux penseurs de pratiquer librement leur travail intellectuel. Celui-ci n’aboutit à rien sans liberté. Cependant, il y a aussi le revers de la médaille. Ce même avantage se fait parfois désavantage quand le mécène n’adhérait plus aux idées du penseur. Celui-ci pouvait risquer la prison voire même la mort. Et c’est ce qui explique que certaines théories n’avaient pas été développées.
L’essai de Fouad Laroui est richissime. Chronique d’Histoire des sciences, de sociologie et d’autres choses encore, il se caractérise par une argumentation d’exception. La bibliographie qui contient 142 références en dit long sur le travail préalable qui a donné naissance à ce livre encyclopédique.
Les Arabes, pour résumer, sont « tous ceux qui se revendiquent comme tels ». Pourquoi cette détestation des Arabes ? De deux choses l’une : racisme ou ignorance. En fait, les deux à la fois. L’une est pire que l’autre.
Commençons par l’ignorance car on ne naît pas raciste. Dans une argumentation sans pareille, très bien documentée, Fouad Laroui montre l’ignorance rebutante qu’ont certains penseurs européens de ce qui s’est passé du côté des Arabes. Ignorance injustifiée puisqu’ils doivent beaucoup à certains, ne serait-ce qu’à Ibn Rochd, Averroès.
Certains penseurs occidentaux refusent de mentionner les Arabes dans leurs écrits. En établissant un « profil de sa discipline », la sociologie, Alain Touraine cite Rousseau, Tocqueville et compagnie, mais pas Ibn Khaldoun. Celui- ci avait parlé en 1377 de ilm al-ijtimaa, la science de la société. Ce précurseur ne dispose pas de la reconnaissance qu’il mérite au sein de l’intelligentsia occidentale. C’est ce que montre Laroui en citant les spécialistes les plus connus qui méconnaissent ou négligent l’apport d’Ibn Khaldoun. Emmanuel Le Roy Ladurie, « titulaire d’une chaire d’Histoire au Collège de France, docteur honoris causa de seize universités (toutes européennes ou américaines » n’évoque pas, malgré cette « érudition », Ibn Khaldoun en parlant de la notion de l’esprit de corps que l’auteur arabe traite des siècles avant Moisiei Ostrogorski. Ignorance ou partialité ?
Jean Duvignaud, sociologue français, a le mérite de citer Ibn Khaldoun, bien que dans une petite note : « Un philosophe arabe, Ibn Khaldun, qui vivait au XIVe siècle dans le Maghreb, a eu une intuition comparable. […] Mais il est évident que l’information scientifique de Montesquieu était plus vaste et qu’on y trouve l’idée d’une science comparée des systèmes sociaux, inséparable de l’ethnologie et de la sociologie contemporaine ». Pour Laroui, l’ignorance totale de la pensée d’Ibn Khaldoun conduit Duvignaud à cette comparaison non fondée avec Montesquieu qu’il juge hâtivement plus profond.
Ailleurs, l’ignorance est plus aigue quand un certain David Jones confond Ibn Khaldoun et Ibn Battouta en affirmant que le premier est « le plus fameux voyageur du monde arabe ». En tout cas, il s’agit pour Laroui de montrer, preuves à l’appui, que les penseurs occidentaux ne prennent pas la peine de savoir ce qui se faisait du côté de la civilisation arabe. Que ce soit par négligence ou par mépris, la situation demeure gravissime. « Ou on ne voit pas les Arabes – ou on ne veut pas les voir », dit Laroui. Rappelons- nous ici l’étymologie du verbe voir qui renvoie à la connaissance.
L’ignorance laisse parfois place à une « détestation scientifique » des Arabes. L’affaire Gouguenheim est révélatrice dans ce sens. En effet, l’historien français publie un livre intitulé Aristote au mont Saint-Michel, sous-titré Les racines grecques de l’Europe chrétienne. Le livre se propose de corriger l’idée selon laquelle l’Europe doit quelque chose à la civilisation arabe. Pour lui, tout l’héritage européen est grec. Encore une fois, un livre de spécialiste, d’historien, mais traversé d’erreurs parce qu’il s’agit des Arabes, ceux qu’on ne voit pas. Gouguenheim définit le kâlam comme étant « l’exégèse des paroles coraniques ou des hadiths ». La confusion est fatale ! La théologie rationnelle (kalam) n’est pas le tafsir (exégèse du Coran). Et l’ironiste Laroui de commenter : « ce qui vaudrait un zéro pointé à un étudiant de première année ». Le livre de Gouguenheim a été salué par Roger-Pol Droit. Celui-ci le qualifie de « rectification des préjugés de l’heure ». Cette déclaration imprudente pousse Laroui à faire une longue démonstration qui a pour but de détruire cette idée de « préjugés », l’influence arabo-musulmane étant un fait.
Comment parler de préjugés alors que de grands spécialistes européens attestent cet apport des Arabes ? Gustave Le Bon affirme en 1884 : « A mesure qu’on pénètre dans l’étude de cette civilisation, on voit les faits nouveaux surgir et les horizons s’étendre. On constate bientôt que le Moyen-Âge ne connut l’Antiquité classique que par les Arabes ; que pendant cinq cents ans, les universités de l’Occident vécurent exclusivement de leurs livres, et qu’au triple point de vue matériel, intellectuel et moral, ce sont eux qui ont civilisé l’Europe ». Cette vérité ne doit pas choquer. Les Arabes ont transmis des savoirs concernant la philosophie, les mathématiques, la médecine et la chimie aux Occidentaux. Les commentaires d’Averroès sur l’oeuvre d’Aristote ont eu une large diffusion en Europe et ont enrichi la philosophie occidentale. En effet, pendant de longs siècles, l’Europe sommeillait dans l’ignorance et les guerres. L’astronome irlando- danois avoue que « l’Europe a une dette envers les Arabes pour avoir gardé vivante la flamme de la science pendant plusieurs siècles ». Justice aux précurseurs ou le plagiat par anticipation.
Le livre de Fouad Laroui prend parfois les allures d’un essai d’Histoire comparée. En multipliant les références, il trouve des correspondances étonnantes entre les pensées de savants occidentaux et celles de leurs « prédécesseurs » arabes. Ainsi Newton n’est pas le premier à avoir expliqué que « la lumière blanche se compose de toutes les couleurs de l’arc-enciel », Al-Haytham avait, en 1040, expliqué le même phénomène dans ses réflexions sur l’optique. Le meilleur des mondes possibles n’est pas une invention du 18ème siècle, Ghazali avant Leibniz avait avancé que « la création ne saurait être meilleure que ce qu’elle est - Laysa fi l-imkân ahsan mimâ kana ». Des correspondances admirables ont été relevées entre Darwin et Ibn Tofayl, entre l’encyclopédie de Diderot-D’Alembert et les Frères de la pureté, entre autres. N’en déplaise à Gouguenheim, les Arabes sont les rois du plagiat par anticipation.
La thèse de Fouad Laroui n’est pas de dire que les Arabes ont tout bien fait avant les Occidentaux. Loin de tout idéalisme aveugle, l’auteur explique seulement qu’il y a parfois des ébauches de théories qu’il faut reconnaître aux Arabes, et parfois des savoirs solides (comme dans le cas de la sociologie d’Ibn Khaldoun) auquel il faut se référer en la matière. L’idée est donc de rendre justice à des précurseurs qu’il faut intégrer au récit de l’Histoire de la pensée et des sciences. L’auteur cite en effet des livres qui prétendent parcourir la pensée mondiale sans citer aucun nom arabe. Cette détestation scientifique n’est pas justifiée.
L’une des conclusions auxquelles aboutit le livre est d’une importance capitale. Elle nous éclaire et est d’une actualité frappante. Fouad Laroui montre avec dextérité que si les Arabes ont brillé à une certaine époque, c’est parce qu’il y a eu « une volonté politique, émanant d’une personne (un calife, un émir…) pour qu’il en fût ainsi ». Effectivement, le mécénat permettait aux penseurs de pratiquer librement leur travail intellectuel. Celui-ci n’aboutit à rien sans liberté. Cependant, il y a aussi le revers de la médaille. Ce même avantage se fait parfois désavantage quand le mécène n’adhérait plus aux idées du penseur. Celui-ci pouvait risquer la prison voire même la mort. Et c’est ce qui explique que certaines théories n’avaient pas été développées.
L’essai de Fouad Laroui est richissime. Chronique d’Histoire des sciences, de sociologie et d’autres choses encore, il se caractérise par une argumentation d’exception. La bibliographie qui contient 142 références en dit long sur le travail préalable qui a donné naissance à ce livre encyclopédique.
El Yazid DAOUD
Professeur agrégé de Lettres modernes.