Comme Kacimi, Mahi Binebine s’exprime de manière singulière, par la création littéraire et par la création picturale. On sait que cela pose un certain nombre de problèmes comme ceux de savoir si ce qui est dit par un des deux canaux a la moindre correspondance avec ce qui est exprimé par l’autre. S’agit-il de deux types de messages indépendants ou ont-ils des relations ? Ce qui pose d’autres questions, en particulier celle de savoir s’il y a des représentations inconscientes cohérentes qui se manifestent par des moyens différenciés. Et comme cet auteur ne parle que très peu de son oeuvre picturale, c’est l’occasion de se demander quels messages sont véhiculés à travers ces productions picturales ?
Regarder son travail actuel, c’est d’abord une perception globale de chacune de ses toiles. Mais c’est aussi percevoir des détails qui peuvent circuler d’une toile à l’autre. La force de son travail émane de l’usage subtil des matières particulièrement tactiles, denses, rugueuses, dotées d’une sensualité. Il y a un thème majeur, c’est celui d’une figure humaine réduite à son oeil, son nez et sa bouche qui domine un corps. A ce titre, ces hommes pourraient, au sens étymologique, être des gymnastes puisque le mot grec « gumnos » signifie justement nu. Ces figures de personnages sans habits sont présentes de façon obsessionnelle au point où le peintre a fabriqué un modèle en carton qui lui sert à réaliser des semblables. On comprend immédiatement qu’il s’agit de silhouettes interchangeables de quelque chose qui est toujours de l’ordre du même.
Globalement, ces personnages masculins se présentent sous différentes formes, totalement seuls, en couple ou en groupes. Mais si l’on sait que les personnages sont produits à partir du même modèle, leur pluralité devient au moins problématique. Mais le plus important est la position générale du corps. Celui-ci n’est jamais présenté, comme l’homme de Vitruve, bras et jambes écartés. Il n’est jamais en mouvement. Bien au contraire, son corps est comprimé soit par des forces externes, soit par la position de ses propres mains. Ce corps est donc caractérisé comme occupant le moins d’espace possible. On est donc dans un espace imaginaire où jouent des contraintes qui interdisent à développer le moindre élan vital comme si ces corps se trouvent dans un espace carcéral. Ces personnages, soient solitaires ou en couples, sont dépourvus de tout contact à distance avec ceux qu’ils connaissent, qu’ils soient amis ou parents. L’homme est réduit à une situation que Leibiniz appelait le solipsisme. Pour lui, rien d’autre n’existe que lui-même.
Des corps en souffrance
Dans les peintures de Mahi Binebine, les adversaires se ceinturent en se prenant par le dos. Il est souvent question de lutte où il est interdit d’avoir une prise au niveau de la ceinture ou en dessous. Mais cette lutte a quelque chose d’étrange puisque le visage du lutteur qui est situé au premier plan paraît être transparent et laisse visible la silhouette des autres combattants. On pourrait même penser que les êtres présents ont parfois les yeux crevés puisqu’on n’y voit aucun iris. Or, on sait que le fait de crever les yeux était le seul interdit de Pancrace. Il semble donc y avoir une narration implicite derrière ces scènes. Il ne s’agit pas de mettre à mort l’adversaire mais d’arriver à lui supprimer son espace vital, tout en le maintenant vivant.
Dans quelques tableaux, on voit des groupes humains traités de manière monochrome. Ils ont donc perdu toute particularité qui serait due à l’usage d’habits différenciés. Mais l’important n’est pas là, il est dans les ficelles qui relient les masses corporelles entraînant et tournant le groupe en empêchant toute libération. Il y a bien un grossier tissu social composé de fils. Pourtant, le groupe n’est manifestement pas choisi, il est imposé. Ainsi, les corps pliés à cause du groupe sont pensés comme étant un poids et une charge, voire un fardeau. Dans tous les cas, les corps sont en souffrance, qu’ils soient enserrés dans un espace réduit ou écrasés par un poids insupportable. A côté de cette thématique centrale, les bandes servent à dupliquer la violence que subissent ces hommes sans identité et dépourvus de toute sensorialité. La prison interne se double d’une prison externe dont les corps s’insèrent. La clôture de l’espace, en deux dimensions avec le carré ou en trois dimensions avec le cube, symbolise cette double incarcération.
Des détails significatifs émergent de ses toiles, comme celui de l’individu même, dépourvu des yeux, il s’évade par la lecture du livre qui a acquis une visibilité maximale.
Mahi Binebine n’a pas fini de régler ses comptes avec le corps nu. Il construit un univers oppressant dans lequel l’individu a tout perdu. Il ne lui reste qu’un semblant de vie, symbolisée par une silhouette où ne se superposent que les yeux au regard vide. Et tout pour ajouter de la violence à la violence.
Ce qui reste de vie dans cet univers sombre, c’est l’attouchement, pacifique ou agressif, des corps asexués. On peut relier ces oeuvres à l’angoisse qui a été vécue par le peintre lorsque son frère Aziz avait disparu et qui se trouvait dans la prison mouroir de Tazmamart. Enfin, il avoue : « J’ai l’orgueil de penser que mes écrits autant que mes peintures sont une sorte de revanche contre l’inhumain ; quand les moyens de cette revanche sont d’ordre esthétique. J’utilise donc les mots, les couleurs, comme « ces armes miraculeuses », dont parlait Aimé Césaire dans ses poèmes ».
Regarder son travail actuel, c’est d’abord une perception globale de chacune de ses toiles. Mais c’est aussi percevoir des détails qui peuvent circuler d’une toile à l’autre. La force de son travail émane de l’usage subtil des matières particulièrement tactiles, denses, rugueuses, dotées d’une sensualité. Il y a un thème majeur, c’est celui d’une figure humaine réduite à son oeil, son nez et sa bouche qui domine un corps. A ce titre, ces hommes pourraient, au sens étymologique, être des gymnastes puisque le mot grec « gumnos » signifie justement nu. Ces figures de personnages sans habits sont présentes de façon obsessionnelle au point où le peintre a fabriqué un modèle en carton qui lui sert à réaliser des semblables. On comprend immédiatement qu’il s’agit de silhouettes interchangeables de quelque chose qui est toujours de l’ordre du même.
Globalement, ces personnages masculins se présentent sous différentes formes, totalement seuls, en couple ou en groupes. Mais si l’on sait que les personnages sont produits à partir du même modèle, leur pluralité devient au moins problématique. Mais le plus important est la position générale du corps. Celui-ci n’est jamais présenté, comme l’homme de Vitruve, bras et jambes écartés. Il n’est jamais en mouvement. Bien au contraire, son corps est comprimé soit par des forces externes, soit par la position de ses propres mains. Ce corps est donc caractérisé comme occupant le moins d’espace possible. On est donc dans un espace imaginaire où jouent des contraintes qui interdisent à développer le moindre élan vital comme si ces corps se trouvent dans un espace carcéral. Ces personnages, soient solitaires ou en couples, sont dépourvus de tout contact à distance avec ceux qu’ils connaissent, qu’ils soient amis ou parents. L’homme est réduit à une situation que Leibiniz appelait le solipsisme. Pour lui, rien d’autre n’existe que lui-même.
Des corps en souffrance
Dans les peintures de Mahi Binebine, les adversaires se ceinturent en se prenant par le dos. Il est souvent question de lutte où il est interdit d’avoir une prise au niveau de la ceinture ou en dessous. Mais cette lutte a quelque chose d’étrange puisque le visage du lutteur qui est situé au premier plan paraît être transparent et laisse visible la silhouette des autres combattants. On pourrait même penser que les êtres présents ont parfois les yeux crevés puisqu’on n’y voit aucun iris. Or, on sait que le fait de crever les yeux était le seul interdit de Pancrace. Il semble donc y avoir une narration implicite derrière ces scènes. Il ne s’agit pas de mettre à mort l’adversaire mais d’arriver à lui supprimer son espace vital, tout en le maintenant vivant.
Dans quelques tableaux, on voit des groupes humains traités de manière monochrome. Ils ont donc perdu toute particularité qui serait due à l’usage d’habits différenciés. Mais l’important n’est pas là, il est dans les ficelles qui relient les masses corporelles entraînant et tournant le groupe en empêchant toute libération. Il y a bien un grossier tissu social composé de fils. Pourtant, le groupe n’est manifestement pas choisi, il est imposé. Ainsi, les corps pliés à cause du groupe sont pensés comme étant un poids et une charge, voire un fardeau. Dans tous les cas, les corps sont en souffrance, qu’ils soient enserrés dans un espace réduit ou écrasés par un poids insupportable. A côté de cette thématique centrale, les bandes servent à dupliquer la violence que subissent ces hommes sans identité et dépourvus de toute sensorialité. La prison interne se double d’une prison externe dont les corps s’insèrent. La clôture de l’espace, en deux dimensions avec le carré ou en trois dimensions avec le cube, symbolise cette double incarcération.
Des détails significatifs émergent de ses toiles, comme celui de l’individu même, dépourvu des yeux, il s’évade par la lecture du livre qui a acquis une visibilité maximale.
Mahi Binebine n’a pas fini de régler ses comptes avec le corps nu. Il construit un univers oppressant dans lequel l’individu a tout perdu. Il ne lui reste qu’un semblant de vie, symbolisée par une silhouette où ne se superposent que les yeux au regard vide. Et tout pour ajouter de la violence à la violence.
Ce qui reste de vie dans cet univers sombre, c’est l’attouchement, pacifique ou agressif, des corps asexués. On peut relier ces oeuvres à l’angoisse qui a été vécue par le peintre lorsque son frère Aziz avait disparu et qui se trouvait dans la prison mouroir de Tazmamart. Enfin, il avoue : « J’ai l’orgueil de penser que mes écrits autant que mes peintures sont une sorte de revanche contre l’inhumain ; quand les moyens de cette revanche sont d’ordre esthétique. J’utilise donc les mots, les couleurs, comme « ces armes miraculeuses », dont parlait Aimé Césaire dans ses poèmes ».
Hassan LAGHDACHE