- Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), la concentration de 58,5% du PIB national se fait le long de l'axe Casablanca-Rabat-Tanger. Est-ce que cette situation est une illustration d'une inégalité territoriale ?
Je pense que la situation actuelle constitue une expression flagrante des inégalités territoriales que le Maroc n’a pas encore réussi à dépasser, ni même à atténuer. Ces inégalités ne sont pas récentes : elles sont le fruit de l’imbrication de facteurs historiques, sociaux, économiques et politiques. Depuis l’instauration du protectorat français en 1912, la carte économique du pays a été profondément remodelée. Les autorités coloniales ont contribué à affaiblir les anciens centres de puissance économique, comme Fès et Marrakech, au profit des villes de la côte atlantique, et en particulier Casablanca.
Plusieurs facteurs ont alors consolidé la place de Casablanca en tant que principal pôle économique du pays : des infrastructures modernes, notamment son port, une localisation éloignée des foyers de tensions militaires, et sa proximité de la nouvelle capitale politique, Rabat. Tout cela a permis à Casablanca d’attirer la bourgeoisie fassie et juive, ainsi que de nombreux investisseurs étrangers, pour devenir en peu de temps le cœur battant de l’économie nationale. Ce repositionnement s’est traduit par une marginalisation progressive des centres économiques traditionnels de l’intérieur et par un afflux massif de main-d’œuvre vers Casablanca et sa périphérie, accentuant ainsi les disparités régionales.
Après l’indépendance, Casablanca a conservé son rôle de « pôle dominant », concentrant une part importante du produit intérieur brut, mais aussi des risques de nature politique, sociale et économique. Cette situation a progressivement imposé la conviction qu’il n’était plus possible de continuer à fonder la stratégie de développement sur un seul pôle économique au détriment des autres régions, lesquelles disposent pourtant de ressources considérables. D’où la nécessité d’adopter de nouvelles approches visant à créer plusieurs pôles de croissance, afin de mieux équilibrer la production, répartir plus équitablement la richesse et exploiter de façon optimale le potentiel des différentes régions du Royaume.
L’expérience de Tanger Med illustre clairement la réussite de ce choix stratégique. La construction de ce complexe portuaire d’envergure, accompagnée d’investissements massifs en infrastructures, a permis de rompre avec l’économie de contrebande et le secteur informel, tout en dynamisant des filières à forte valeur ajoutée comme l’industrie automobile, l’aéronautique, l’électronique, le textile, le tourisme et la logistique. Cette dynamique a transformé Tanger en un pôle économique majeur, capable de rivaliser avec Casablanca, établissant ainsi une nouvelle bipolarité économique au Maroc.
La même logique a ensuite été appliquée à la région Rabat-Salé-Kénitra, qui est devenue le troisième pôle économique du pays grâce au développement de secteurs porteurs tels que l’automobile, l’électronique et le tourisme, renforçant ainsi son poids dans le tissu économique national. Dans le même esprit, le Royaume mise aujourd’hui sur la création de nouveaux pôles : dans la région orientale avec le projet « Nador West Med », et dans les provinces du Sud avec le « Port Atlantique de Dakhla », sans oublier le développement du réseau de transport ferroviaire et routier pour relier ces pôles au reste du territoire national.
Les cinq prochaines années seront décisives pour redessiner la carte économique du Maroc, avec l’intégration d’au moins trois nouveaux pôles au processus de développement. L’objectif final est de dépasser la logique d’un « Maroc à deux vitesses » et d’instaurer une véritable justice territoriale, garante d’un développement à la fois inclusif et durable.
- La justice territoriale est souvent évoquée par SM le Roi Mohammed VI. Le dernier Discours Royal a réaffirmé que la justice territoriale est un pilier essentiel pour réduire les disparités régionales persistantes. Concrètement, quels mécanismes le gouvernement et les collectivités territoriales pourraient-ils actionner pour traduire cette vision royale en projets qui bénéficient réellement à toutes les régions ?
Aujourd’hui, il n’est possible de dépasser la logique d’un « Maroc à deux vitesses » qu’en dotant l’ensemble des régions du Royaume des outils législatifs, institutionnels et financiers nécessaires pour valoriser au mieux leurs ressources naturelles, humaines et économiques. Cela suppose également de leur accorder une marge de manœuvre élargie en matière de prise de décision et d’élaboration de stratégies économiques et de développement adaptées à leurs spécificités locales. Un tel processus ne saurait toutefois se concevoir sans l’accompagnement du centre, à travers le suivi des grandes orientations d’investissement et le contrôle de l’utilisation des ressources publiques. La clé réside dans une clarification des rôles et des compétences entre l’État central et les régions, condition indispensable pour la réussite d’un système régional équilibré, apte à réduire les disparités territoriales et à réaliser un développement intégré, dépassant ainsi la dichotomie entre « Maroc du centre » et « Maroc de la marge ».
Dans cette perspective, l’adoption d’une politique de discrimination positive apparaît incontournable, en particulier pour ce qui concerne le financement des infrastructures de base. Les régions les plus pauvres et les plus enclavées n’ont pas bénéficié de manière équitable des fruits des politiques publiques, notamment dans les domaines du développement économique et des services collectifs. Ce retard accumulé appelle une intervention urgente, car le temps du développement ne se rattrape pas : tout retard supplémentaire ne ferait que renforcer les inégalités existantes au lieu de les corriger.
L’un des obstacles majeurs à la mise en œuvre effective de la régionalisation au Maroc réside dans le retard significatif enregistré depuis son lancement. Ce retard a freiné la dynamique du développement et privé le pays, pendant des années, des bénéfices qu’il aurait pu récolter pour se hisser parmi les économies émergentes. Cette situation ne s’explique pas uniquement par des contraintes financières ou juridiques, mais surtout par la question cruciale de la préparation des élites locales. En effet, l’absence d’un véritable processus de formation et de responsabilisation de ces élites, chargées de piloter le projet régional, a constitué un facteur déterminant dans l’échec partiel de ce chantier.
À cela s’ajoute la nécessité de bâtir un climat de confiance entre les autorités publiques, les conseils élus et les élites auxquelles incombe la mise en œuvre concrète de la régionalisation. Sans cette confiance mutuelle, aucune synergie réelle ne pourra émerger entre la planification centrale et la décision locale, et la régionalisation demeurera un simple slogan sans traduction effective sur le terrain.
Le défi majeur consiste donc à passer d’un discours institutionnel sur la régionalisation à une pratique tangible et mesurable. Cela implique doter les régions des moyens financiers, humains et institutionnels nécessaires, tout en instaurant des mécanismes de suivi, d’évaluation et de reddition des comptes. Ce n’est qu’à ce prix que le Maroc pourra rompre avec la logique d’un « développement à deux vitesses », instaurer une véritable justice territoriale, consolider son unité nationale, renforcer la cohésion sociale et accélérer sa marche vers une croissance durable et inclusive.
- Quels sont les leviers dont disposent les institutions locales et régionales pour garantir que les projets de développement bénéficient équitablement à toutes les populations, et pas uniquement aux centres urbains ?
Comme il a déjà été souligné, il n’est plus possible aujourd’hui de parler de réduction des inégalités sociales et d’harmonisation du rythme du développement sans une révision en profondeur de la logique qui préside à l’élaboration des politiques publiques. Pendant des décennies, ces politiques ont entretenu de profondes disparités territoriales, transformant les inégalités en un obstacle structurel à l’émergence d’un développement véritablement intégré, capable de couvrir l’ensemble du territoire national. Le défi ne réside donc plus dans le simple diagnostic, mais dans la volonté politique de repenser les mécanismes de gouvernance et de rompre avec une centralisation excessive qui a longtemps limité les capacités locales et empêché les régions de jouer pleinement leur rôle dans le décollage économique et social.
Dans ce contexte, le chantier de la régionalisation avancée représente un instrument stratégique de transformation. Il ne s’agit pas d’un simple cadre organisationnel ou administratif, mais d’un projet réformateur en profondeur, destiné à redistribuer les pouvoirs et les ressources, à permettre aux régions d’élaborer et de mettre en œuvre des stratégies de développement adaptées à leurs spécificités et à leurs potentialités. Ce projet constitue ainsi un levier essentiel pour accélérer la transition économique du Royaume et assurer une répartition plus équitable des fruits de la croissance, renforçant à la fois la justice sociale et la cohésion nationale.
Le problème majeur réside toutefois dans la lenteur de sa mise en œuvre. Plus de deux décennies après son lancement, nous en sommes encore au stade de la préparation et de la mise en place initiale, sans véritable passage à une phase de maturité permettant de récolter des résultats tangibles. La centralisation continue de dominer les grandes décisions économiques et d’investissement, les élites locales montrent souvent des performances limitées et hésitantes, et les compétences demeurent chevauchantes entre autorités publiques et élus, vidant la régionalisation de sa substance et la réduisant à un slogan plus qu’à une pratique effective.
Persister dans cette situation, c’est perdre de précieuses opportunités dans un contexte mondial en perpétuelle accélération. Les défis économiques, qu’ils soient liés aux mutations géopolitiques, aux enjeux énergétiques et environnementaux ou encore à la révolution numérique, imposent au Maroc d’avancer rapidement. Chaque retard accumulé aujourd’hui se traduira demain par un coût élevé : aggravation des disparités territoriales, affaiblissement de la compétitivité et réduction des perspectives d’intégration dans l’économie mondiale.
L’urgence est donc de passer à un déploiement complet et effectif de la régionalisation, en clarifiant les compétences, en renforçant les capacités des élites locales, en mettant en place des mécanismes de gouvernance et de reddition des comptes, et en assurant un financement suffisant et durable. Ce n’est qu’à ce prix que la régionalisation pourra cesser d’être un chantier reporté pour devenir une véritable locomotive du développement intégré, capable de bâtir un Maroc équilibré, solidaire et marchant d’un même pas vers l’avenir.
- Le Souverain a souvent souligné la nécessité d'une administration plus efficace et plus proche des citoyens. Comment les réformes institutionnelles en cours peuvent-elles renforcer la transparence et la responsabilité au sein de l'administration publique marocaine pour mieux servir les populations locales ?
Les discours royaux ont toujours constitué des moments décisifs de diagnostic rigoureux des politiques publiques, mais aussi d’orientation stratégique visant à les corriger et à les réorienter vers les voies les plus efficaces. Ils ne se limitent pas à une dimension protocolaire ou symbolique, mais représentent de véritables références stratégiques qui définissent les grandes priorités de développement et tracent la feuille de route pour l’action des acteurs politiques et institutionnels. Le dernier discours du Trône en est une illustration probante : il a appelé, de manière claire, à dépasser les dysfonctionnements structurels qui ont consolidé la réalité d’un « Maroc à deux vitesses », à travers une révision globale des programmes et des stratégies de développement, afin de les reconstruire sur des bases plus justes, équitables et équilibrées entre les territoires.
Ces orientations dépassent les seules politiques sectorielles pour englober la performance de l’administration publique, considérée comme l’acteur central dans la mise en œuvre des réformes et des projets de développement. Le Souverain a souligné que le succès d’un modèle de développement intégré est indissociable d’une administration moderne, citoyenne et réactive face aux transformations rapides de la société marocaine et du monde. Le défi majeur réside donc dans la capacité de l’administration à passer d’une logique de gestion bureaucratique et lourde à une logique de gouvernance fondée sur l’efficacité, la rapidité et la transparence.
L’amélioration de la performance administrative repose sur plusieurs chantiers fondamentaux. D’abord, l’accélération de la numérisation des services publics, afin de rompre avec des pratiques obsolètes et d’offrir aux usagers des prestations rapides et transparentes. Ensuite, la nécessité de rompre avec l’excès de centralisation en transférant des compétences et des ressources réelles aux régions, leur permettant ainsi de concevoir et de mettre en œuvre des stratégies locales plus adaptées aux besoins des citoyens. Enfin, l’instauration de mécanismes solides d’évaluation, de suivi et de reddition des comptes, impliquant un rôle accru du Parlement dans le contrôle des politiques publiques et un renforcement des attributions de la Cour des comptes dans le suivi et la rationalisation des dépenses publiques.
Au-delà de l’efficacité technique, l’administration est également appelée à restaurer la confiance du citoyen en instaurant une nouvelle culture de gestion des affaires publiques, fondée sur la transparence, la responsabilité et l’écoute active des attentes de la société. Cette confiance ne peut être consolidée que par une application rigoureuse du principe de corrélation entre responsabilité et reddition des comptes, par la garantie d’une égalité réelle des chances dans l’accès à la fonction publique et aux postes de responsabilité, et par la consécration du mérite et de la compétence, loin des logiques de clientélisme et de favoritisme.
Ces réformes sont intimement liées à des secteurs stratégiques comme l’éducation, la santé, l’emploi et l’investissement, actuellement au cœur de profondes transformations, sous le suivi attentif du Roi. Le succès de toute politique dans ces domaines dépend de la capacité de l’administration à assurer une mise en œuvre efficace, un suivi rigoureux et une réactivité constante face aux défis émergents. L’administration n’est donc pas un simple appareil technique, mais une véritable locomotive de développement : si elle s’enraye, c’est l’ensemble du processus réformateur qui se trouve paralysé, aussi ambitieux soit-il.
Ainsi, les discours royaux constituent un appel clair à refonder le contrat entre l’État et la société à travers une administration moderne, performante et tournée vers le service du citoyen et du développement. L’enjeu majeur est de passer du stade du diagnostic et de l’orientation à celui de la mise en œuvre effective, afin de consolider la confiance, d’assurer la justice sociale et territoriale, et de doter le Maroc des moyens nécessaires pour relever les défis du présent comme de l’avenir.
- Selon votre analyse, la justice territoriale est-elle atteignable sans une justice institutionnelle forte et efficace ? Comment ces deux concepts sont-ils liés et se renforcent-ils mutuellement ?
On ne peut parler d’une véritable justice territoriale – c’est-à-dire une répartition équitable des ressources et des opportunités de développement entre les différentes régions – sans une justice institutionnelle forte et efficace. En effet, la justice territoriale ne se réduit pas à l’injection d’investissements ou au lancement de projets ponctuels dans telle ou telle région ; elle repose avant tout sur l’existence d’institutions capables d’assurer l’équité dans la planification, de contrôler la mise en œuvre, de lier responsabilité et reddition des comptes, et de garantir l’égalité des chances entre les territoires et les acteurs.
D’un autre côté, la justice institutionnelle signifie la présence d’organes législatifs, de contrôle, judiciaires et administratifs fonctionnant selon des règles claires et transparentes, avec une répartition équilibrée des compétences entre le centre et les régions. Si les institutions sont faibles ou paralysées, les décisions de développement resteront prisonnières de la centralisation, du clientélisme et des logiques de privilèges, ce qui ne fait qu’approfondir les inégalités territoriales au lieu de les réduire.
La relation entre les deux dimensions est dialectique : la justice institutionnelle offre le cadre juridique, réglementaire et de gouvernance permettant à la justice territoriale de se réaliser progressivement et équitablement, tandis que la justice territoriale renforce, à son tour, la justice institutionnelle en consolidant la confiance des citoyens dans l’État et ses institutions. Plus les citoyens perçoivent que les institutions garantissent une répartition équitable de la richesse et des opportunités entre toutes les régions, plus la légitimité et la crédibilité de ces institutions s’en trouvent renforcées.
L’expérience marocaine a clairement montré que le retard dans la mise en œuvre de la régionalisation avancée, ainsi que l’absence d’une répartition claire des compétences et des ressources entre le centre et les régions, figurent parmi les principales causes de la persistance du schéma d’un « Maroc à deux vitesses ». Le défi actuel consiste donc à bâtir une justice institutionnelle solide, à même de consacrer les règles de la bonne gouvernance et de rendre possible une véritable justice territoriale. La justice territoriale et la justice institutionnelle sont les deux faces d’une même médaille : la première incarne l’équité dans l’espace, tandis que la seconde en assure les conditions et les garanties. Leur convergence ouvre la voie à une transition réelle vers un développement intégré et inclusif, où chaque région trouve sa place légitime dans la construction nationale.
- Quels sont, selon vous, les principaux obstacles qui pourraient freiner les efforts du Royaume pour atteindre une pleine justice territoriale et institutionnelle ?
L’efforts du Royaume du Maroc pour atteindre une pleine justice territoriale et institutionnelle se heurtent à plusieurs obstacles majeurs. Parmi les plus significatifs figure la centralisation excessive, qui maintient le pouvoir décisionnel et le contrôle des ressources au niveau du centre, limitant ainsi la capacité des régions à prendre des décisions de développement adaptées à leurs spécificités et aux besoins de leurs populations. Parallèlement, la faiblesse des performances des élites locales ou le manque de compétences institutionnelles constitue un véritable frein à la mise en œuvre efficace des politiques de développement, d’autant plus lorsque les compétences se chevauchent entre le centre et les régions, entraînant des retards et affaiblissant les mécanismes de reddition des comptes.
Les disparités de financement, en particulier pour les régions les plus pauvres, jouent également un rôle dans la consolidation des inégalités plutôt que leur réduction, ce qui rend la justice territoriale incomplète. À cela s’ajoute le manque de contrôle institutionnel, notamment le rôle insuffisamment actif du Parlement et de la Cour des comptes, qui limite la responsabilité des acteurs et la transparence générale. Tous ces facteurs combinés rendent l’atteinte d’une véritable convergence entre justice territoriale et justice institutionnelle un défi permanent, nécessitant des réformes globales et simultanées aux niveaux administratif, financier et institutionnel afin d’assurer un développement équilibré et inclusif dans toutes les régions du Royaume.