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Interview avec Simone Bitton : « Les gardiens musulmans de ma mémoire juive sont les héros de mon film »


Rédigé par Safaa KSAANI Dimanche 21 Novembre 2021

Au Maroc, la « Ziyara » (visite des saints) est une pratique populaire que juifs et musulmans ont toujours eu en partage. Interview avec Simone Bitton, réalisatrice de ce road movie qui sera diffusé au Maroc en janvier.



Interview avec Simone Bitton : « Les gardiens musulmans de ma mémoire juive sont les héros de mon film »
- Dans la majorité de vos œuvres cinématographiques, vous dénoncez la politique d’apartheid menée par Israël envers les Palestiniens. Aujourd’hui, vous braquez les projecteurs sur le patrimoine judéo-marocain dans votre dernière œuvre en date, Ziyara, en vous intéressant à l’Histoire des juifs marocains, notamment les traces qu’ils ont laissées au Maroc après leur « retour » en Israël..

- J’ai fait de nombreux films en Palestine, mais c’est plus complexe que des films de dénonciation. Ce sont des films qui ont nécessité beaucoup de travail solitaire et dans lesquels mon regard personnel est assumé, mais ce ne sont pas des films « militants ». Ce ne sont pas des films à slogans et ils ont des formes très différentes. « Histoire d’une terre » est un film historique basé sur des archives, « La terre comme la langue » est le portrait d’un grand poète, « Mur » est un essai cinématographique, « Rachel » est un film d’investigation... En tant que cinéaste, je suis toujours à la recherche d’un équilibre entre politique et poétique et mon engagement est surtout celui de la rigueur documentaire et formelle. Ainsi, lorsque vous dites que « les juifs marocains sont retournés en Israël », vous employez un vocabulaire sioniste qui n’est pas le mien. Lorsque mes parents m’ont emmené en Israël en 1966, nous n’y « retournions » pas car nous ne venions pas de là-bas. Nous étions des Marocains, nous quittions notre pays, et nous partions vers l’inconnu. C’est lorsque j’ai commencé à revenir au Maroc dans les années 80 que je suis « retournée » chez moi.

- D’où est venue l’idée de ce film « Ziyara » ?

-J’ai lu chez des anthropologues qu’il y avait plus de 650 saints juifs au Maroc, et parmi eux plus de 150 saints partagés, c’est-à-dire vénérés à la fois par les juifs et par les musulmans. Cela m’a beaucoup intéressé et j’ai commencé à faire des repérages, à visiter des lieux. J’ai été bouleversée par ma rencontre avec les gardiens musulmans des sanctuaires, des cimetières et des synagogues. Ce sont pour la plupart des personnes très croyantes, humbles et modestes, des musulmans absolument sincères dans leur rapport à la sacralité des lieux juifs dont ils ont reçu la charge en héritage familial. A ce moment-là, j’ai décidé de faire un road movie où j’irai à la rencontre de celles et ceux que j’appelle « les gardiens musulmans de ma mémoire juive », ils sont les héros du film.

- Cette œuvre sera diffusée à partir de janvier prochain au royaume. Pouvez-vous nous parler des étapes de réalisation de ce road movie, des personnages principaux et du fil conducteur ?

- Il y a une quinzaine d’étapes dans le film, qui sont autant de séquences cinématographiques. Dans chacun des lieux où je m’arrête, on rencontre un personnage. La plupart des séquences sont tournées dans le Maroc profond, dans des lieux reculés comme Bzou ou Debdou ou dans des villes moyennes comme Safi ou Demnate, avec aussi quelques moments à Casablanca, Fès et à Rabat, ma ville natale. Il n’y a donc pas de personnage principal. C’est une fresque, un voyage.

- A quels types d’archives avez- vous eu accès, et lesquels étaient difficilement accessibles ? A quel point les archives trouvées et celles manquantes ont-elles façonné votre scénario ?

- Il n’y a pas d’archives filmées dans le film. Pas parce que je n’y avais pas accès, mais par choix artistique. J’ai estimé que le film n’en avait pas besoin pour évoquer le passé. Plutôt que des archives animées, j’ai préféré utiliser des photographies de manière très parcimonieuse et ciblée. Les photos renvoient exactement aux lieux du tournage, elles sont prises par des juifs, souvent au sein de leurs propres familles ou parfois par des photographes locaux musulmans qui accueillaient pareillement juifs et musulmans dans leurs studios. Personnellement, je n’aime pas beaucoup ces cartes postales coloniales montrant des femmes juives orientales en costumes traditionnels, couvertes de bijoux des pieds à la tête, où l’on voit bien que le photographe s’intéresse plus au costume et aux bijoux qu’à la personne ! Il y a dans le film une seule photo de femme en costume traditionnel, il s’agit de ma mère le jour de son mariage, et même si son costume et ses bijoux sont magnifiques, c’est la beauté de son visage et son sourire de bonheur qui sautent aux yeux.

- Ce film est parti d’une simple question que vous vous êtes posée : “Que reste-t-il de nous au Maroc ?» Quelle réponse en avez-vous trouvé ?

 J’ai l’impression qu’au Maroc, il y a une judéité enfouie qui remonte à la surface dès que l’on gratte un peu. Comme s’il y avait un juif dans chaque Marocain. Ce voyage me l’a confirmé et cela m’a beaucoup émue, mais je ne sais pas si cela durera encore longtemps. Il y a quand même un grand sentiment de perte, les souvenirs s’estompent et beaucoup de jeunes qui n’ont jamais vécu avec des juifs font un amalgame entre juifs et israéliens par exemple. Il reste trop peu de juifs marocains, ceux qui sont là sont essentiellement regroupés à Casablanca et le rapport avec les touristes qui passent n’a plus grand chose à voir avec le rapport fusionnel qui existait avant le grand départ. J’ai donc le sentiment d’avoir fixé sur pellicule les dernières lueurs d’une relation très forte mais en danger de disparition, pour en garder la trace et en tirer un enseignement.

- En regardant votre riche filmographie, on observe que la majorité de vos chefs-d’œuvre défendent la cause palestinienne. 40 ans après votre lancement dans le domaine cinématographique, à quel point vos films ont-ils changé la perception du conflit israélo-palestinien ?

- En 40 ans j’ai fini par comprendre que les films ne changent pas le monde, ni même la perception du monde, mais qu’ils parlent fortement à ceux qui ont en eux un terrain fertile pour les recevoir. Ils créent un sentiment de communauté émotionnelle. Les sons et les images nourrissent l’esprit de ceux qui n’ont que les mots, ou qui les cherchent. Le cinéma est un art complet, c’est l’art le plus populaire issu du 20ème siècle, mais l’art n’a jamais empêché les hommes de faire la guerre, de se battre pour le pouvoir ou de détruire la planète. Cependant, on en a besoin pour vivre et je n’ai pas la prétention d’autre chose.
Ce serait très prétentieux de ma part et ridicule de penser autrement, vu que depuis 40 ans, la plupart des causes que j’ai défendues dans mes films ont été bafouées. Je ne parle pas seulement de la Palestine et d’Israël, mais aussi de la France, où nous avons aujourd’hui un véritable gouffre qui se creuse entre juifs et musulmans, même issus des mêmes communautés maghrébines, et cela me désespère. Mon nouveau film est le fruit d’une inquiétude, d’un besoin de consolation face à l’état du monde, un geste cinématographique symbolique face aux guerres qui se perpétuent et celles qui s’annoncent. Un film comme « Ziyara » apporte le réconfort que l’exception marocaine peut encore offrir, à travers les personnages que j’ai filmés. C’est peut-être un petit radeau de survie sur lequel peuvent s’embarquer ensemble des juifs et des musulmans naufragés du désastre, et tous ceux qui sont encore animés par un désir d’humanisme et de fraternité humaine.








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