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Culture

Interview avec Sapho « Mon enfance et mon adolescence au Maroc, une bénédiction »


Rédigé par Anis HAJJAM le Dimanche 5 Septembre 2021

«Marocaine, française et juive.» Ainsi aime se définir la native de Marrakech. Chanteuse, auteure, comédienne, artiste plasticienne et militante multiple, elle vit en effrénée, faisant cohabiter ces belles composantes de son être. Aujourd’hui, elle se concentre sur un nouvel album qui exalte «Othello» de Shakespeare et qu’elle souhaite psalmodier à Essaouira où Orson Welles a tourné son film du même nom. Rencontre en Ut majeur.



Elle s’attaque à Oum Kelthoum, Ferré et Barbara.
Elle s’attaque à Oum Kelthoum, Ferré et Barbara.
- Auteure-compositrice-interprète, vous sortez un premier album que vous finissez par renier et enregistrez un deuxième que vous considérez comme votre premier. Que s’est-il passé ?

- Mon tout premier disque sorti en 1977 renfermait une musique hybride -je n’en ai pas fait les arrangements. Celui que je comptabilise comme point de départ est le deuxième paru en 1980. Il contenait ‘Janis’, un hommage à Janis Joplin qui m’a fait connaître. Entre-temps, je devais séjourner à New York, envoyée par Jean-François Bizot pour le compte du mensuel ‘Actuel’. Là, je sors ce disque de rock pur mâtiné de new-wave. Et puis je me dis quel intérêt de faire du rock américain ? Les Américains le feront toujours mieux que nous et l’idée foutraque d’instiller des sons arabes dans mon rock me vient. Je sors ‘Passage d’enfer’ et ‘Barbarie’.


- Ca a dû déstabiliser les professionnels…

- Oui, cela a choqué et surtout en France. Ce qui m’a soutenue ce sont mes concerts à l’étranger qui se passaient très bien. On y appréciait ce métissage. Je crois bien avoir été la première à utiliser ce mot pour la culture... La première fois où j’ai introduit de l’arabe dans un album, j’ai croisé l’oeil torve de l’attachée de presse de l’époque qui n’augurait rien de bon… Puis des bruits ont couru sur le retour des radios : «Nous, nous ne sommes pas racistes, mais les gens sont racistes.»
 
Pour moi, l’intérêt de chanter est d’écrire.»

- Avant d’écrire des livres, vous avez chanté. Où situez-vous l’écriture par apport au chant ?

- L’intérêt de chanter pour moi était d’écrire. J’ai toujours écrit secrètement mais, la littérature française étant terrifiante, ce fut une activité tenue longtemps secrète -connue de quelques- uns… Ecrire des chansons qui ne soient pas «à texte» m’aurait ennuyé. J’ignorais le charme de la naïveté et je n’avais que mépris pour les chansons «commerciales». Aujourd’hui, j’admire leur capacité à pénétrer presqu’aquatiquement l’inconscient collectif.


- Au milieu des années quatre-vingts vous êtes venue à Marrakech dans le cadre du festival FM 86 voulu par Hassan II. Vous aviez insisté sur la présence d’une troupe Gnaoua avec vous sur scène. Vous étiez pourtant rock à l’époque…

- Enfant, j’habitais au-dessus de la place Jamaâ El Fna et j’entendais régulièrement les tambours des Gnaoua. Bien que cela soit très différent rythmiquement de mon goût pour le rock, c’est aussi mon goût pour la percussion et pour le tambour.

Mes musiciens s’irritaient que j’introduise des rythmes ternaires dans des rythmes binaires. Je me suis fait traiter de tous les noms par ces machos tétanisés par leur culture résolument atlantiste, tous fascinés par l’US étant encore dans leur culture mémorielle de grand libérateur.


- Jamaâ El Fna, Marrakech, le Maroc. Que gardez-vous de ce pan de votre vie ?

- Mon enfance et mon adolescence au Maroc, je les ai vécues comme une bénédiction. C’était un peu strict à la maison mais j’ai eu un père délicieux, des frères qui étaient des complices farceurs, rieurs et si intelligents ! Le Maroc, c’étaient les grands espaces, l’horizon à portée, la musique partout, le sens de la fête, la possibilité de fraternité avec l’Autre… Je n’idéalise pas, je n’exagère pas. Mon père était très aimé de ses amis. Il chantait des mawals andalous comme personne (peut-être comme Suzanne Harroche) et était si drôle, si drôle… C’était le climat délicieux de Rabat pendant tout mon secondaire, la forêt de l’Agdal, la mer parfois après l’école.

Le Maroc de l’enfance, la raison pour laquelle j’ai entrepris plus tard cette folie de vouloir «faire la paix» au Moyen-Orient grâce au souvenir de cette harmonie même si, trop jeune, je n’en voyais pas les tensions. Mais je suis certaine que l’amitié était là entre les familles Dupond, Khatib et Ebguy. Il y avait des dizaines ainsi autour de nous.


- Des sons contractés au Maroc, vous avez fini par reprendre «Al Atlal» d’Oum Kelthoum et vous l’avez interprétée devant des publics arabes. Ressentiez-vous plus de pression que d’habitude ?

- Oum Kalthoum, passage merveilleux et horrifiant. Il a fallu d’abord passer les résistances de notre chef d’orchestre Élie Ashkar le qanouniste qui m’a dit avant de commencer avec son inimitable accent libanais : «Si tu veux que je cachetonne, je cachetonnerai.» Mais un esprrrit Sapho c’est un esprrit! Je lui ai dit : «Nous allons répéter cinq fois, puis nous verrons si ça vient ou pas. Au bout de la troisième répétition, je lui ai demandé : «Alors, ça vient?» Il a répondu «Non seulement ça vient, mais c’est venu !»

A partir de là, j’ai respiré et travaillé. Un an de travail et de recherche pour l’exactitude du texte et d’une mise en scène que j’avais imaginée pour EL Atlal. Les Maghrebins ont été les plus défiants, pas les Marocains, gens de mon pays. Mais au Moyen-Orient, tous étaient enthousiastes. Je ne cherchais pas à imiter Oum Kalthoum, j’interprétais un texte, un Opéra. C’était théâtral aussi.

Je me rends compte que c’était follement audacieux mais cette aventure m’a conduite loin, au Moyen-Orient où j’ai chanté des deux côtés de la guerre. J’y tenais.
 
J’ai plus d’inquiétudes que de rêves.»

- Le Moyen-Orient, justement. Vous qui militez pour la paix entre ces deux peuples, croyez-vous encore à une solution pour que ce conflit cesse ?
 
- Je suis très inquiète pour ce Moyen-Orient tendu, prêt à exploser. Honnêtement, cela me semble difficile. Je ne sais pas ce qui freine réellement la paix. Au moment des accords d’Oslo, j’ai chanté là-bas et on sentait une réelle ouverture des peuples. Des Palestiniens étaient venus à mon concert à Tel Aviv et ils savaient que j’avais chanté à Gaza.

A la fin du concert, trois femmes parmi d’autres sont montées sur scène danser avec moi. L’une m’a dit «que Dieu te bénisse» en français, la deuxième me l’a dit en hébreu et la troisième me l’a dit en arabe. Le directeur du théâtre exultait et m’a confié : «C’est ici le premier jour des accords d’Oslo.»

Puis, quelque temps après, tout a basculé. Mais je reste optimiste sur un point : les gens ont, je pense, envie que cette folie s’arrête mais il faudrait une solution politique où on ne laisse plus la parole et le pouvoir à ceux qui, des deux côtés, veulent tout. Cela ne sera pas simple. Il faudrait une pression internationale colossale. Finalement, qui a intérêt à cette guerre ? Ça serait la clé de la paix de le savoir vraiment …


- Au début des années quatre-vingt-dix vous étiez l’hôte en direct de l’émission «L’Homme en question» sur la deuxième chaîne marocaine de télévision 2M. Quel souvenir gardez-vous de ce passage traversé par un malentendu sur les juifs marocains restés au pays et que vous aviez égratignés sur la soif du gain ?

- Je regrette tellement ce que j’ai dit ce soir-là ! C’était injuste et maladroit. Je voulais faire un bon mot et je pensais à une ou deux personnes en particulier. Jamais je n’aurais dû balancer une telle stupide généralité. C’était sans doute provocateur mais je m’adressais aux mauvais interlocuteurs. Je ne veux même pas essayer ici de dire ce que je voulais exprimer. C’était injuste et maladroit, je le réitère.
 
Je regrette ce que j’ai dit des juifs marocains restés au pays. C’était stupide.»
 
- Retournons à la musique. Vous avez revisité, outre Oum Kelthoum, Léo Ferré et Barbara. Ce sont de gros morceaux…

Oui, en dehors de Kelthoum dont j’ai déjà parlé, j’ai repris deux autres répertoires sur mes 22 albums personnels : Ferré et Barbara. Ferré fut mon initiateur à la poésie française même si elle me passionnait à 14 ans. J’écoutais sa plainte dans le grenier aménagé d’une jeune amie et j’ai été bouleversée par l’ensemble : l’intelligence des textes, les choix, la lecture musicale, la profondeur singulière du chant… il est resté dans mon petit Panthéon musical poétique avec bien d’autres.

Barbara dont j’ai entendu les premières inflexions de la voix dans un café non loin de la DOUA (faculté des Lettres de Lyon) et qui m’ont saisie sans que je ne comprenne pourquoi sur le moment.

Aujourd’hui, je comprends que c’était la première auteure assumée comme telle que j’entendais. Elle était «différente». A l’entendre on perçoit un tout dont je n’ai pas à vanter le charme mais l’auteure Barbara passe un peu sous le tapis, pas systématiquement mais souvent. Longtemps après sa mort je me suis autorisée à reprendre son travail pour faire entendre ses TEXTES et leur dimension théâtrale. La restitution vivante que j’y présente m’aide je crois...


- Quel est votre rêve le plus fou pour la suite? Les rêves ?

- Il y en a trop tout de suite. En fait, j’ai plus d’inquiétudes que de rêves… Entre autres rêves, j’aimerais finaliser mon prochain album inspiré de Othello commencé par une commande qu’on nous a faite à Mehdi Haddab et moi-même pour la composition d’une musique restaurant l’imaginaire maure d’Othello «The Moor of Venice» et qui a dérivé vers tout un disque. Il s’appellera J.A.M.( Jalousie Amour et Mort). Et pourquoi ne pas le jouer à Essaouira dans le décor merveilleux où s’est tourné le film d’Orson Wells ?

Entretien réalisé par Anis HAJJAM

Parcours


Danielle, coeur et âme
 
Exubérante, intelligente, humaine, cette femme est une machine à produire, à créer. Ainsi se retrouve-t-elle, ainsi plonge-t-elle dans l’effervescence qui habite son esprit. Elle naît Danielle Ebguy, quitte jeune Marrakech où elle pousse son premier cri, où elle grandit. Elle débarque en France et se met à vivre dans un nouvel espace, troublant mais rassurant, la culture(S) comme bain de jouvence. Elle s’engage dans l’apprentissage théâtral auprès d’Antoine Vitez et fréquente le Petit Conservatoire de la swingueuse Mireille. Dans les années soixante-dix, elle se jette dans les eaux tumultueuses d’un rock teinté de punk. Sapho se dévoile ainsi au public, ose la langue arabe, ose tout simplement.

Sapho c’est aussi une fine romancière, une fine poétesse, une fine dessinatrice, une fine oratrice, une citoyenne du monde. On ne lui connaît qu’un seul ennemi, une en l’occurrence, la feuille blanche –«Blanc» est le titre de son recueil de poésie paru en 2014. «Sapho», surnom emprunté à Sappho la grecque, poétesse de l’Antiquité ayant vécu à Lesbos, s’installe tel un label, telle une S.A. Danielle «Sapho» Ebguy se lance coeur et âme dans ce qui la fait rêver, souvent éveillée : créer pour mieux se connaître, créer en mêlant les étoiles qui illuminent théâtre, musique, chant, écriture, dessin, peinture. Elle s’y noie avec amour, celui du mot, du son, du geste, du trait, de la couleur.

Tout y est noble, incluant son militantisme contre un conflit aussi loin que proche, celui qui la touche spécialement, ce drame qui déchire toute une région, le Moyen-Orient, Palestine et Israël. Il y a plusieurs années, elle a eu cette phrase forte et définitive : «Il faut se réconcilier maintenant, avant qu’on ne nous l’impose et que ça devienne un sujet de discorde.» Beau comme la défiance.

Sapho, caméléonne prolifique, signe entre 1977 et 2018 vingt-deux disques, entre 1982 et 2015 treize romans, recueils de poésie et illustrations. Pour ne rien faire comme tout le monde, elle lance sa carrière d’écrivaine avec «Douce violence», un récit romancé… autobiographique.
A.H.

 

Témoignage

Dominique Caubet, sociolinguiste.
Dominique Caubet, sociolinguiste.

De Rachid Taha à Sapho, avec le temps…
 
Dominique Caubet est sociolinguiste française, spécialiste de la darija maghrébine. Elle a aidé Rachid Taha pour la traduction, entre autres, de «Rock The Casbah» de «The Clash » et a accompagné Sapho sur des adaptations en arabe marocain de chansons de John Lennon et de Ferré. Elle se souvient…
 
« En février 2005, un concert de soutien aux otages retenus en Irak, dont la journaliste Florence Aubenas, s’est tenu à l’Olympia. Il rassemblait toute la chanson française, de Charles Aznavour à Rachid Taha, en passant par Yves Simon et Sapho.

Quelques jours auparavant, le producteur et tourneur Alain Lahana que j’avais connu en travaillant avec Rachid Taha à traduire des textes pour son album ‘Tékitoi’, m’avait demandé si je pouvais traduire ‘Imagine’ de John Lennon en arabe pour que Sapho puisse la chanter à cette occasion. C’est là que j’ai fait sa connaissance et que nous avons élaboré une première traduction en darija, langue familière de son enfance marrakchie. Il ne reste malheureusement aucune trace de cette performance qui n’a été ni filmée ni enregistrée. 

Quelques mois plus tard, elle a fait appel à moi pour lui traduire des textes de son album Universelle- qui était produit à l’époque par la regrettée Sarah Hajlblum, marocaine par sa mère, sur son label Bassata Productions- et elle voulait enregistrer des versions bilingues, darija-français, de textes comme ‘Souris-moi’, ‘Fatima’ ou ‘Gare guerre gare’. Nous avons fait le travail ensemble, où je faisais une première traduction des textes et elle les modifiait pour se les approprier. En même temps, elle travaillait sur un Ferré flamenco et elle a eu envie de traduire ‘Avec le temps’.

On imagine la difficulté, mais le résultat est là, gravé lui : ‘M3a z-zaman, m3a l-we9t, kullchi kaymchi…’ Pour trouver les mots justes en darija en 2005 avant la Nayda, à une époque où la darija n’avait pas encore acquis le statut d’évidence pour tout exprimer, nous avons beaucoup travaillé. Il faut également respecter le nombre de pieds ou de syllabes, comme en poésie.

Déchiffrons ‘Avec le temps’. On dirait naturellement ‘m3a lwe9t’, mais ça ne fait que 2 syllabes. ‘M3a zzaman’ sonne mieux et on peut allonger la syllabe –man. Nous avons donc choisi de mettre les deux expressions en doublet : ‘M3a z-zaman, m3a l-we9t…’ Avec le temps, va, tout s'en va… kullchi kaymchi. L'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie, ‘Lli konti tmot 3lih, tdor 3lih te7t chta’, l'autre qu'on devinait au détour d'un regard, ‘T3erfo ghir men chofa we7da…’

Sapho devait faire siens ces mots pour que l’émotion soit authentique. Aujourd’hui, l’émotion est entière. »