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Interview avec Réda Bennani : « Les 110 ans d’Histoire de l’aviation », une saga de haut vol


Rédigé par Safaa KSAANI Dimanche 23 Octobre 2022

Scénographe de l’exposition «Tit Mellil, plus qu’un aérodrome», passée par l’aéroport Mohammed V l’été dernier, Réda Bennani nous raconte les coulisses de ce projet et livre sa vision sur la gestion du patrimoine archivistique national.



Réda Bennani, archiviste
Réda Bennani, archiviste
- L’exposition «Tit Mellil, plus qu’un aérodrome» avait pour objectif de retracer les prémices de l’aviation civile au Maroc. Elle couvre la période de 1948 à 1990. Un travail de longue haleine mené par vous dans le processus de documentation ? Quelle démarche avez-vous suivie ?

- J’ai commencé par rassembler les pétillants souvenirs et les albums photos de mon père, contrôleur de la navigation aérienne de 1967 à 2005 sur ce terrain d’aviation. Puis identifier les personnes susceptibles de témoigner, voire de remettre leurs archives privées (photographies, cassettes VHS, carnets de vol, de saut, de navigation, lettres, documents officiels).

En dépit de la méconnaissance et de l’accès fastidieux aux archives institutionnelles auprès des autorités de tutelle : ministères, Direction de l’aviation civile, ONDA, aéroclubs… malgré la pandémie, je suis allé à la rencontre d’hommes et de femmes qui voulaient bien partager avec moi leur fort attachement à Tit Mellil. Deux personnes m’ont particulièrement aidé, en l’occurrence Jacques Carton, dont la famille résidait sur cet aérodrome, dans les années 40-50, et qui était chargé de la maintenance des avions en tant que pilote-mécanicien, ainsi que Marc Nombret, venu travailler au Maroc en 1967, avant d’être pris de passion pour le domaine, et devenir pilote privé aguerri et parachutiste confirmé. Les documents en tous genres, qu’il a soigneusement conservés, et son carnet d’adresse m’ont permis d’y voir plus clair et de persévérer.

De plus, j’ai complété et confronté, par souci de vérité, leur récit par des coupures de journaux gardées à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc. Or, très peu de journaux de l’époque ont été numérisés. J’ai dû donc dépouiller à la main. Ce qui est terriblement fastidieux ! La plateforme numérique de la Bibliothèque nationale de France «Gallica» est un trésor inouï mais, là aussi, concernant le Maroc et la période du protectorat, la numérisation est encore en cours.


- A travers votre approche documentaire, racontez-nous l’Histoire de cet aérodrome. Qu’est-ce qui le caractérise ?

- La construction de Tit Mellil, en 1948, répond à un besoin dans un contexte de hausse du traffic commercial à Camp Cazes (futur Casa-Anfa) et d’activités de l’armée américaine à Nouaceur suite au débarquement de 1942. Soutenu par le ministère des Travaux publics, l’Aéro-Club du Maroc et ses membres se réjouissent d’avoir un terrain civil dédié à l’apprentissage de pilotage et à l’aviation de tourisme. La piste est opérationnelle du lever au coucher du soleil. Seuls les vols à vue (VFR) sont possibles. Dès son ouverture, l’activité a été intense, les meetings et les rallyes fréquents.

L’architecture de cette infrastructure, sur pilotis en V galbés, signée Zevaco, Messina et Basciano, est saisissante. Le style de l’aérogare suscite très vite l’intérêt des revues d’architecture au niveau mondial. Il a été visité et photographié tout au long de ces décennies. Si l’on reconnaît la patte «brutaliste» de Zevaco et ses lignes droites, les autres architectes y apportent un peu plus de courbes et de souplesse. Tout le bâtiment bénéficie de grandes ouvertures. La tour de contrôle, dotée de sa sphère métallique, est tout aussi emblématique.

Cette esthétique est enrichie par la contribution du designer franco-hongrois Mathieu Mategot qui a conçu des meubles sur mesure pour le restaurant. Ces pièces rares de 1953 se vendent aujourd’hui très cher sur le marché. Grâce à sa fréquentation et son ambiance conviviale, Tit Mellil est devenu un lieu de rencontres entre passionnés et curieux.


- La première aviatrice du monde arabe, la défunte Touria Chaoui, a suivi ses premiers cours d’aviation à Tit Mellil, sous l’ère du protectorat français. A quel point cette phase a-t-elle façonné cet aérodrome, et à quel point la défunte a-t-elle participé au rayonnement de cet aérodrome ?

- En 1951, lorsque Touria Chaoui, certes issue de famille bourgeoise instruite et moderne, s’est présentée en compagnie de son père afin d’apprendre à piloter, elle faisait figure d’exception. Le chemin est resté long puisque la première femme pilote de ligne à la RAM n’a volé que dans les années 80 du siècle dernier. C’est toute la vie romanesque de Touria Chaoui qui force le respect. Elle a réalisé son rêve.

Avant même d’obtenir son brevet de pilotage, à 16 ans, les quotidiens Le Petit Marocain et la Vigie faisaient déjà leur Une sur la jeune apprentie. Cette émancipation n’était pas forcément bien vue partout. Tit Mellil était le seul aérodrome civil servant de lieu de formation avant l’indépendance du Maroc. 70 ans plus tard, son aéroclub aura formé le plus de pilotes privés.


- Êtes-vous un Aviation Geek ?

-Pas à ce point. Il est vrai qu’on peut être attiré par la mécanique, voire le progrès technique de ces engins. De leur fuselage, à la forme des ailes, en passant par l’équipement du cockpit et le son du moteur. Disons que les sensations sur ces petits coucous sont bien plus élevées que dans les grands avions de ligne. En volant entre 1500 et 4000 mètres d’altitude, on profite mieux des paysages. Et le Maroc en offre à foison. Par ailleurs, je comprends le ressenti profond des aviateurs épris de liberté et d’aventures.


- Aviation & Documentation, quelle est votre vision de ce duo ?

-Le XXème siècle a connu l’émergence de l’aviation au niveau mondial : observation, défense et combat, transport de courriers puis des êtres humains, avec volets sanitaire, touristique et commercial. Ces balbutiements se sont produits au Maroc avant l’arrivée de la société Latécoère. L’encouragement du Maréchal Lyautey et la signature du Dahir du sultan Moulay Youssef en 1919 ont permis le survol et l’établissement de cette société de Toulouse.

Sans l’accès au Maroc, l’Aéropostale n’aurait pu se développer et acheminer le courrier jusqu’au Sénégal et un peu plus tard en Amérique du Sud. Les récits des pilotes de l’Aéropostale, tels Jean Mermoz et Antoine de St-Exupéry, en disent long sur les risques fatals avec l’ouverture des voies aériennes qu’on utilise aujourd’hui, et qui sans aucun doute ont fasciné plein de gens et fait naître des vocations.

Je pense aussi aux écrits d’autres aviateurs qui se sont illustrés dans des guerres tels que Pierre Clostermann et Romain Gary. Dans un autre registre, Jacques Brel, se retirant dans les Îles Marquises, a montré le grand bénéfice de l’aviation dans une des régions les plus isolées qui soit. Les revues spécialisées ont aussi contribué à raconter les coulisses des constructeurs, des aérodromes, le bagout des pilotes…
 
“Si on arrive à valoriser correctement une archive, le public ne peut qu’apprécier “

- En tant qu’archiviste, constatez-vous un engouement pour les archives de la part du public ?

- Dans les pays francophones européens, oui. Et j’y ai beaucoup appris. Au Maroc, je serai tenté de répondre non. En même temps, j’observe une curiosité qui se manifeste en ligne à travers les blogs et réseaux sociaux où d’anciennes images sur la vie au Maroc circulent et suscitent le débat. Je suis parfois subjugué de tomber sur de tels documents, mais ce qui manque c’est le contexte, la source, la légende afin d’authentifier la pièce d’archive.

En plus d’être enthousiaste, cela nécessite d’être rigoureux, prudent et patient. Donc, si on arrive à valoriser correctement une archive, à raconter une histoire issue de faits réels et d’intérêt général, le public ne peut qu’apprécier. En ce sens, j’ai reçu des messages très émouvants et encourageants.


- En termes de gestion du patrimoine archivistique national, face à quels défis se trouve cette discipline?

- Cette discipline est confrontée à un vrai manque de moyens et de considération. S’il existe bien la loi n°69-99 relative aux archives (2007) et ses décrets d’application (2015), dans la pratique c’est laborieux. Beaucoup de portes restent closes et des demandes sans réponses. L’archive constitue une preuve et contribue à la continuité opérationnelle des affaires. Elle sert à prendre des décisions. La transmission aux générations futures est cruciale. C’est dans les mentalités que cela doit changer.

Il est question de confiance et de transparence entre citoyens et institutions. Les sciences humaines et sociales, les départements d’Histoire sont les parents pauvres des universités marocaines. Il y a un manque criant de bases de données et de catalogue général, en réseau, afin de consulter des bibliographies ou l’inventaire d’un fonds. On ne sait pas qui est le garant de la mémoire photographique et audiovisuelle du Maroc. A quelle porte frapper si on désire travailler sur l’urbanisme et le patrimoine ? L’Ecole Nationale d’Architecture de Rabat n’a pas encore décrit et numérisé le fonds d’archives de Zevaco reçu en 2003. On observe une crise de l’historiographie au Maroc sur plusieurs plans. Cela peut être décourageant.

Pourtant, les 110 ans d’Histoire de l’aviation au service du Royaume sont une source de fierté et des grandes compétences acquises. Aujourd’hui, le défi, c’est la gestion des documents électroniques, massifs, complexes et vulnérables, il devient urgent de les traiter.



Propos recueillis par Safaa KSAANI








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