- Vous avez publié récemment votre ouvrage « Éléments de droit constitutionnel marocain ». Qu’est-ce qui vous a motivée à écrire cet ouvrage ?
Plusieurs raisons ont motivé cette écriture. C’est d’abord un engagement vis-à-vis de mes auditoires et une réponse à une demande récurrente de cohortes d’élèves, d’étudiants et de fonctionnaires qui, durant quarante ans d’enseignement de droit constitutionnel, me réclamaient souvent, à la sortie du cours, un approfondissement et un complément scriptural de mes interventions.
C’est aussi l’envie de faire une compilation de ce que j’ai écrit ou dit ici et là, depuis ma participation à mon premier colloque organisé par El Assas, juste après la chute du Mur de Berlin, et le souhait d’en construire un matériau homogène.
C’est, enfin, une empreinte que tout enseignant doit pouvoir laisser en guise de modeste contribution à la discipline qu’il enseigne, et pour ce qui me concerne, contribuer à une réflexion au droit constitutionnel de mon pays.
- Quels ont été les principaux défis rencontrés lors de la rédaction de cet ouvrage, compte tenu de l’évolution constante du droit constitutionnel ?
Il fallait opter pour une approche qui allie à la fois le juridique, le normatif, l’institutionnel, le comparatif, le jurisprudentiel et le sociologique. L’écriture a été nourrie par les influences et échanges lors des séminaires fréquentés à l’école aixoise de droit constitutionnel (Institut Louis Favoreu), à l’Académie Internationale de droit constitutionnel, aux tables rondes de l’Association internationale de droit constitutionnel, à l’Association marocaine de droit constitutionnel. C’est également les résultats des échanges durant certaines rencontres qui ont été fondatrices et qui m’ont ouvert des horizons nouveaux, que ce soit à l’École nationale d’administration publique, en des temps où sa bibliothèque était le lieu emblématique des rencontres entre professeurs et élèves, ou ailleurs.
Enfin, ma participation à la Commission consultative pour la révision de la Constitution a été une étape intellectuelle cruciale dont les débats et prises de notes ont pu émailler et relever, avec profit, les descriptions techniques et juridiques.
- En quoi votre contribution à la recherche constitutionnelle peut-elle être considérée comme novatrice ?
J’ai voulu dépasser le plan classique qui reste accessible dans tout traité et bon manuel de droit constitutionnel. Je n’y apporterai rien de plus. Tout a été dit à ce sujet et par de brillantes plumes. Mon propos est plus modeste. Sensible à la nouvelle définition du droit constitutionnel embrassant les institutions, les normes et les libertés, j’ai délibérément opté pour une autre problématique en plaçant le lecteur, d’emblée, face à la gestion de ses droits fondamentaux et des institutions politiques de son pays.
L’objectif est de l’inviter à comprendre comment les pouvoirs publics marocains ont réceptionné les canons classiques du droit constitutionnel européen, et dans quelle mesure les fondamentaux du constitutionnalisme marocain, dont la Commanderie des croyants constitue un axe cardinal, ont pu s’acclimater à la séparation des pouvoirs, aux questions de redevabilité et à la liberté de conscience. L’ouvrage tente de répondre à de tels questionnements sans se défausser par rapport au constat général et mondial du fossé existant entre le droit et la pratique en matière de droit constitutionnel.
Le lecteur pourra indépendamment choisir de se reporter à un ou deux chapitres sans qu’il n’y ait de lien absolu entre les uns et les autres. Mais s’il persiste à chercher un fil conducteur ou une relation de causalité, il pourra aisément y accéder tant les droits fondamentaux, les institutions et la démocratie participative, qui constituent les trois titres de l’ouvrage, sont inexorablement liés, enchevêtrés et interdépendants. Au lecteur donc de faire son propre choix en optant pour une promenade tantôt facile, tantôt escarpée dans les sentiers, les routes et les chemins de traverse empruntés par la nouvelle Constitution de 2011.
Le titre premier est consacré à l’étude des droits fondamentaux. Un chapitre préliminaire était essentiel pour appréhender les fondamentaux, l’Histoire politique, l’évolution constitutionnelle, l’apport de la CCRC et la genèse de la Constitution de 2011. Le premier chapitre définit la notion de droit fondamental tout en s’interrogeant sur l’existence d’une charte des droits fondamentaux.
Les autres chapitres ont retenu l’étude de certains droits fondamentaux, d’une part parce qu’ils font partie des droits naturels, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, et d’autre part du fait que, notamment au Maroc et dans la région MENA, ces derniers continuent à bénéficier d’une faible protection de par leur corrélation culturelle. Ainsi en est-il de l’égalité des droits entre les sexes, du droit à la vie et de ses implications sur la peine de mort et l’avortement, du droit aux langues, du droit à la migration et de la liberté de conscience.
Le titre deuxième est dédié à l’étude des institutions politiques actuelles. En effet, après la promulgation de la nouvelle Constitution, il est apparu fondamental de décrire à nouveau l’organisation, la composition et le fonctionnement des institutions à l’aune des nouvelles attributions et du caractère nouveau de la séparation des pouvoirs horizontale et verticale. Dès lors, ce titre aborde, avec la rigueur juridique qui s’impose, le statut et les pouvoirs du Roi, ceux du Gouvernement, du Parlement, du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, de la Cour constitutionnelle et des collectivités territoriales.
Tandis que le troisième titre s’intéresse à la démocratie participative. A cet égard, les nouveaux protagonistes du champ institutionnel, la société civile et les instances constitutionnelles indépendantes sont devenues les nouveaux objets du droit constitutionnel moderne. Conformément aux thèses portant sur la post-démocratie ou la contre-démocratie, ce dernier titre a donc comme mission de décrire le fonctionnement de ces instruments et outils qui donnent désormais corps à la mécanique d’ensemble, par les actions nouvelles de promotion, protection et régulation.
- Quel bilan faites-vous de l’application de la Constitution de 2011 jusqu’à présent ?
C’est une question importante qui demande une réflexion collective et sereine menée par une pluralité d’experts qui devront déterminer des critères et des paramètres d’évaluation. Pour ma part, je me hasarderais à avancer quelques pistes : la Constitution de 2011 qui, à mon sens, constitue une avancée démocratique incontestable, est appliquée avec la culture et les élites d’hier ; les discours royaux du 9 mars et du 17 juin sont plus audacieux que la Constitution, elle-même plus audacieuse que les lois organiques qui la mettent en œuvre.
Il faut lever, également, un grand malentendu qui consiste à croire que les Constitutions règlent la justice sociale (c’est la mission des politiques publiques), d’où un désenchantement historique qui naît consécutivement à la promulgation des Constitutions.
Il importe, enfin, d’analyser l’état du droit au Maroc en tenant compte du caractère graduel et « incrémentaliste » de la culture juridique et de l’aspect composite et dual de la nature du droit, cette prudence permet de mieux comprendre les hésitations et les atermoiements des pouvoirs publics.
- Quels sont, selon vous, les principaux défis actuels pour le droit constitutionnel marocain ?
Ces défis concernent sa mise en œuvre, sa lenteur à garantir les droits consacrés et les institutions à mettre en place, son interprétation parfois restrictive pour ne pas dire régressive, son ambiguïté par rapport à certaines dispositions constitutionnelles, son rapport au temps. Il y a le temps social (celui des Etats) et le temps court : celui des événements, la distance qui existe entre la promesse constitutionnelle et sa mise en œuvre. C’est là que se niche « cette insoutenable autonomie du politique ».
- Existe-t-il des domaines où une révision ou une interprétation plus audacieuse de la Constitution pourrait être envisagée à l’avenir ?
Les Constitutions ne sont pas des normes figées, elles sont évolutives et sont appelées à changer avec les mutations sociales, et ce, lorsque les autorités habilitées à initier la révision y auront recours. Sans doute, mise à l’épreuve, la Constitution de 2011 révèlera des insuffisances et fera la lumière sur des dispositifs à ajuster, à compléter ou à éclaircir. J’ai, plutôt, tendance à croire qu’il faut juste appliquer la Constitution et l’interpréter dans le sens qui l’animait en 2011, c’est-à-dire un sens inclusif, participatif, pluraliste, égalitaire et moderniste.
Par exemple, même si la liberté de conscience n’a pas été in fine consacrée par la Constitution en vigueur, force est de constater que deux autres dispositions constitutionnelles ayant la même force en sont des synonymes, j’en veux pour preuve : le principe de nondiscrimination en raison de la croyance et la liberté de pensée… La Constitution recèle ainsi plusieurs chemins de dignité, il suffit d’avoir un mindset et une posture herméneutique ouverte pour faire parler la Constitution dans son texte et son esprit.