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Interview avec Mohamed Taher Sraïri : « Revoir le modèle agricole pour préserver l’eau »


Rédigé par Safaa KSAANI Mercredi 3 Août 2022

Prôner une agriculture productiviste, qui marginalise les cultures pluviales, a eu pour corollaire direct l’assèchement des nappes phréatiques, au grand désarroi de la communauté scientifique, dont fait partie le Pr Mohamed Taher Sraïri.



- L’Office National de l’Electricité et de l’Eau potable (ONEE) a décidé de réduire le débit d’eau potable dans les deux villes Berrechid et Settat à compter du 1er août. C’était d’ailleurs déjà le cas à El Jadida et Sidi Bennour depuis le 25 juillet. Que se passe-t-il dans la région du Grand Casablanca-Settat, qui s’apprête à lancer le méga projet de dessalement d’eau de mer ?

- On a des besoins en eau qui dépassent l’offre. C’est aussi simple que cela. Clairement, cette situation est la résultante d’une trentaine d’années d’intensification agricole. En effet, quand on parle de manque d’eau, c’est l’agriculture qui est en équation. Elle consomme de 85 à 90% de l’eau dans certaines régions. La pénurie, voire la détresse hydrique, est principalement due à la fin d’une agriculture qui reposait exclusivement sur les usages de la pluie, avant les années 1980 (céréales, élevage ovin de la race Sardi). Au début des années 1980, il y a eu une grosse sécheresse et un début d’intensification par l’usage de l’eau souterraine, c’est-à-dire le creusage de puits et de forages.


- Qui est derrière cette situation dans cette région ?

- Ce sont principalement des investisseurs, parfois mêmes étrangers à la région, attirés par cette manne (eau souterraine) et par la proximité du Grand Casablanca. On a commencé par un creusement de puits et par la suite de forages pour pratiquer des cultures maraîchères. L’une des cultures les plus connues dans la province de Berrechid est d’ailleurs la carotte. Mais pas que ! Il y a les autres légumes qui permettent d’approvisionner Casablanca.

Le problème est que ces cultures demandent beaucoup d’eau, notamment en été. L’agriculture ne peut pas être la locomotive de développement dans une région semi-aride où il pleut moins de 400 mm par an, avec un aléa climatique très pesant, comme nous l’a rappelé la sécheresse de cette année. Il faut donc arrêter d’encourager les plantations d’arbres qui ont besoin de 600 à 800 mm, avec un pic de besoins en eau en été, en faisant miroiter d’hypothétiques « économies d’eau » par le goutte à goutte.

L’autre réalité est le taux de remplissage très limité du principal barrage, en l’occurrence Al Massira (moins de 10 %). Avec l’envasement, cela implique qu’il n’arrive plus à subvenir aux besoins en eau domestique. On est finalement face à un manque d’eau terrible, qui était prévisible au vu de l’extension des pompages non régulés, en application d’une politique de laisser- faire de la part des pouvoirs publics, tant que la catastrophe hydrique n’était pas déclarée.


- Face à cette situation alarmante, les activités agricoles actuelles risquent-elles de changer ?

- Cette situation me rappelle la phrase prononcée par Théodore Steeg, résident général au Maroc de 1925 à 1929 : « Au Maroc, gouverner, c’est pleuvoir ». Les années de sécheresse étaient déjà, à l’époque, très difficiles pour le pays. Depuis, la demande en eau a explosé parce qu’il y a plus d’habitants, induisant l’émergence d’activités agricoles très consommatrices d’eau (l’élevage laitier avec des fourrages d’été irrigués, les plantations nouvelles d’arbres fruitiers, etc.), puisque les gens veulent vivre et manger mieux, dans un pays où la ressource hydrique fait défaut. Les ambitions agricoles doivent donc être impérativement revues à la baisse.


- Tout cela était prévisible…

- On a eu une montée en puissance d’une agriculture qui consomme beaucoup d’eau en été, au moment où il ne pleut pas une goutte du mois de mai jusqu’à octobre. C’est donc l’eau des nappes phréatiques qui a été totalement épuisée et on creusait encore plus profondément. Ces questions ont été traitées par les universitaires. On parle même de bricolage institutionnel pour la régulation des usages d’eau souterraine. Les règlements en vigueur sont parfois en retard par rapport à la rapidité d’évolution de cette agriculture intensive. C’était prévisible dès la fin des années 2000 avec le début du « Plan Maroc Vert ». Je disais qu’on allait vers une agriculture qui ne serait pas durable. Malheureusement, avec le changement climatique, c’est arrivé plus vite que mes prévisions les plus pessimistes.


- A quel point la coupure périodique de l’approvisionnement dans les villes précitées est un signal d’alarme ?

- Il y avait un signal beaucoup plus clair. Il s’agit de la coupure d’eau durant la nuit dans la ville d’Agadir en pleine pandémie du Coronavirus, en septembre 2020, qui a duré tout l’automne. C’est un véritable signal précurseur qui montre que nos politiques agricoles devraient se faire par rapport aux ressources en eau disponibles. Il faut dorénavant faire attention de façon à éviter que les villes n’aient plus d’eau en raison de l’essor d’une agriculture non respectueuse des limites de la Nature, car ça pose aussi des questions d’équité sociale. Est-ce que tout le monde a accès à cette ressource invisible et stratégique (notamment pour l’approvisionnement des villes) qu’est l’eau souterraine ? On sait très bien que ce n’est pas le cas et que de nombreux agriculteurs quittent le secteur faute de pouvoir continuer à creuser plus profondément.

La vraie question qu’il faut discuter est la nature des arrangements possibles pour essayer de réguler les usages. Pour cela, il faut du courage, politique notamment ...


- Comment réguler cet usage ?

- Il faut d’abord identifier tous les puits et forages, ensuite installer des compteurs et faire effectivement payer les usagers de cette eau devenue très rare. Cela suppose une police des eaux dotée de moyens suffisants. Ensuite, il faut mettre en place des mécanismes de discussion et de négociation entre les usagers d’un même bassin, de concert avec les autorités publiques. Si tout le monde continue dans la voie de cette intensification agricole, il n’y aura plus d’eau dans de nombreuses villes. C’est très grave. Cela peut même compromettre les ambitions de développement industriel, touristique, et des opportunités d’emploi…


- La pénurie d’eau est donc un défi humain et un enjeu économique majeur… -

Et surtout une question de gouvernance d’une ressource invisible, l’eau souterraine qui est malheureusement surexploitée. Il faut par conséquent promouvoir uniquement les activités agricoles qui valorisent d’abord de l’eau pluviale, en l’occurrence les céréales, l’élevage pastoral, les légumineuses d’automne, etc. Cela intime donc de repenser radicalement les politiques de développement agricole et même rural.


- Comment peut-on exploiter, à bon escient, cette crise ?

- Votre question est le fond du problème. Il faut de l’innovation sociale et du courage politique, pour faire comprendre aux gens qu’un pays aride ne peut pas être une puissance agricole. Car il faut se convaincre que les effets du réchauffement climatique ne font que commencer. Il faut en discuter très sérieusement.



Recueillis par Safaa KSAANI

Portrait


Va-et-vient, à l’IAV Hassan II
 
Lauréat de l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan-II (IAV-Hassan II) en 1994, Mohamed Taher Sraïri y revient pour faire partie du corps enseignant. Après sa formation à l’Institut, en ingénierie agronome, option ‘Productions Animales (IAV-Hassan II), Mohamed Taher Sraïri a poursuivi le chemin de la connaissance et de la recherche scientifique. Il obtint un Doctorat en sciences agronomiques de la Faculté de Gembloux – Belgique en novembre 2004.

Trois années plus tard, il a pu avoir une habilitation universitaire de l’Université Ibn Tofaïl à Kénitra. De 2017 à nos jours, il occupe le poste de Directeur de la Formation en Agronomie, Institut Agronomique et Vétérinaire (IAV) Hassan II, Depuis 2007, il fait partie du comité éditorial des « Cahiers Agricultures », qui est une revue scientifique, principalement francophone, sur les agricultures du monde, leur fonctionnement et leur évolution.

Au fil des années, il a commencé à évaluer des manuscrits soumis à des revues internationales de référence, dont « Agricultural Systems », « Agricultural Water Management », « INRAE Productions Animales »… et ce, depuis 2014, en tant que membre du comité scientifique de la « Revue d’Elevage et de Médecine Vétérinaire des Pays tropicaux ».

Il compte à son actif des revues scientifiques portant sur l’environnement et l’agriculture, publiées en français et en anglais. Parmi celles-ci, « Repenser le modèle de développement agricole du Maroc pour l’ère post Covid-19 » publiée en 2021, ou encore « Biophysical and economic water productivity of dual purpose cattle farming », parue en 2016.