- Comment avez-vous découvert la bande dessinée « Le Monde sans fin », et qu’est-ce qui vous a motivé à la traduire ?
- J’ai découvert la BD lors d’un colloque de l’entreprise où je travaille. Elle a été offerte aux managers pour prendre connaissance des sujets climatiques d’une manière didactique. J’ai trouvé que c’était un livre universel et que des adolescents peuvent lire, ainsi que tous les adultes qui ne sont pas initiés dans ce domaine. Cette vulgarisation scientifique permet de favoriser l’échange, et finalement l’information ne reste pas uniquement entre les mains des gens qui ont des connaissances dans les sciences de l’énergie et du climat.
Cet échange peut aussi renseigner chaque individu sur ce qu’il peut faire à son niveau, afin de remédier au réchauffement climatique et penser à un avenir meilleur. Les notions exposées sont évidemment complexes, mais cette complexité est l’une de mes principales motivations. Le fait que le support soit une BD facilite ces notions complexes. Si on enlève du livre les dessins et les références historiques et géographiques, cela ressemblera à un manuel de mathématiques ou de physique, plutôt qu’une œuvre littéraire.
Cet apport de la littérature, de l’Histoire, la géographie et les sciences humaines a donné à ce livre une âme humaine. Et finalement, c’est cet apport littéraire et pictural qui m’a encouragé à entreprendre cette aventure. Comme disait Napoléon : « Un bon schéma vaut mieux qu’un long discours ».
- Comment s’est faite la rencontre avec les auteurs de la BD ?
- Je connaissais de loin Jean-Marc Jancovici parce que j’ai travaillé avec son cabinet de conseil Carbone 4 en 2009 et en 2016, où il était à l’époque encore moins connu du grand public.
Après ma lecture de la bande dessinée d’abord en anglais et ensuite en français, je l’ai contacté directement et j’avais cru qu’il n’allait pas être motivé par l’idée. J’ai été surpris par sa réponse rapide (comme d’ailleurs le témoignage de Christophe Blain lorsque celui-ci lui proposait le projet de la bande dessinée). Il m’a présenté aussitôt à son éditeur (Dargaud) et nous avons commencé à travailler sur le projet.
Il fallait trouver un éditeur arabe, un dessinateur pour adapter les dessins à la traduction arabe et surtout j’avais besoin de faire quelques adaptations pour mettre l’ouvrage dans le contexte d’un lecteur arabe. Sur ces sujets, Jean-Marc Jancovici était très réactif malgré ses différentes préoccupations et a toujours répondu rapidement à mes sollicitations.
- Avez-vous eu du mal à trouver un éditeur pour la traduction en arabe ?
- La maison d’édition Dargaud était motivée pour ce projet. C’est l’un des leaders mondiaux dans l’édition de la BD, donc ils ont plusieurs expériences dans la traduction de ce genre d’ouvrages dans le monde arabe, et ils savent que ce n’est pas un grand marché et donc l’exercice de prospection demandait beaucoup de persévérance.
La BD n’est pas un genre littéraire très répandu dans le monde arabe, et encore moins pour les adultes que pour les enfants. Le coût de l'édition du livre est très cher, lorsqu’on a des dessins et des couleurs, et de ce fait là, ils m’ont dit que ça ne sera pas les mêmes volumes de vente qu’en Europe.
En revanche, les auteurs m’ont encouragé à cette traduction arabe. Nous sommes sur la rive Sud de la Méditerranée, et il y a le même facteur de langue, l’arabe classique qu’on parle du Maroc jusqu’en Irak. Il fallait toucher toute cette population dans une zone géographique qui regorge d’énergies fossiles, avec une pyramide d’âge favorable, sachant que l’avenir se fait avec les jeunes. Autour de moi, on m’a dit que c’est une très bonne idée et que je dois entreprendre ce projet.
Il fallait trouver un éditeur engagé, qui voulait entreprendre le projet. Et j’ai commencé à établir des contacts un peu partout dans le monde arabe, et la question qui revenait c’était le nombre de pages, et les couleurs. J’ai failli jeter l’éponge.
Heureusement que j’ai croisé le chemin de Layla Chaouni, fondatrice des éditions Le Fennec, qui est une personne engagée pour les bonnes causes. Elle m’a tout de suite motivé à poursuivre le projet, parce que pour elle, on doit participer au changement en promouvant cette initiative.
Je me suis rendu compte que j’ai frappé à la bonne porte, et j’ai contacté rapidement un artiste et illustrateur casablancais que j’ai intégré dans l’équipe. Sa tâche n’était pas une mince affaire lorsqu’on constate que Christophe Blain a utilisé les caractères d’écriture pour illustrer plusieurs dessins, de même le sens de l’écriture de droite à gauche pour la version arabe a engendré plusieurs adaptations des dessins dans lesquelles la symétrie n’est pas automatique. Ce projet de traduction de BD ressemble finalement à mes grands projets de construction, il faut trouver l’idée, constituer une bonne équipe et être tous mobilisés pour atteindre un objectif commun…
- Comment avez-vous abordé la traduction des termes techniques en arabe ?
- J’ai eu de la chance de faire une partie de ma scolarité dans des établissements publics marocains. Les matières scientifiques étaient enseignées en arabe. Dans le lycée et les classes préparatoires, j’ai basculé sans problème au français. Mais il y a aussi mon parcours professionnel qui m’a aidé, car j’ai pratiqué le langage technique en anglais, qui est souvent utilisé pour arabiser certaines notions techniques dans les pays du Moyen-Orient. Et j’avais travaillé dans ces pays, et cela m’a aidé à rapidement trouver des passerelles par rapport à certaines expressions.
Il faut aussi noter que la terminologie technique arabe peut différer sur certains mots entre les pays arabes, mais dans le contexte, le lecteur comprendra. J’ai fait le même constat lorsque je lisais des rapports techniques venant du Québec ou de la Belgique, le français technique peut être différent, mais les personnes se comprennent.
J’ai bloqué sur certains mots. Par exemple, tout ce qui était en rapport avec le nucléaire ou le gaz de schiste. Il s’agit de notions pour lesquelles il n’y a pas beaucoup de littérature, et ce sont des sujets d’actualité pour lesquels les traductions vont dans tous les sens, et finalement on peut trouver plusieurs versions. Par rapport à ces termes-là, j’avais beaucoup plus un sujet d’arbitrage que d’aller arabiser un mot pour lui donner une existence.
La deuxième complexité était que Jean-Marc Jancovici aime bien le cinéma, et il a fait référence dans la BD à plusieurs films. Pour traduire ces références aux films, il fallait que je m’assure qu’il n’y avait pas de traductions arabes en doublage et en sous-titrage parce que si cela avait été traduit, il fallait utiliser ce qui avait déjà été traduit. Surtout que le registre cinématographique de Jean-Marc Jancovici, ce sont les années 70/80. Pour plusieurs d’entre eux, je n’en ai pas trouvé, ce qui m’a poussé à faire moi-même la traduction.
Il y a aussi la traduction des onomatopées. On n’exprime pas de la même manière le son d'un objet tombant dans l'eau en français et en arabe, ni d’ailleurs les cris des animaux. Il faut le mettre dans le contexte, pour que le son soit familier comme dans les BD qu’on peut lire dans le monde arabe.
- Selon vous, quelles sont les principales idées à retenir de cette BD ?
- Il faut retenir trois choses pour pouvoir résumer le livre, et cela n’est pas forcément valable que pour les arabophones. Premièrement, il faut retenir que les énergies fossiles sont à l’origine de notre civilisation moderne. Aujourd’hui, cette énergie est en train de s’épuiser. En 2008, on a atteint la moitié de la réserve mondiale du pétrole. Et dans 20 ans, on va atteindre la moitié de la réserve mondiale du gaz naturel. En plus, cette énergie pollue la planète, parce que les émissions de GES viennent principalement des activités utilisant les énergies fossiles. Cela fera que la terre deviendra à terme invivable.
Sortir de l’énergie fossile aujourd’hui n’est plus un choix, c’est une nécessité. Et si nous prenons la décision de le faire maintenant, on en subira moins les conséquences. Pour résumer, je dirais qu’il faut privilégier une sobriété voulue, plutôt qu’une pauvreté subie.
Le deuxième élément est qu’il y a une urgence à revoir notre modèle économique. Le modèle économique actuel ne considère pas les ressources naturelles comme épuisables. La nature nous donne plusieurs ressources gratuitement, alors que nous payons le travail des humains, et non pas de la nature.
La troisième notion qu’il faut retenir, c’est que la solution ne vient pas uniquement des entreprises des grands pays industriels, mais que tout le monde peut contribuer. Si chacun peut orienter sa consommation, pour se transporter, pour se nourrir, pour se vêtir et se loger, cela va pousser les industries à changer de fusil d’épaule, et permettra aux Etats de légiférer en fonction de cette nouvelle réalité.
Je pense que le public arabe peut nous faire rêver d’un printemps écologique. C’est une nation plus jeune que l’européenne. Le changement viendra d’eux. J’espère que la COP28 qui se tiendra à Dubaï en novembre sera une étincelle pour que les populations arabes participent à cette prise de conscience. Et je pense que cette BD sera certainement une bonne matière qui va créer cet échange pour les étudiants ou les entreprises.
Succès de librairie
Avec plus de 514.000 exemplaires écoulés, la BD « Le monde sans fin, miracle énergétique et dérive climatique » est le livre le plus vendu de l’année 2022 en France. L’œuvre de l’ingénieur et spécialiste des enjeux climatiques et énergétiques, Jean-Marc Jancovici, et du dessinateur Christophe Blain a conquis le public français et étranger avec sa manière didactique et ludique d’aborder des questions complexes et pourtant si vitales. Avec ce livre, Moad Ziadi signe sa seconde traduction en arabe, après le roman autobiographique « Ma vie en marche » de Jad Benhamdane en 2022.