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Interview avec Jaouad Bennis : « L’IA relève autant des sciences humaines que de la technique »


Rédigé par Mariem LEMRAJNI Mercredi 19 Novembre 2025

L’innovation, impulsée par la montée en puissance de l’IA, a insufflé un nouvel élan aux rencontres étudiantes du FIAV pour sa 31ᵉ édition à Casablanca. Le professeur Jaouad Bennis, directeur du laboratoire LOGOS et l’un des visages emblématiques accompagnant cette manifestation, revient dans cette interview sur la virtualité, ses impacts sur l’identité et son importance pour les recherches menées au Maroc.



- Quelle importance revêt le retour du Festival International d’Art Vidéo (FIAV) pour la FLSH de Ben M’Sik, et l'université Hassan II de Casablanca, et de quelle manière cet événement peut-il bénéficier aux étudiants, tant sur le plan académique que sur le plan de la formation artistique et culturelle ?

Le Festival International d’Art Vidéo (FIAV), organisé chaque année par la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ben Msik depuis 1993, est passé d’un lieu de rencontre pour passionnés d’art vidéo à une plateforme attirant des créateurs du monde entier. Devenu incontournable pour les amateurs de techno-art, il a progressivement élargi son champ aux arts numériques, à la réalité virtuelle, aux installations visuelles et aux nouveaux médias. Fidèle aux tendances actuelles, le FIAV intègre désormais la création immersive fondée sur les technologies émergentes : réalité virtuelle et augmentée, dispositifs interactifs ou encore métavers.
 
Le retour du FIAV dépasse aujourd’hui le cadre de l’université Hassan II : il s’impose comme un événement culturel majeur qui dynamise Casablanca, métropole économique mais aussi artistique. Durant une semaine, la ville accueille des artistes internationaux présentant œuvres numériques et installations immersives, accompagnées d’activités académiques. Cette année, en plus des spectacles, conférences, débats et master classes auront lieu sur plusieurs sites de Casablanca et Mohammédia : la Faculté des Lettres Ben Msik, l’École nationale supérieure des arts et de design et l’Institut français de Casablanca.
 
La robotique dans l’art, l’Intelligence Artificielle et la création numérique figurent parmi les thèmes abordés lors des rencontres avec les étudiants des filières communication, médias, ingénierie culturelle, art et design. Un fait marquant distingue cette 31ᵉ édition du FIAV : sa vocation artistique s’enrichit d’une dimension scientifique grâce au colloque international sur les identités numériques organisé par le laboratoire de recherches LOGOS.
 
- Selon vous, en quoi la virtualité transforme-t-elle notre rapport au corps et à l’identité ?

Dans notre époque, la virtualité ne se contente pas d’offrir un nouvel espace d’expression ; elle désincarne l’expérience pour mieux la réincarner dans un médium numérique, transformant profondément et durablement notre rapport au corps. Cet ancrage charnel de notre identité se voit ainsi reconfiguré. Pour le comprendre, il est essentiel d’analyser comment le numérique rend le corps à la fois obsolescent et hyper-sollicité.
 
Selon la thèse de Mark O’Connell (auteur et journaliste), influencé par le transhumanisme, le corps est considéré comme une limite. La virtualité promet de s’en affranchir. Dans cette vision, le corps n’est qu’un logiciel obsolète. La virtualité est l’horizon où l’identité pourra enfin exister sous forme d’information pure, libérée des contraintes de la chair, de la maladie et de la finitude. Le rapport au corps devient donc un rapport de dépassement.
 
À l’opposé, un autre courant affirme que le numérique dépend du corps pour exister : notre identité en ligne naît des données produites par notre corps physique. Shoshana Zuboff, dans « L’Âge du capitalisme de surveillance » (2019), offre le cadre théorique le plus éclairant pour comprendre ce processus : les plateformes capturent nos expériences humaines (comportements, émotions, relations) pour les convertir en données monétisables.
 
Nos déplacements, nos pulsations, nos regards et nos interactions deviennent la matière première d’un nouveau capitalisme, transformant notre identité en un “corps de données” exploité à notre insu. Le corps, désormais quantifié et prédictif, perd son intimité : la virtualité ne l’efface pas, elle le convertit en flux de données. Au fond, notre rapport au corps se transforme selon deux dynamiques complémentaires : le fantasme de la désincarnation et une hyper-incarnation sous forme de data. C’est là tout le paradoxe d’une identité en ligne qui prétend se libérer du corps tout en en dépendant plus que jamais.
 
- Observe-t-on aujourd’hui une présence croissante de chercheurs qui s’intéressent aux questions liées à la virtualité, à l’Intelligence Artificielle et à la reconstruction de l’identité ? En quoi cette évolution est-elle importante pour la recherche au Maroc ?

En effet, nous assistons à une véritable explosion disciplinaire, la preuve est notre colloque sur « les Identités Désincarnées », organisé par le laboratoire de recherches LOGOS, université Hassan II, qui a accueilli des chercheurs internationaux et nationaux. De plus, sur le plan de l’expertise, ce sont des sociologues, des philosophes, des communicants et des anthropologues qui investissent ce champ.
 
Pour le Maroc, cette évolution n’est pas qu’une tendance internationale : elle constitue une nécessité stratégique pour sa souveraineté culturelle, économique et éthique. Les recherches sur la virtualité et l’IA dépassent désormais l’informatique pour investir les sciences humaines et sociales, s’interrogeant non plus seulement sur le fonctionnement des technologies, mais sur leur impact sur nos vies, nos sociétés et notre conception de l’humain (éthique des algorithmes, philosophie de l’IA, anthropologie des métavers, droit de l’identité numérique et de la propriété des données). Une recherche marocaine forte permet une appropriation culturelle et éthique des technologies, évite l’importation sans discernement de modèles étrangers, développe une pensée critique locale et propose des cadres éthiques et de gouvernance adaptés à notre culture.
 
Développer une souveraineté numérique et une expertise économique : celle-ci commence par la formation des chercheurs marocains, qui comprendront non seulement la technique mais aussi ses implications sociales. Ensuite, créer des solutions adaptées aux défis et au contexte marocains.
 
Le Maroc peut se positionner comme un pôle de référence africain et sud-méditerranéen en organisant des colloques internationaux, en publiant des travaux de référence et en créant des réseaux de chercheurs. L’essor mondial de la recherche sur la virtualité et l’identité constitue une opportunité historique que le Maroc a tout intérêt à saisir pour façonner sa destinée technologique.
 
- Pensez-vous que les universités marocaines doivent davantage intégrer la question du numérique et de l’IA dans les sciences humaines ?

Les universités marocaines sont déjà engagées dans la transformation numérique, avec des avancées variables. L’intégration des technologies dans l’enseignement et la recherche a commencé il y a plus de dix ans et s’est accélérée avec la pandémie, grâce à l’enseignement à distance et hybride et à des plateformes comme Moodle ou Rosetta Stone. Les services administratifs sont désormais largement en ligne, mais l’usage officiel de l’Intelligence Artificielle dans l’enseignement et la recherche reste limité, bien qu’étudiants et enseignants y aient de plus en plus recours.
 
Faute d’un cadre légal réglementaire, un flou total entoure son usage dans la sphère académique. Aujourd’hui, certains étudiants du Master et du doctorat ont tendance à y recourir même pour la rédaction de leurs projets, ce qui pose de réels défis aux encadrants de mémoires et directeurs de thèses. Quant à l’usage de l’IA dans l’enseignement, notamment en sciences humaines et sociales, les universités marocaines sont encore dans une phase de découverte et d’expérimentation. Une chose est certaine, c’est que l’IA sera incontournable à l’avenir aussi bien en recherche qu’en formation.
 
- Y aura-t-il une publication ou un prolongement de ce colloque (conventions, projet de recherche, exposition, etc.) ?

Ce colloque international sur les identités désincarnées offre l’occasion de rencontrer des chercheurs, de connaître leurs axes de travail et de bâtir des projets communs. Nous souhaitons prolonger cette dynamique par des partenariats en recherche, notamment pour l’encadrement de doctorants et la formation de formateurs. Des chantiers sont déjà lancés avec nos partenaires pour organiser des formations à l’usage de l’IA, et nous prévoyons également la publication d’un ouvrage collectif sur cette thématique.
 
- Quels sont les projets que vous envisagez à l’avenir ?

Deux grands projets sont prévus à court terme. Le premier consiste en le lancement d’une revue scientifique ouverte aux chercheurs et doctorants en communication, ainsi qu’aux sciences humaines et sociales. Le second concerne l’organisation d’un colloque international sur l’Intelligence Artificielle et les transformations de l’information et de la communication. Prévu les 11 et 12 décembre 2025, cet événement scientifique, porté par le laboratoire LOGOS, réunira des chercheurs marocains et étrangers pour échanger sur les mutations de la communication à l’ère de l’IA. Par ces différentes initiatives, nous contribuons modestement au dynamisme actuel de l’université Hassan II de Casablanca.



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