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Interview avec Jamila Bargach : «Nous luttons contre le stress hydrique via l’exploitation du brouillard»


Rédigé par L’Opinion Vendredi 23 Février 2024

Le Maroc passe depuis plusieurs années par une situation de stress hydrique inédite et les initiatives se succèdent pour trouver des solutions à cette pénurie d’eau lancinante. Ayant à cœur de relever ce défi, l’association «Fondation Dar Si Hmad», de Sidi Ifni, a tenu à apporter sa touche à travers l’initiative « Récolte du brouillard dans les hautes montagnes d’Ait Baâmrane», un projet qui lui a valu le premier Prix de la société civile. Jamila Bargach, co-fondatrice et présidente de l’association, a présenté, vendredi, lors d’une conférence organisée par le Laboratoire « Communication, Société et Organisations » de la Faculté des Lettres et des sciences Humaines Ben Msik, les tenants et les aboutissants de ce projet d’envergure. L’occasion de revenir sur cette interview qu’elle nous a accordée récemment.



- L’Association Dar Si Hmad s’est fait l’adepte d’une nouvelle solution basée sur la "moisson" du brouillard pour fournir de l'eau et alimenter les foyers en manque cruel de cette ressource. Comment votre projet a-t-il vu le jour et progressé ?

Le président de Dar Si Hmad, Dr. Aissa Derhem, vivant à l’époque au Canada, a appris l’existence de cette technologie lorsque l’ONG Fog Quest venait de publier en 1989 les résultats de son premier projet construit au désert d’Atacama (au Chili). L’idée lui a semblé apporter une forte possibilité pour sa région natale, et étant donné qu’il avait passé toute son enfance dans les montagnes de l’Anti-Atlas, il connaissait bien la présence du brouillard. Dr. Derhem connaissait aussi toutes les souffrances causées par le manque d’eau, et la manière dont ce manque a freiné le développement de la région.

Juste après son retour au Maroc en 2000, et avec le conseil de Fog Quest et le soutien financier et technique du Dr Vicky Marzol, Université de la Laguna, Dr Derhem a installé la première unité de collecte de brouillard expérimental sur Boutmezguida.

Le moissonnage du brouillard est le nom donné à cette technique  qui  utilise  un  filet spécialement tendu entre deux pôles et qui attrape les gouttelettes d’eau présentes dans  le  brouillard.  Grâce  au  vent  qui  le  pousse,  le  brouillard  traverse  le  filet,  se condense,  et  tombe  dans  un contenant placé en dessous de l’unité. Goutte après goutte, la quantité d’eau devient conséquente. Cette technique peut être exploitée dans des régions où il y a peu, ou pas de moyens pour avoir accès à l’eau obtenue par les moyens conventionnels.

- Quelles sont les conditions requises pour monter un projet de ce genre, quitte à pouvoir l’étendre à toutes les régions du Royaume ? Et quels sites se prêtent le mieux à une telle implantation ?

Le brouillard est composé de gouttelettes d’eau (qui mesurent entre 1 μm à 40 μm) et ressemble aux nuages, sauf que sa base tend vers la terre. Il est donc plus présent dans les régions avec des climats tropicaux, tempérés et arides. Il y a, cependant, des types différents de brouillard ; le brouillard des vallées ou des régions costales est moins productif que celui trouvé dans les montagnes.
Le brouillard des régions costales ne produit qu’une quantité limitée quand on utilise la technique actuelle de collecte de brouillard, vu que la taille des gouttelettes est très réduite et  passent au travers des filets sans être attrapées.

Après la fin de la partie pilote du projet qui avait établi la connexion à 5 villages, tous situés dans la commune rurale de Tnine Amellou, Kiadat de Tnin Amellou Tangurfa, province de Sidi Ifni, aujourd’hui, nous sommes à 16 villages, 2 écoles rurales, 5 mosquées et une école traditionnelle et nous continuons à grandir et servir plus de villages avec l’eau de brouillard.

- Avec ce projet à dimension écologique indéniable, l’association semble avoir à cœur d’attirer l’attention du public sur la problématique de la rareté d’eau et sur la pertinence de cette solution. Quelle sorte de recherche est en train de se faire par rapport à cette initiative ?

Pour ce projet en particulier, il y a de la recherche en cours pour améliorer le rendement des filets en travaillant sur le matériau dont ils sont faits. Il y a aussi le projet de R&D sur l’exploitation du brouillard côtier. Nous faisons une veille technologique pour suivre les progrès des recherches sur la récolte d’eau de brouillard et l’humidité en général.
Nous continuons à faire du monitoring et des enquêtes sociologiques afin de faire le suivi et d’évaluer comment la « livraison » de l’eau change la vie de ces communautés de l’Anti-Atlas.

- Quelle est la moyenne de consommation d’eau de la communauté et combien d’eau sera fournie à partir du système de collecte de brouillard ?
 
Ces communautés, similaires aux autres 380 villages dans la région, vivaient dans une situation de stress continu pour manque d’eau. Dans les villages, les gens souffraient de la crise avant la connexion à l’eau de brouillard, qui couvre maintenant leurs besoins en eau  potable  et  sanitaire. Avec  l’eau  de  brouillard  dans  les ménages, nous comptabilisons aujourd’hui une consommation moyennement bonne et raisonnée, surtout quand on la compare à la consommation urbaine du Maroc (85 l/p/j). Le projet de brouillard continue donc de fournir une moyenne quotidienne de 13 m3, avec 53% de l’eau de brouillard et 47% de l’eau souterraine pour l’ensemble des villages participants.

En se basant sur les conclusions d’études qui évaluent l’impact de la livraison de l’eau dans les ménages, les femmes se sentent plus soulagées, il y a moins de dégradation naturelle, et moins de maladies transmissibles par l’eau.
 
- Combien de personnes de la communauté sont impliquées dans le projet de collecte de brouillard ?

Depuis le lancement du projet, la communauté y a participé activement mais à des degrés variés. Les jeunes hommes de la région sont aujourd’hui des spécialistes de la construction des filets capteurs du brouillard, à voir la liste des employés de Dar Si Hmad.

Mais, surtout, nous avons travaillé avec les femmes afin qu’elles gardent leurs rôles ancestraux de gardiennes de l’eau et nous continuons nos projets éducatifs au profit des enfants, à  travers  l’école  de  l’Oasis  et  aujourd’hui  la  Ferme  Brahim  Agdal Id-Aachour.

- Que suggère cette solution en comparaison avec les autres dispositifs conventionnels ?

Grâce à notre programme WASH (eau et hygiène), ateliers d’éducation-mobile, atelier de plomberie, et notre proximité constante avec la population, nous avons offert des formations en gestion et sauvegarde des ressources. Les communautés utilisent donc cette source avec la conscience que cette eau a une valeur ajoutée : elle provient d’une source singulière qui est le brouillard.
 
Dar Si Hmad a construit toute l’infrastructure, les canalisations et le raccordement de tous les douars pilotes. Le projet a aussi permis la mise en place de maints ouvrages et équipements hydrauliques, comme l’aménagement de trois pompes immergées et trois locaux techniques de pompage dotés d’équipements, cinq réservoirs et quatre stations de reprises (maçonnerie, enduit étanche, vidange, conduite gravitaire avec compteur, manomètre, Ballon hydrophore), trois forages de profondeur, chacun de 120 m, 200 m et 236 m, six citernes de stockage d’une capacité totale de 1017 m3, des conduites de refoulement de diamètre 63 mm et 50 mm, des conduites de distribution de diamètres 75, 50, 40 et 32, des regards équipés de vannes de sectionnement, ventouses et réducteurs de pression et 134 compteurs individuels (prépayés).

- Est-ce que Dar Si Hmad a des ambitions pour étendre ce projet et quelles sont les aspirations actuelles de l’association et ses perspectives d’action ?

Nous espérons agrandir notre projet en ajoutant de nouveaux villages, et donc plus de filets, et nous espérons aussi que les pouvoirs dans l'ensemble des pays puissent prendre cette ressource au sérieux car elle permet une autonomie locale.
 
Nous souhaitons agrandir et servir toute la circonférence de la montagne et offrir notre savoir-faire et expertise là où elle serait demandée. Nous venons de recevoir un financement important pour étendre le projet et inclure 8 nouveaux villages de la part de Dubaï 2020. Et nous avons aussi effectué des transferts de connaissances avec des associations d’autres régions qui, comme les Ait Baâmrane, souffrent de manque d’eau.








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