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Interview avec Eugène Ebode : Pour le rayonnement de la littérature continentale, il faut un plan africain pour sauver les livres


Rédigé par Wolondouka SIDIBE Lundi 30 Mai 2022

En marge de la présentation du Salon international de l’édition et du livre (SIEL 2022 du 02 au 12 juin) par le ministère de la Culture à la presse, M. Eugène Ebode, Administrateur de la Chaire des Littératures et des arts africains à l’Académie du Royaume du Maroc, souligne, dans cet entretien, qu’il faut penser la littérature de manière ouverte, par des thématiques et non par les nationalités ou les obédiences linguistiques d’un autre âge. Explications.



M. Eugène Ebode (à l’éternel chapeau) avec Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt de la Littérature 2021, lors d’un entretien à Paris.
M. Eugène Ebode (à l’éternel chapeau) avec Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt de la Littérature 2021, lors d’un entretien à Paris.
- Que représente pour vous la création de la Chaire des littératures et des arts africains, créée par l’Académie du Royaume du Maroc ?
 
- C’est un signal fort qui est basé sur le fait que les littératures africaines sont surtout promues à l’extérieur et non à l’intérieur du continent. A partir de cette Chaire, c’est-à-dire de cette tribune académique, les littératures africaines ont une plateforme installée en Afrique et dans une institution, l’Académie du Royaume du Maroc qui a 45 ans d’existence, car fondée en 1977 par Le Roi Hassan II (Que la paix soi sur lui !). Elles auront ainsi à décloisonner les esprits et pour objectif de supprimer les barrières linguistiques et les barrières territoriales qui limitent la réception comme le rayonnement de nos littératures.
 
On ne pensera plus seulement en termes de francophonie, de lusophonie, d’anglophonie, d’arabophone ou d’hispanophone. On pensera la littérature de manière ouverte, par des thématiques et non par les nationalités ou les obédiences linguistiques d’un autre âge. Nous changeons de paramètres sous l’impulsion décisive du professeur Abdeljalil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc.
 
C’est un érudit qui voit aussi dans cette démarche une fonction thérapeutique. Comment ? En repensant les lettres africaines sous cette approche, il est convaincu que nous pansons ainsi des plaies anciennes et des blessures africaines qui n’ont que trop défait le riche paysage de nos arts. D’où la nécessité aussi de souligner la diversité de nos langues africaines et la se mobiliser pour la préservation de ce patrimoine.
 
C’est un paradoxe quand on parle des littératures africaines sans se préoccuper de l’apport de ces langues africaines comme supports créatifs, émotionnels et culturels. L’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiong’o l’a écrit depuis son célèbre « Décoloniser l’esprit », mais il a été peu entendu. Il y a également dans la Chaire que je dirige, le volet pluri-artistique : le cinéma, les arts de la scène et du cirque, la photographie, les arts et traditions populaires, la musique, les arts plastiques etc. qui doivent non seulement être davantage exposés, mais être prises dans leur dimension cathartique.
 
Nous renaitrons et rayonnerons par la mobilisation de notre culture. Sa diversité et sa puissance de ressourcement est une donnée capitale. Que cela se passe à partir de Rabat, capitale culturelle de l’Afrique et capitale culturelle du monde islamique est un atout maître !


- En tant qu’administrateur de la nouvelle entité, quelles sont vos priorités pour que la Chaire des Littératures et des arts puisse être un espace d’inspiration et de rayonnement ?
 
- Disons d’abord un espace académique qui prouvera son positionnement particulier et novateur par la qualité des enseignements et des renseignements qu’elle dispensera. Nous venons, avec le concours de Dr Rabiaa Marhouch, la directrice de la programmation et de la communication, d’organiser un colloque international « Du devoir de violence aux devoirs de la littérature ».
 
Ce colloque inaugural a porté sur l’œuvre de Yambo Ologuem, l’auteur « Du devoir de la violence », prix Renaudot, un grand Prix littéraire français, occidental. Malheureusement, pour des accusations de plagiat, ce formidable et puissant écrivain a été injustement effacé des tablettes littéraires, de la vie sociale, de la vie littéraire, voire de la vie tout court.
 
Le colloque pour rétablir Yambo  Ouologuem sur son socle prestigieux a été un succès à l’Académie du Royaume par la qualité des intervenants et par le brassage entre universitaires, éditeurs, agent littéraire, écrivains et personnalités accourus pour un hommage décisif comme dirait Camus à propos de mythe refondateur.
 
Ce que les professeurs Christopher Wise, Abdeljalil Lahjomri, Abderrahman Tenkoul, Kaiju Harinen, Sarah Burnautzki, Jean-Pierre Orban et l’écrivaine Simone Schwarz-Bart ont exprimé a été impressionnant de justesse et en termes de complémentarité pour réentendre, par d’autres voix, la parole de surplomb et le message tellurique de Yambo Ouologuem.
 
J’ajoute que son fils, Ambibé Ouologuem, était présent et a évoqué avec les accents aigus dusouvenir, l’écrivain et le père Yambo Ouologuem. Oui, ce colloque est un signal fort donné depuis la Chaire des littératures et des arts africains en termes d’exposition de ce que nous voulons et de ce que nous sommes :
 
Nous voulons une Afrique consciente de ses valeurs et les nommant. Nous sommes des intellectuels ouverts à la coopération des intelligences et à la magnificence des cultures sur une base mutualiste. Elle n’utilise ni clichés ni biais cognitifs. Elle rend compte et restitue ce qu’il y a de transcendant, d’immersif comme de prospectif dans chaque culture.
 
C’est par l’expérience de chacune et son legs singulier que nous cheminons vers l’universel. Chaque culture en détient un pan et aucune n’en possède la totalité. Le chemin vers l’universel invite donc à cette belle disposition d’esprit qui s’appelle l’humilité. Ceci ne doit pas nous empêcher d’avoir une ambition d’épanouissement collectif. C’est ce que propose la vision culturelle que promeut Sa Majesté Mohammed VI (Que Dieu l’assiste) sur un plan géopolitique et panafricain.
 
Yambo Ouologuem est décédé en 2017, mais il ne sera plus perçu comme le reclus de Sévaré, au Mali. Mais comme le sage natif de Bandiagara. Cette dimension nécessite entretien mémoriel et didactique de conviction. Nous avons donc souhaité commencer ce travail à la Chaire par un colloque qui réhabilite Yambo Ologuène et qui interprète son œuvre du côté lumineux de la montagne.
 
Nous rendrons public le programme de l’année dans quelques semaines. Ce qui est certain, c’est un rendez-vous qui se prépare en septembre et qui concernera un colloque sur la famille, tout un symbole. Les lettres africaines peuvent et doivent être vues comme une famille. La métaphore est transparente. Non ? Une famille peut être divisée, mais elle sait aussi, dans les grands moments, se rassembler. Nous en ferons la démonstration sur le plan métaphorique et empirique. Deux dimensions chères à la scholastique.
 
Il y a des moments où toute famille se disperse par les hasards ou la nécessité. Arrive aussi les retrouvailles, les esquisses de réajustement, les actes et les axes réamorçant les réconciliations et les soudures. C’est une intéressante mécanique à explorer et à faire vivre. Le moment est venu de donner du mouvement à notre espace de conception comme de réception de la chose littéraire.
 
Autrement dit, nous voulons recoudre la littérature africaine dans son entièreté sans oublier aucune. Je parle des littératures écrites comme des littératures orales. Je parle des paralittératures comme des OVNI-littératures. De ce fait, il faut exposer les différentes formes de littérature, qu’elle soit orale, écrite mais aussi effacer les barrières qui ont segmenté ou divisé les lettres africaines et l’homo Africana, si vous voyez ce que je veux dire.


- Justement, la littérature africaine est à l’honneur au Salon international de l’édition et du livre (SIEL 2022), prévu du 02 au 12 juin à Rabat. Que faut-il y attendre ou plutôt quelle est la portée de ce choix des organisateurs ?
 
- Comme l’on dit, on ne peut être mieux servi que par soi-même. Puisque nous avons assez d’attendre que les autres nous reconnaissent, reconnaissons-nous d’abord nous-mêmes. Le miroir africain est assez vaste pour que le milliard et 400 millions d’êtres de ce continent puisse se regarder et se voir. Il y a toutefois des angles morts et trompeurs. Les Africains sont aussi éparpillés, ont été éparpillés aux quatre vents de l’Histoire. Généralement sous la tragédie et la bousculade. Il faut mobiliser sérénité, compassion, fraternité et sororité pour inclure dans l’image des Afriques cette part diasporique. Alors, les retrouvailles auront un tout autre parfum d’allégresse.
 
Il est bon que les diasporas soient conviées. Le pluriel en usage ici est fait pour indiquer combien la condition d’Africain est mobile et mérite que l’esprit soit tout aussi mobile pour en percevoir tous les aspects. En tous cas, Rabat, du haut du Siel, sera un ciel des ravissements, bleu et vert. Le bleu de la mer, le bleu de la terre, le vert de l’espoir. C’est le signal fort que donne le Salon de Rabat en faisant de l’Afrique l’invitée d’Honneur.
 
L’Afrique se donne rendez-vous à Rabat, sans exclure le monde, sans s’exclure du monde. C’est aussi une invite à l’Afrique à coopérer, à exposer ce qu’elle a. En la matière, l’Afrique a des richesses immenses. Ces richesses sont contenues dans une littérature formidable, célébrée à l’extérieur mais très peu reçue à l’intérieur. Donc la question est qu’une fois qu’on aura reconnu cette littérature, qu’on l’aura nommée et qu’on aura identifié les acteurs, elle devra donc circuler.
 
Les livres promènent imaginations et patrimoines, promènent expositions mais aussi des revendications car la littérature n’est pas seulement une fête, mais comme le disait Aimé Césaire, elle est une arme miraculeuse de l’esprit, non pas pour agresser mais pour soigner. La littérature lutte contre le traumatisme, répare et restaure pour rétablir le malade. Et d’une certaine manière, l’Afrique a été malade d’elle-même. Elle doit donc se soigner elle-même par ses livres.


- Peut-on établir un parallélisme entre le Maroc et le reste de l’Afrique Subsaharienne dans le domaine de la littérature ?
 
- Non il n’y pas le Maroc et le reste, il y a plutôt le Maroc avec les autres car il n’y a pas de séparation possible. Cette séparation a été peut-être géographique et dans les esprits, par la fabrication des images oppositionnelles ou par la construction des nations. Il faut donc décoloniser les esprits. C’est ce que Rabat est en train de faire à travers ce Salon.


Existe-t-il une littérature africaine ou des littératures africaines ?
 
En fait, il y a plusieurs littératures africaines. Amadou Hampâté Bâ disait que ce n’est pas parce que le caméléon est hypocrite qu’il change de couleur mais parce que la nature a horreur de l’uniformité. Il faut donc valoriser notre diversité car celle-ci n’est pas un drame mais plutôt un bien, une richesse.


 - Enfin, qu’en est-il de la lecture en Afrique ?
 
- Naturellement, il faut penser aux lecteurs, mettre à leur disposition des livres et faire en sorte que le livre soit à des prix raisonnables et abordables. Pour ce faire, il faut que les libraires, les espaces de proximité de la lecture poussent un peu partout pour vulgariser et démocratiser la lecture. Cela concerne aussi les Mairies qui peuvent participer à la vie des livres. On peut également innover au niveau des stations de service, dans les cafés, les restaurants, les hôtels, les épiceries existent pour l’alimentation. Il faudrait un plan africain pour des épiceries contenant la sardine, le pain et les livres.
 
C’est possible, si la volonté politique est là et si l’opinion publique cesse de considérer le livre comme un luxe. Non, c’est un produit de première et d’urgente nécessité. C’est un appel que je lance, pas seulement à nos politiques, mais aux industriels : occupez-vous de réinvestir 1 % de vos bénéfice dans la culture et vous verrez combien notre Afrique libérera une énergie extraordinaire et combien la jeunesse africaine saura que l’Eldorado c’est le continent africain.
 
Alors, quand nous aurons reçu ce soleil de la renaissance par nos propres forces, il nous faudra recevoir les autres avec la bonté au cœur et non avec le ressentiment dans le ventre. L’Afrique est l’avenir du monde. Il faut en définitive, un plan africain pour la circulation du livre comme l’idée de faire de Conakry la capitale africaine du livre. C’est une belle initiative et une perspective qu’il faut soutenir et réaliser.
 



Propos recueillis par Wolondouka SIDIBE

 
Bon à savoir
 
Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du Royaume du Maroc depuis mars 2022, Eugène Ébodé est né en 1962 à Douala, au Cameroun. Il est professeur invité de diplomatie culturelle à l’Université Lansana Conté Sonfonia de Conakry. Docteur en littératures française et comparée (Université Paul-Valéry, Montpellier 3), diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques, du CELSA (Ecole des hautes études en Sciences de l’information et de la communication) et chercheur associé au laboratoire du Rirra 21 de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3.

Chroniqueur littéraire, il publie régulièrement des portraits d’écrivain au quotidien suisse +Le Courrier de Genève+. Son œuvre fictionnelle riche de 10 romans, présente une diversité de territoires et de thématiques. Son prochain roman, « Habiller le ciel », sera l’un des événements de la rentrée littéraire 2022 aux éditions Gallimard. Il a récemment codirigé avec Dr Rabiaa Marhouch un important ouvrage collectif préfacé par le professeur Abdeljalil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc : « Qu’est-ce que l’Afrique ? Réflexions sur le continent africain et perspectives » (Collection Sembura, La Croisée des chemins, Casablanca, 2021).

Eugène ÉBODÉ y propose, à travers une critique du « Discours de Victor Hugo sur l’Afrique », une réponse aux visions hégémoniques et paternalistes sur un continent perçu, dit-il, comme « un espace à prendre, alors qu’il s’agit d’un continent à apprendre. » Eugène Ébodé a reçu le Doctorat Honoris Causa de l’Université Mahatma Gandhi de Conakry (Guinée). Il est membre du Jury du prix Orange du Livre en Afrique et président du jury du prix littéraire Williams Sassine.
 








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