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Interview avec Driss Ajbali : « Avec Eric Zemmour, c’est la bataille du net et des idées »


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN Mercredi 26 Janvier 2022

« ÉRIC ZEMMOUR, UN OUTRAGE FRANÇAIS » est le titre de l’ouvrage que consacre Driss Ajbali non pas seulement à Eric Zemmour dont il dira qu’il a perdu son « airbag intellectuel », mais à l’évolution du discours et de la question de l’immigration en France. Publié au Maroc, le livre paraÎt simultanément en France (Les Points sur les i), en Algérie (Frantz Fanon) et en Tunisie (Nirvana), donnant corps à ce Maghreb de l’édition dont a toujours rêvé Abdelkader Retnani, le fondateur des Editions La Croisée des Chemins.



- Le phénomène Zemmour est politique mais il semble traduire une évolution « culturaliste » de la politique en France. La preuve dans votre livre, ce n’est pas seulement le cas Zemmour que vous abordez mais la France politique des discours électoraux depuis le début des années 2000 ?

- Ce livre est certes consacré à Éric Zemmour. Mais ce personnage hors norme n’est, à y regarder de plus près, qu’un fil conducteur de la trame de de mon essai. En réalité, je traite, en 570 pages, de l’évolution qu’ont connu, en France, la question et le discours sur l’immigration dans les deux dernières décennies. L’année 2000 est le point de départ.

J’égrène ensuite, année après année, des faits qui ont contribué à l’évolution du discours de certains intellectuels médiatiques qui alertent sur ce que Pierre Manent avait qualifié de triple dépossession : dépossession par la mondialisation, dépossession par l’Europe et enfin et surtout dépossession par l’immigration qui, à leurs yeux, ferait peser une menace sur l’identité même de la France et sur le péril musulman qui éroderait sa civilisation.

 Le livre sur Zemmour pourrait se considérer comme une suite de Violence et immigration, publié en 2000. J’y avais traité la question de l’immigration en partant des années soixante jusqu’à la fin des années 1990. Dans ce premier livre, le nom de Zemmour n’est à aucun moment évoqué pour la simple raison qu’il n’existait pas à l’époque dans le radar.

Dans son best-seller Le Suicide français, Éric Zemmour couvre, par ses analyses, une période de 37 ans allant de 1970 à 2007, année de l’élection de Sarkozy. Dans mon essai, je couvre 17 ans pour m’arrêter à 2017, année de l’élection d’Emmanuel Macron. Dans la conclusion, je reviens sur Zemmour et le mandat de Macron. Dans Le Suicide Français, Zemmour abat des totems et déconstruit en faisant usage de la sémiologie. J’ai pour ma part un propos plus cash en revenant sur des épisodes qu’il a négligés et qui sont majeurs dans la dégradation des relations de la France avec son immigration : le procès contre Houellebecq, l’Islam de France, le CCIF, les Indigènes de la République, le gang des barbares, le procès Charlie et bien sur les attentats islamistes….


- La consanguinité entre le journalisme et la politique en France est une réalité. Comment s’effectue le passage du journalisme à l’idéologie, du moins dans le cas d’Éric Zemmour ?

- C’est l’objet même du livre et sa raison d’être. Il s’agit pour moi de démentir que Zemmour joue les cassandres depuis 30 ans. C’est tout au plus depuis 15 ans qu’il a enfourché la thématique « de la défense du peuple français » identifiant ainsi l’immigration comme la menace suprême. Avant 2006, Zemmour était cantonné dans son rôle de journaliste politique. Quand il écrivait ses livres, il ne sortait jamais de ce périmètre.

C’est en 2006, avec Le Premier sexe dont il veut se défaire aujourd’hui à cause de la prégnance du phénomène #Metoo et surtout avec Petit frère, un petit livre parut en 2008, qu’il a embrassé sa nouvelle carrière d’idéologue organique d’une droite hors les murs. En dehors des compilations de ses chroniques radiophoniques dans les Bûchers des vaniteux, tout ce qu’il écrit, depuis 2008, et les thèmes qu’il aborde obsessionnellement sont présents dans Petit frère. Ceci dit, il faut admettre que ce journaliste a toujours eu la passion pour la politique. Il semble avoir aussi une affection toute particulière pour la première place ou pour le premier de la classe.

Tout laisse croire qu’il déteste être le second. Un Poulidor. Une fois devenu l’un des plus célèbres journalistes de la place, il aspire aujourd’hui à devenir le premier des Français. Et si à ses yeux Emmanuel Macron, qu’il méprise, a réussi cet exploit en 2017. Pourquoi pas lui. Maintenant, il a franchi le Rubicon. Il vient de perdre ainsi son airbag intellectuel, statut sacré en France. Il est rentré dans un terrain où il ne suffit pas d’être brillant intellectuellement. Il faut en plus être retors.


- En politique, l’idéologie n’est pas que représentation, elle entend se réaliser par la politique. Dans le cas de Zemmour, c’est sur le « non à… » qu’elle entend transformer la France. Quels sont ses non et quelle signification dans le contexte français ?

- Les détestations de Zemmour sont connues : 1968, la French Theory, l’État des juges, la Commission européenne, le féminisme le droitlhommisme, … mais là où il est monomaniaque, c’est sur la question de l’immigration, la musulmane tout particulièrement. Il dénonce les flux, intarissables à ses yeux, parce que les frontières sont poreuses mais aussi à cause du regroupement familial. Il dénonce aussi les stocks qui sont, pour lui, déjà dans « les territoires perdus de la République ». Là, c’est le ventre de la femme immigré et sa fécondité qui lui font peur.

Pour lui le problème, « c’est premièrement le nombre, deuxièmement le nombre, troisièmement le nombre ». Et comme il croit que l’art de la pédagogie, c’est celui de la répétition, il ne cesse de galoper avec ce cheval de bataille. Gramscien en diable, il croit dur comme fer dans la bataille des idées. Et s’il n’est pas sûr qu’il soit demain président de la République, il a déjà gagné une manche en préemptant une partie du cerveau français.


- Le délire médiatique n’est pas que zemmourien. Au passage, il peut sembler être le chef d’une chasse à courre, comme vous le définissez, qui comprend des noms comme celui d’Alain Finkielkraut. Ce malaise du discours est-il français ou limité aux intellectuels ?

- Éric Zemmour est aujourd’hui le chef de file d’un archipel de militants ou d’organisation identitaires qu’il est arrivé à coaguler. Deux journalistes, Dominique Albertini et David Doucet, ont consacré un livre à ce qu’ils ont qualifié comme La Faschopshère. Ils montrent en quoi et comment l’extrême droite a remporté la bataille du Net avant celle des idées.

Un site comme Fdesouche qui signifie « Français de souche », très actif, est né en 2005, la même année de la naissance du Bondy blog, très actif dans la défense des quartiers. La nouvelle pensée de Zemmour, en plus de sa passion pour l’histoire, se nourrit, depuis 2006, des écrits de nombreux intellectuels comme Samuel Huntington, Alain Finkielkraut, Renaud Camus, Georges Bensoussan, Michèle Tribalat, Christophe Guilluy, Gilles Kepel ou Pierre Vermeren. Il y a surtout le lien qu’il entretient avec le puissant idéologue, son ami Patrick Buisson. C’est notoire. Éric Zemmour avec ce dernier et Philippe de Villiers constituaient le trio de la Rotonde, du nom de la célèbre brasserie parisienne.


- Zemmour est le produit de la France coloniale. Peut-on trouver quelques raisons à cette formulation au vu de son parcours personnel, familial et communautaire ?

- Je pense que c’est une erreur d’inscrire Zemmour dans la problématique de la France coloniale. Il n’a pas plus que moi de lien avec cette période. Il est né en 1958. Il avait quatre ans quand l’Algérie est devenue indépendante. C’est un baby-boomer gâté par la période. Il est né à Montreuil mais a passé une partie de son enfance à Drancy dont le nom reste une flétrissure de la période vichyste qu’il antagonise de manière subliminale pour briser les digues entre la France gaulliste et la France pétainiste. C’est le prix à payer pour rassembler les droites. Il n’a rien non plus à avoir avec le décret Crémieux. Il le vit par procuration. Ce sont là des supercheries qui dénotent d’un opportunisme de circonstances.


- Zemmour au pouvoir, quelles seraient les relations de la France avec les pays du Maghreb et bien au-delà ? Zemmour est-il « une erreur culturelle » au sens de Mouloud Mammeri que vous citez en exergue de couverture ?

- Les questions de l’immigration sont complexes. Il y a qu’à en juger selon ce paradoxe qui se déroule à Calais. La France elle-même se trouve assigné à jouer, contre des financements, le rôle de gardien des frontières anglaises. Zemmour veut que les États du Maghreb jouent le rôle des gardes chiourmes des frontières de l’Europe. Quitte à me tromper, l’hypothèse d’une présidence zemmourienne me parait improbable. Les états d’âme de Zemmour buteront fatalement sur les intérêts de l’État. En attendant et sous sa pression, la question des visas, par exemple, fut prise, en partie, sous ses coups de butoir. C’est ce qui explique peut-être l’engouement de trois éditeurs maghrébins pour publier le livre, exploit qu’a réussi Abdelkader Retnani et pour lequel il faut le saluer. 



Propos recueillis par :
Abdallah BENSMAÏN








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