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Interview avec Daoud Salmouni-Zerhouni : « Les ventes volontaires de meubles sont assez peu ou mal réglementées au Maroc »


Rédigé par Safaa KSAANI Jeudi 3 Juin 2021

La vente aux enchères « Un printemps marocain », tenue le 30 mai à la Mamounia par la maison de ventes volontaires Artcurial, ne finit pas de nourrir le débat. L’occasion de confronter le marché de l’art au droit des biens, à la législation sur la préservation du patrimoine et, surtout, au droit moral des auteurs.



Daoud Salmouni-Zerhouni, consultant en droit de la propriété intellectuelle
Daoud Salmouni-Zerhouni, consultant en droit de la propriété intellectuelle
- Les œuvres d’art de feux Mohammed Melehi et Mohamed Chebâa ont été récemment retirées de l’hôtel Les Roses du Dadès en vue de leur vente aux enchères. Des œuvres intimement et spécialement incorporées aux « Roses du Dadès » formant un tout indivisible. Quel commentaire en faites- vous ?

- Je ne connais pas tous les détails de cette affaire mais je trouve cela consternant. Le Maroc a un patrimoine artistique très riche, d’une valeur inestimable mais trop souvent saccagé. Cette affaire appelle, sur le plan juridique, deux observations. La première observation, qui peut a priori paraître surprenante, est que les œuvres en cause sont – par une fiction juridique certes mais puissante – des immeubles. La question est alors de savoir s’il s’agit d’« immeubles par destination », c’est-à-dire des « objets mobiliers que le propriétaire a attachés au fonds à perpétuelle demeure », ou d’« immeubles par nature » du fait de leur incorporation à l’hôtel – et non plus de leur simple attachement, fût-il « à perpétuelle demeure ». La réponse à cette question est subtile mais très importante. Si c’est un immeuble par destination, le propriétaire de l’hôtel peut, sous certaines conditions, « désimmobiliser » les œuvres qui deviendront de simples meubles pouvant être vendus indépendamment des murs de l’hôtel. Au contraire, si l’on considère que ces œuvres ont été incorporées à l’immeuble de l’hôtel, elles bénéficient alors de la qualification d’immeubles par nature et le propriétaire de l’hôtel ne devrait pas pouvoir les vendre indépendamment de son hôtel. Pour moi, doit être appliquée la qualification d’immeuble par incorporation et donc par nature, rendant de fait illégale la vente du mois de mai par Artcurial à la Mamounia. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de jeter un œil à la jurisprudence de la Cour de cassation française qui applique des dispositions très proches. Dans son arrêt du 19 mars 1963, elle a jugé qu’ont le caractère d’immeubles par nature des boiseries qui « ont été dès l’origine intimement et spécialement incorporées » à la construction et qui forment avec celle-ci « un tout indivisible ». Tel est précisément le cas des plafonds peints et des moucharabiehs de Mohammed Melehi et Mohammed Chebâa.

- Et votre seconde observation ?

- Contrairement à une idée reçue, la propriété immobilière n’est pas si absolue. Elle est « le droit de jouir et de disposer d’un immeuble par nature ou par destination de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Or, « arracher » les œuvres de l’hôtel est indiscutablement une violation des droits moraux de l’auteur, lequel « a le droit (...) de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de son œuvre », selon la loi n° 2-00 relative aux droits d’auteur et droits voisins. Il y a dans l’Histoire des affaires célèbres de violation du droit au respect de l’œuvre. Celle notamment en France de l’acquéreur d’un réfrigérateur dont les panneaux avaient été peints par le célèbre peintre expressionniste Bernard Buffet et qui, ici aussi pour des raisons mercantiles, avait démembré les panneaux du réfrigérateur pour les vendre séparément. Les droits moraux de feux Melehi et Chebâa, ont selon moi indiscutablement été violés. Il faut également noter que celui qui diffuse ou présente au public une œuvre ainsi déformée, mutilée ou modifiée, se rend lui aussi coupable d’une violation du droit moral de l’auteur ; cela pourrait potentiellement concerner Artcurial et même les futurs acquéreurs s’ils présentent ensuite publiquement ces œuvres.

- Quid des ayants droit qui dénoncent une spoliation de l’art moderne marocain ? Pouvaient-ils porter plainte contre cet hôtel ?

- Selon l’article 25 de la loi n° 2-00 sur le droit d’auteur, « les droits moraux sont illimités dans le temps ; ils sont imprescriptibles, inaliénables et transmissibles à cause de mort aux ayants droit». Les héritiers de feux Melehi et Chebâa peuvent donc tout à fait engager une action en justice pour violation des droits moraux, et en particulier du droit au respect de l’œuvre. Outre évidemment des dommages et intérêts pour le préjudice moral subi, ils pouvaient, selon moi, demander la réintégration dans les règles de l’art des œuvres dans l’hôtel aux frais du propriétaire de l’hôtel et également solliciter, en référé, la suspension de la vente aux enchères qui a eu lieu au mois de mai dernier. En effet, si cette vente a bien eu lieu, il est fort probable que ces œuvres disparaissent chez un collectionneur et ne retrouvent jamais leur écrin d’origine de l’hôtel Les Roses du Dadès, rendant ainsi impossible la réparation en nature du préjudice.

- Quand est-ce que et dans quel cadre le ministre de la Culture peut-il interdire la sortie d’œuvres d’art du territoire marocain ?

- Nous avons au Maroc un projet de loi « relatif à la protection, à la conservation et à la mise en valeur du patrimoine culturel », très complet et très moderne. A ma connaissance, ce projet de loi était toujours dans les tiroirs fin 2020. Il faut donc se tourner vers la loi n° 22-80 du 25 décembre 1980, modifiée en 2006, « relative à la conservation des monuments historiques et des sites, des inscriptions, des objets d’art et d’antiquité ». Son article 32-3 précise que « l’exportation hors du territoire du Royaume des objets mobiliers inscrits ou classés est interdite » avec une possibilité d’autorisations temporaires du ministre. En l’absence d’inscription ou de classement, l’exportation semble possible. Cependant, il y a deux dispositions intéressantes dans cette loi. Les articles 42 et 44 disposent qu’il est interdit « de détruire ou de dénaturer » et d’« exporter » sans autorisation « tous objets d’art et d’antiquité mobiliers qui présentent pour le Maroc, un intérêt historique, archéologique, anthropologique ou intéressant les sciences du passé et les sciences humaines en général ». Or, ces articles ne distinguant pas entre les objets inscrits ou classés et ceux qui ne le sont pas, pourraient être invoqués pour empêcher l’exportation des œuvres de feux Melehi et Chebâa alors qu’il ne fait pas de doute qu’elles sont des objets d’art présentant un intérêt historique pour le Maroc. Cependant au regard de l’urgence, il me semble que les héritiers de feux Melehi et Chebâa ne devraient pas trop en attendre de ce côté-là malgré le volontarisme du ministre de la Culture. En revanche, le droit moral de l’auteur peut être un puissant outil de nationalisme culturel, au sens noble, qu’il faut mettre entre les mains des magistrats, lesquels sont statutairement indépendants. Le droit d’auteur, si souvent négligé au Maroc, pourrait bien être la solution de cette désolante affaire.
 

Repères

Lettre ouverte pour la préservation du patrimoine moderne au Maroc
Une pétition lancée par un internaute sous pseudonyme « MAMMA A. » à destination du Ministère et de la Fondation, a été signée par plus de 1.000 personnes. Objectif : dénoncer la dissociation des œuvres des défunts artistes plasticiens et architectes de l’hôtel Les Roses du Dadès, où elles ont été intégrées de manière pérenne à l’architecture du bâtiment. Elles prennent la forme de « panneaux peints pour plafond et de claustras en bois sculpté », explique-t-on dans cette lettre. Des personnalités de marque, dont les architectes Rachid Andaloussi, l’écrivain et peintre Tahar Benjelloun, l’architecte et historien de l’art Mohammed Hamdouni Alami, ou encore le designer Hicham Lahlou, ont signé cette pétition, à côté des héritiers et des ayants droit des défunts.

Les ayants droit font cavalier seul
Accusé par les ayants droit et héritiers des défunts Mohamed Melehi et Mohamed Chebâa d’avoir réagi à des fins « pure- ment spéculatives et mercantiles», le ministre de la Culture, Othman El Ferdaous a affirmé, dans un tweet qui date du 13 avril dernier, que « le Ministère a lancé une procédure de classement sur la liste du patrimoine national de certaines des œuvres de Melehi et Chebâa ». Et d’ajouter que « le ministère peut accorder des autorisations d’exportation tempo- raire à l’occasion des expositions ou aux fins d’examen ou d’étude ».








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