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Interview avec Cristèle Alves Meira : «“Alma Viva”parle de ce Portugal dont on ignore beaucoup»


Rédigé par Mina Elkhodari Mercredi 23 Novembre 2022

Le premier long métrage de la réalisatrice française d’origine portugaise Cristèle Alves Meira, «Alma Viva», a remporté le Prix du jury à la 19ème édition du Festival international du film de Marrakech (FIFM), tenue du 11 au 19 novembre.



Dans cet opus qui combine entre un réalisme presque anthropologique et une tragédie des anciens contes, la réalisatrice et metteuse en scène s’est inspirée de son propre vécu pour raconter les maux de la population d’un village isolé du Portugal. Interview avec Cristèle Alves Meira.


- Votre film « Alma Viva » a été réalisé sur plusieurs années, pourquoi prendre tant de temps pour réaliser ce long métrage ? Et qu’est-ce que ça a changé dans votre scénario ?

- Ce n’est souvent pas facile de faire un long métrage. Dans mon cas, ça a pris du temps car je n’avais pas fait d’école de cinéma et donc c’était la première fois que je me confronte à l’écriture d’un scénario pour le cinéma. D’ailleurs, j’avais une expérience de 10 ans dans la mise en scène au théâtre mais je suis arrivée au cinéma sans passer par une école spécialisée. C’est quand j’ai intégré une école de cinéma en France que j’ai commencé à écrire le scénario en 2017. Ça m’a pris un an jusqu’à un an et demi pour avoir un scénario fini vers 2019. Là, ce qui a pris du temps est la recherche de l’argent pour ce film et donc me prouver que je suis capable de le faire.

Entretemps, j’ai fais des cours métrages qui ont servi de préparation à ce long film et qui ont été tournés au Nord-Est du Portugal. Ces cours métrages ont été présentés au Festival de Cannes, ce qui m’a valu des encouragements de la part des gens qui ont commencé à dire que je suis capable de me lancer dans la réalisation d’un long métrage, que j’ai pu enfin financer. Après, j’ai perdu un an à cause de la Covid-19 et donc je n’ai commencé le tournage qu’en 2021. Mais, en fait, tout cela n’a pas changé le scénario car je voulais tourner le film comme je l’avais imaginé sans rien y changer.


- Votre long métrage met en image plusieurs sujets complexes, notamment l’immigration forcée, le lien que nous entretenons avec les morts, les légendes urbaines, la croyance en l’invisible et d’autres. Comment avez-vous construit cette harmonie ?

- Il y a plusieurs couches dans ce film mais ce dont il parle c’est le titre qui l’indique «Alma Viva», c’est-à-dire « l’âme vivante ». C’est avant tout un film sur les vivants et les morts, le deuil et sur cette petite « Salomé » qui va être possédée par sa grand-mère car elle est morte d’un mauvais sort. Il s’agit principalement d’un portrait de femmes de trois générations (la petite fille, la grand-mère, les tantes) qui vivent au sein d’une petite société dans un milieu étriqué marqué par des règles strictes dont elles essaient de se libérer. Derrière, il y a aussi l’immigration qui a un lien avec les soucis d’argent, les croyances et l’enfance représentée par la petite Salomé.

Le film questionne aussi le respect des morts qui est l’aspect le plus autobiographique du film. Car ma grand-mère, quand elle est morte, elle est restée deux ans sans sépulture. J’étais témoin de disputes et de différends familiaux, ce qui a suscité en moi un sentiment d’injustice comme c’est le cas pour la fameuse Antigone. Je me suis donc dis qu’il va falloir en parler puisque cette histoire n’est pas la mienne seulement. Il y a beaucoup de familles qui ont, pour des questions d’héritage, déshonoré les morts.


- Les dialogues du film «Alma Viva» sont faits en français et en dialecte particulier. A quel point ce choix vous représente ? 

- En fait, je suis née en France mais mes parents sont Portugais, ce qui fait que je suis enfant d’immigré. J’ai grandi avec le français à l’école et avec le portugais à la maison. Toutes les vacances, je retournais dans le village de mes parents au Portugal. Et donc, je suis faite de deux cultures et deux identités, la française et la portugaise.

Le village Tras-Os-Montes dans la région du Nord-Est du Portugal, où le film a été tourné, a connu un flux de migration important au début des années 2000, souvent vers la France. Il s’agit d’un village complètement déserté durant toute l’année mais en été tout les Portugais y reviennent. C’est le cas de Salomé (personnage principal du film) qui revient de France pour passer les vacances avec sa grand-mère.

Dans ce village, les gens parlent le français mais d’autres optent pour le portugais pour communiquer avec les anciens habitants du village. A travers cette question de langue, je voulais aussi traiter la problématique des familles divisées par l’immigration, entre ceux qui ont réussi leur vie en France et qui reviennent au village et ceux qui y continuent d’avoir la vie dure.
 
Il s’agit d’un portrait de femmes de trois générations (la petite fille, la grand-mère, les tantes) qui vivent au sein d’une petite société dans un milieu étriqué.

- Le personnage de la fillette «Salomé » a joué le rôle du témoin silencieux du monde qui l’entoure. Celui du non-voyant a été le réconciliateur, le faiseur des arrangements. Comment avez-vous pensé à ces personnages ?

- Dans beaucoup d’histoires, notamment les tragédies grecques dans le théâtre antique, il y a souvent le personnage de l’aveugle qui est celui qui voit plus que les autres ou qui a un don d’omniscience et de divination. C’est comme ça que j’ai pensé à ce personnage qui, malgré son handicap, voit le monde d’une manière plus profonde, plus poétique que les autres. Dans pas mal d’occasions, il prononce des phrases profondes, notamment sur la condition de la femme, sur l’argent, la mort où il dit : «Les vivants ferment les yeux des morts mais les morts ouvrent les yeux des vivants». C’est un personnage important dans ce film que j’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire.

Pour le personnage de «Salomé», il représente ma vision de l’enfance qui n’est pas une période paradisiaque. En fait, c’est un enfant qui va devoir se confronter à la mort, à cette horreur nocturne, se confronter aux esprits, à l’ennemie de sa grand-mère… C’est, en fait, l’enfance qui a un temps d’avance sur les adultes qui sont assez violents et vulgaires, matérialistes. Dans ce film, c’est la petite Salomé et le personnage aveugle qui ont compris la vie.


- La scène montrant « Salomé » en train de manger la tête de poulet pour se débarrasser du mauvais sort bouleverse les esprits. Quel message vouliez-vous passer à travers cette scène là ?

- Vous n’êtes pas la seule à être choquée par cette scène. Mais ça me questionne parce que c’est un rituel païen. En fait, ce qui nous choque le plus c’est quand on aborde la sorcellerie, la figure de la sorcière est récupérée par les féministes ou la femme qui se veut libre.

Dans mon film, je re-questionne ce point là mais, avant tout, la sorcellerie dans son côté lié aux croyances. Je voulais, d’ailleurs, montrer à quel point le fait d’être pris par le mauvais oeil, la malédiction, peut donner naissance à des histoires violentes au sein d’une communauté ou d’une famille. Je voulais aborder ce sujet qui reste toujours tabou malgré qu’il soit présent dans beaucoup de pays.


- En plus de la complexité des sujets abordés, le film combine entre comédie et tragédie à la fois. A quel point cela était-il important pour vous ?

- Souvent, les comédies qu’on nous donne distillent les mêmes types de rire. Ce film cherche les sentiments à des endroits qui ne sont pas habituels et donc on ne sait pas s’il faut en rire ou pleurer, on rit souvent sous cape dans des situations bizarres. Dans la vie, je vous assure que c’est souvent le cas dans des moments tragiques. Mon film est entre un réalisme presque anthropologique et en même temps il cherche du côté des contes de la tragédie, des histoires de films de genre américain.


- Votre long métrage « Alma Viva » est tourné dans un village éloigné du Nord-Est du Portugal qui est votre village natal. S’agit-il d’une manière de montrer l’autre facette du pays loin des images brillantes ?

- Là où nous avons tourné est le village de ma mère, c’est vrai qu’elle a grandi dans une famille assez pauvre, la maison où nous avons tourné était la maison de ma grand-mère que nous avons essayé de rouvrir pour le film. Ce que je voulais montrer, à travers ce film, ce sont les conditions de vie dans le village qui poussent toujours beaucoup de familles à émigrer.

Autrement dit, si on émigre c’est qu’on en a besoin, sinon on aimerait rester dans notre pays. Je voulais rappeler que le Portugal est aussi cette région hyper désertée qui a perdu sa population, partie à la conquête d’une vie meilleure ailleurs. J’avais cette conviction de montrer le Portugal dans sa réalité car le cinéma portugais reste quand même l’affaire d’une petite élite de la capitale qui fait des films un peu plus littéraires et plus intellectuels.

Pour «Alma Viva», c’est un film d’auteur mais aussi à caractère populaire. Au delà des clichés, il raconte ce Portugal-là dont on sait peu car c’est mon identité et là d’où je viens, et je pouvais me permettre de le raconter.




Recueillis par Mina ELKHODARI








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