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Interview avec Amina Zakhnouf : « J’ai cette volonté de “désentimentaliser’’ le débat public »


Rédigé par Safaa KSAANI Lundi 15 Août 2022

A l’occasion du 10ème anniversaire de sa fondation, le magazine économique américain « Forbes Afrique » a dévoilé son classement des 30 jeunes personnalités africaines qui façonnent le continent de demain. Cette liste inclut Amina Zakhnouf, cofondatrice de l’association “Je m’engage pour l’Afrique” (JMA), qui entend faire de la politique publique l’affaire de tous.



Amina Zakhnouf, cofondatrice de l’association JMA ( Ph: DR )
Amina Zakhnouf, cofondatrice de l’association JMA ( Ph: DR )
- D’abord, d’où est né votre engagement pour la diaspora africaine ?

- L’idée est venue de deux constats avec mon associée Ileana Santos : les nouvelles générations sont particulièrement actives, concernées et créatrices de valeur ajoutée, mais elles ne sont pas assez conviées aux tables de réflexion du débat public entre les deux continents : africain et européen.

De plus, les rouages et complexités de la politique publique ne sont pas maîtrisés par tous, et il faut en faire l’affaire de tous. Pour créer de nouveaux ponts, encore faut-il savoir comment on les construit ! J’ai pour ma part toujours été passionnée par la chose publique et animée par l’envie de voir en chacun de mes concitoyens des citoyens informés, conscients et prêts à agir dans l’espace public. J’ai cette volonté de « désentimentaliser » le débat public, non pas pour le rendre sans convictions, bien au contraire, mais pour qu’on parler de choses concrètes, plutôt que simplement parler de soi, ou des autres, et surtout qu’on parle de solutions.

J’ai aussi un attachement tout particulier à l’innovation comme levier de développement et à la démocratie participative. Puis, je considère que mon identité marocaine va de pair avec mon identité africaine, et que les trajectoires des pays de ce continent sont liées, et les trajectoires de ces citoyens aussi. Preuve, Ileana et moi, Togolaise et Marocaine, sommes inséparables.


- Lancée il y a 18 mois, votre association vise à donner les outils pour penser l’avenir africain. Quel bilan tirez-vous de ces premiers mois d’action et quels sont vos objectifs ?

- JMA entend faire de la politique publique l’affaire de tous et qui invite chaque jeune à dialoguer avec toutes les strates de l’action publique et privée. Nos actions reposent sur un triptyque comprenant Idées, Talents et Formation. Côté Idées, en 18 mois, ce sont 4 ouvrages qui ont été produits par des jeunes aux idées constructives et pragmatiques, et sur des sujets structurants : la dette publique africaine, la capacité productive de nos pays, la question climatique et l’écologie populaire, la gouvernance UE-UA. Ces ouvrages sont le fil rouge de la pensée de JMA, c’est aussi notre force. Nous proposons des idées pragmatiques, originales et incarnées.

Côté talent, c’est la valorisation des profils exceptionnels qui nous entourent, par leur prise de parole dans les médias et lors des rendez-vous incontournables de cette relation Europe - Afrique, notamment le Sommet Afrique-France à Montpellier en Octobre 2021, le Forum Afrique-Europe de Marseille en mars 2022, les European Development Days qui viennent de se dérouler, ou encore le Cyber Africa Forum ou lors du déplacement du Président Emmanuel Macron au Cameroun. C’est aussi plus d’une cinquantaine de rencontres avec des dirigeants publics et privés des deux rives pour présenter les propositions novatrices de l’association.

Enfin, côté formation, à travers notre « École de la délibération », nous formons des jeunes Africains et Européens âgés de 18 à 40 ans, aux enjeux de développement africain (transition écologique, santé...) et à la citoyenneté active, permettant de construire un socle de convictions, de savoir-être permettant de réagir face à la contradiction ou de s’approprier les méthodes délibératives. Par exemple, nous avons récemment formé les ambassadeurs de l’ONG «One» à la politique publique et à l’aide publique au développement.


- Pensez-vous que l’Europe doit refonder sa relation avec l’Afrique ?

- Cette relation n’a pas toujours été simple, et a connu ses tumultes pendant les dernières années, que ce soit sur les questions économiques ou sécuritaires. Le sentiment anti-européen, et spécifiquement anti-français, a gagné du terrain dans certains pays, et a distendu un lien complexe, mais qui, à mon sens, doit continuer d’exister.

Aujourd’hui, il est clair qu’il y a une vraie volonté de renouveau et une nouvelle méthodologie que ce soit à l’échelle européenne ou africaine. L’un des atouts clés de cette nouvelle relation, c’est la société civile et sa capacité à se connecter et à échanger pour créer des ponts durables. L’autre pendant point fort de cette relation, ce sont les entreprises, qui sont des actrices incontournables qui peuvent contribuer positivement à ce renouveau.

Sur la question historique, il y a eu des évolutions considérables, des reconnaissances et un travail de mémoire sur des dossiers complexes qui a été initié et qu’il faut reconnaître à sa juste valeur. Mais pour moi, le trait d’union n’est pas tant dans le passé ou dans les relations économiques, mais dans la réalité climatique et écologique à laquelle nous faisons tous face, et qui ne va pas en s’améliorant. C’est un défi mondial, où l’on sait que le continent africain sera l’une des victimes les plus saillantes. La terre brûle (littéralement…) et sans une action collective, nous atteindrons trop vite le point de non-retour.


- Comment comptez-vous participer à accroître l’implication socio-économique de la diaspora africaine sur le continent européen ?

- Je tiens à préciser qu’à mon sens il n’y a pas d’obligation morale en tant que diaspora de s’engager pour son continent, pas plus qu’il y a un engagement moral à s’intéresser à la politique ou à la politique publique. Mais chaque citoyen devrait avoir des clés en main pour comprendre les rouages du monde qui l’entoure. Nous tentons d’éclairer la voie et d’éclaircir le débat pour les primo-concernés de la relation Europe-Afrique et les faire réfléchir autour des sujets qui peuvent les concerner. C’est en gagnant ce savoir et cette maîtrise que nous espérons qu’ils s’investiront dans la chose publique. Knowledge is power !


- Quelle en est la part de responsabilité des chefs d’entreprise et des acteurs du secteur privé ?

- Le secteur privé joue un rôle crucial dans les politiques publiques et transforme l’espace public au fil de sa propre évolution : pensez à l’attractivité d’une ville qui accroît à l’installation d’un grand industriel dans sa zone, ou l’augmentation des opportunités d’emplois dus à l’évolution d’un secteur particulier dans une région. Les acteurs privés font partie des acteurs essentiels qui agissent dans le monde qui nous entoure. Les impliquer dans notre démarche relève de l’essentiel et du bon sens. De même, un chef d’entreprise, en plus d’être acteur économique, est à bien des égards concerné par les réalités politiques d’un pays : les politiques commerciales, d’export, les politiques sociales et la réglementation du travail… ils sont aussi concernés. Pour nous, tout le monde gagne à s’écouter et à faire société.


- Lors du Sommet Afrique-France qui a eu lieu à Montpellier en octobre dernier, vous avez fait part de votre volonté de raccorder des guichets publics français à des services financiers en Afrique. Quels sont les tenants et aboutissants de ce projet ?

- Cette idée avait pour but de réveiller les consciences sur la notion de citoyenneté économique et sur la place effective qu’occupent les diasporas en tant qu’agents économiques dans leur pays d’accueil comme leur pays d’origine. Les transferts de fonds sont une manne financière considérable, un filet de sauvetage pour des populations vulnérables, et un flux économique encore trop peu régulé.

L’idée d’un guichet public était une proposition conceptuelle pour loger les diasporas à la même enseigne que tous les autres types “d’aidants” considérés dans le modèle de sécurité sociale français. Si ce guichet existait au niveau local, et s’ancrait dans les territoires, on pourrait y voir une évolution de la place des diasporas dans le circuit économique français. Plus qu’une feuille de route, l’idée était de proposer une solution alternative, peut-être radicale, mais qui méritait d’être mise sur la table.


- Quel est le poids des transferts d’argent de la diaspora dans l’économie ?

- S’agissant de l’économie marocaine, les transferts de fonds des MRE ont culminé à près de 29 milliards de dirhams entre 2019 et fin 2021. Cette année, la croissance continue avec une augmentation assez considérable en atteignant déjà 38,21 milliards de dirhams marocains, selon l’Office des Changes du Maroc, en mai 2022. C’est une somme considérable, considérant l’effet de volume et l’impact direct sur les communautés qui dépendent de ces fonds.

Le gouvernement marocain est par ailleurs très bien équipé pour l’accompagnement des MRE et la facilitation de leur séjour au Maroc auprès des leurs, il serait intéressant d’explorer davantage les options de captation de ces transferts de fonds vers de l’épargne responsable, ou des placements autres que les placements immobiliers, pour continuer de dynamiser et de diversifier notre économie !
 
JMA entend faire de la politique publique l’affaire de tous et invite chaque jeune à dialoguer avec toutes les strates de l’action publique et privée.

- L’Europe cherche dernièrement à limiter ces transferts d’argent dans la perspective de lutter contre le blanchiment et l’évasion fiscale. Quel commentaire en faites-vous ?

- Le sujet a fait couler beaucoup d’encre, mais il reste difficile d’en faire un commentaire précis. Je comprends la nécessité de régulation et de transparence de ces fonds, je tiens juste à dire que la vision doit rester claire : ces transferts de fonds sont essentiels à préserver et protéger pour les populations les plus vulnérables, et il faut permettre à ces flux de continuer d’exister à bas coût et pour ceux qui en ont besoin.



Recueillis par Safaa KSAANI








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