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Actu Maroc

Ex-Habbassa, nouvelles stars du Net


Rédigé par Hiba CHAKIR Mercredi 26 Mai 2021

Une nouvelle communauté d’influenceurs fait le buzz sur le Web. Ex prisonniers convertis en Youtubeurs à succès, ils sont les gourous d’une néo-littérature carcérale, crue et populaire, en plein devenir.



Mohamed Moustadraf, ancien prisonnier marocain et YouTuber (Ph. AFP - FADEL SENNA)
Mohamed Moustadraf, ancien prisonnier marocain et YouTuber (Ph. AFP - FADEL SENNA)
Si dans les années quatre-vingt les ex-détenus ont raconté leurs expériences à travers des romans littéraires, aujourd’hui, YouTube permet à d’autres d’accéder à un public beaucoup plus large.

On est passé d’une littérature carcérale, écrite principalement par des détenus politiques comme « Chroniques de la citadelle d’exil» de Abdelatif Laâbi, «Tazmamart cellule 10» d’Ahmed Merzouki, «La chambre noire» de Jaouad Mdidech, à des vidéos de détenus de droit commun dessinant le quotidien des prisons avec un langage populaire et accessible, sans subtilité ni considération littéraires, pleines d’images, de comparaisons, de mises en scène, de sensibilités, de fantasmes… Bref, ce qui accroche les spectateurs.

Ex-héros des geôles, nouvelles « stars » du digital

En surfant sur le Net, on découvre une dizaine d’ex-détenus marocains qui ont créé des chaînes YouTube afin de partager leurs expériences dans les geôles et cachots et raconter leurs aventures mais, surtout, selon leurs dires, pour sensibiliser les jeunes aux dangers de la vie criminelle. Parmi les thèmes les plus récurrents dans les vidéos de ces ex-détenus, celui de la souffrance au sein du milieu carcéral se fraie une position centrale. Ces Youtubeurs partagent le quotidien amer au milieu des cellules. Commençant souvent par la description de leurs milieux sociaux, et du premier péché qui les a menés au monde de la délinquance, les ex-détenus regrettent tous leurs parcours. Ils utilisent des narrations poignantes pour décrire la solitude qu’ils ont vécue, la violence à laquelle ils ont survécu, soit entre prisonniers qui se répartissent en gangs, soit celle de certains « gardiens de prisons » à leur égard ou encore pour décrire les conditions où ils ont vécu.

Ces thématiques attisent la curiosité du public et lui révèlent quelques secrets de la prison, ce lieu inimaginable pour la grande majorité. Les nombreuses vues sur YouTube attestent du succès de ces vidéos. En effet, la chaîne d’un ex-détenu, à titre d’exemple, a réalisé plus de 16 millions de vues. Selon un calculateur d’argent pour chaînes YouTube, les gains estimés pour ladite chaîne sont entre 22 millions de centimes et 55 millions.

En plus d’une quête de visibilité et de mise en valeur, le recours des ex-détenus aux réseaux sociaux peut également être expliqué par le besoin d’une réinsertion sociale et économique dans la société. Pour Mouhamed Moustadraf, plus connu sous le nom de Slawi, « après une vingtaine d’années passées derrière les barreaux, on n’a plus le choix, le monde a évolué et on doit s’adapter. On n’a plus ni de famille ni d’amis et encore moins une source de revenu ». En réponse à l’accusation d’absence d’accompagnement et de stratégies d’insertion socioéconomique efficace  une responsable au sein de la Fondation Mohammed VI pour la Réinsertion des Détenus, qui propose des programmes de formation, de financement et d’accompagnement afin de garantir l’insertion socioprofessionnelle des détenus, nous a déclaré que « la fondation fournit de grands efforts à l’aide de ses partenaires, à travers ses neuf centres régionaux à accompagner ces ex-détenus, qui dépassent les 16.000 annuellement». Hormis la poignée d’ex taulards reconvertis en Youtubeurs pour flatter leur égos meurtris d’anciens prisonniers par une certaine popularité probablement éphémère, tout en recyclant une expérience négative en source de subsistance, on imagine bien que la grande majorité de ces effectifs reste en déshérence entre la tentation de la récidive et le manque de perspectives.

La prison, une terrible réalité

Quitte à grossir le trait à outrance, basculant souvent dans la caricature, les ex-détenus Youtubeurs se veulent aussi des donneurs d’alerte auto-investis de «la noble mission» de révéler au grand jour la «terrible réalité » de l’univers carcéral marocain faite selon eux de clientélisme, de violences physiques et sexuelles sous le regard de fonctionnaires passifs, avec en toile de fond toutes sortes de trafics, de manigances et de délits plus ou moins avouables.. En réponse à ce qu’elle qualifie d’allégations, la Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR) déclare que ces détenus profèrent beaucoup de mensonges dans leurs contenus « en évoquant des éléments totalement absurdes et imaginaires, et ce, dans l’objectif de créer le buzz et d’augmenter le nombre de visiteurs de leurs chaînes, et augmenter par conséquent leurs propres revenus de leurs « shows sensationnels ». De ce fait, la Délégation n’accorde pas d’importance à ces chaînes, préférant ne pas réagir aux mensonges qu’elles véhiculent ».

Les clashs réguliers entre prisonniers youtubeurs sont un autre levier usité à souhait pour créer ce buzz générateur de vues et donc de revenus. Ces joutes verbales cadencées de noms d’oiseaux impubliables, de moqueries et de rodomontades par vidéos interposées, rappellent à s’y méprendre les duels entre gangstas rappeurs. L’analogie s’étend jusqu’à la gestuelle et les codes vestimentaires en vigueur dans ces clashs qui mettent régulièrement en confrontation certaines têtes d’affiche de ce milieu où tout un chacun semble connaître quelque chose sur l’autre. Et alors qu’anciens prisonniers regroupés en team et squad selon leurs villes d’origine ou leurs anciens lieux de détention s’étripent, le spectateur friand de fantasmes carcéraux et de révélations outre-barreaux, en redemande.

3 questions à Anace Heddane

« Les Youtubeurs ont lancé un business où ils gagnent beaucoup d’argent dans un temps très restreint »

Formateur et acteur associatif dans le domaine des médias, Heddane nous explique comment le contenu médiatique des ex-détenus a gagné de l’espace au sein du paysage médiatique marocain et ses effets sur la société.

- Comment percevez-vous le YouTube marocain aujourd’hui ?

- YouTube est devenu, comme beaucoup d’autres plateformes digitales, très accessible aux Marocains, non seulement dans les grandes villes mais aussi dans les petits patelins. Cette accessibilité a donné lieu à un contenu viral parfois difficile à gérer.

- Pourquoi les anciens détenus choisissent de plus en plus de s’exposer sur YouTube ?

- Il est à noter que, depuis belle lurette, une grande partie de la société est intéressée par le contenu lié aux crimes, la vie dans les prisons et les documentaires autour des grands criminels, que ce soit littéraire ou audiovisuel. Donc, c’est très normal aujourd’hui de voir que les histoires de ces ex-détenus attirent l’attention des internautes sur les réseaux sociaux. Au Maroc, cette tendance a commencé par des émissions télé, comme « Akhtar Al Mojrimin », qui ont donné un espace d’expression et de réconciliation à cette catégorie sociale. D’ailleurs, les influenceurs et les Youtubeurs ont réussi à lancer un business où ils gagnent beaucoup d’argent dans un temps très restreint. C’est dans cette perspective également que nous remarquons la montée du contenu produit par ces ex-détenus.

- Entre des prisonniers qui essaient de sensibiliser les jeunes et d’autres qui se présentent comme des héros, quel est l’effet sur nos jeunes ?

- A mon avis, tout dépend de la source d’information et de la manière dont elle est divulguée. Certains sensibilisent autour des expériences humaines vécues par ces détenus, leurs défis quotidiens, leurs regrets et leurs combats pour une meilleure réinsertion. D’autres traitent la vie dure derrière les barreaux en partageant avec le grand public des situations de souffrances ou d’injustices sans pour autant s’auto-culpabiliser.

En gros, ce contenu reste spontané, peu préparé et il n’est pas soumis à une relecture médiatique ou sociologique. Néanmoins, il faut le prendre au sérieux étant donné que nos enfants, branchés à leurs appareils Smart, regardent ces vidéos à tout moment.