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Entretien avec Rachid Raha : « En 43 ans de lutte, l’amazighité a réalisé de nombreux acquis, mais ça demeure insuffisant »


Rédigé par Hichem ABOUD Dimanche 23 Avril 2023

43 ans se sont écoulés sur cette révolte berbère née dans l’université de Tizi-Ouzou, capitale de la Kabylie, à la suite de l’interdiction de la tenue d’une conférence que devait animer Mouloud Mammeri, écrivain algérien, anthropologue et linguiste spécialiste de la langue et de la cultures berbères, par un commissaire du parti unique de l’époque, le FLN.



Pendant plusieurs jours, toutes les villes et tous les villages de la Kabylie étaient en ébullition. Le volcan berbère déverse ses laves jusqu’à Alger en révélant au monde une cause, jusqu’ici taboue, qui a pour nom « Tamazight » ou « l’amazighité » plus connue sous l’appellation française « berbère ». Ni les arrestations de dizaines de manifestants ni la répression qui s’est abattue sur toute la population kabyle n’ont eu raison de la farouche volonté de jeunes militants avides de renouer avec leur Histoire d’hommes libres occultée par l’intrusion d’un panarabisme totalement étranger à l’Algérie et à toute l’Afrique du Nord.

Depuis ce 20 avril 1980, la cause amazighe a été prise à bras le corps par les peuples de cet espace qui s’étend de l’oasis de Siwa en Egypte jusqu’aux îles Canaries en Espagne. Cet espace s’appelait Tamazgha. Le pays des Hommes Libres qui est la traduction exacte de « Amazigh ».

Pour nous parler des acquis de cette lutte et de ses perspectives, nous ne pouvons trouver mieux que Rachid Raha, le président de l’Assemblée Mondiale Amazighe. Cet infatigable militant, âgé de 59 ans, né à Nador dans le Rif marocain, considéré comme l’un des fiefs de la lutte amazighe, consacre toute sa vie et toute son énergie à cette cause en laquelle il croit profondément. Journaliste, anthropologue et militant politique, il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de publications en langues française, espagnole et amazighe dans lesquelles il expose les fruits de ses recherches et exprime ses réflexions.

Et comme il se trouve derrière chaque grand homme une femme, Rachid Raha s’appuie sur Amina Ibnou Cheikh, son épouse et mère de son fils unique, pour lui apporter conseils et soutien et diriger avec brio l’outil fondamental de son combat, le mensuel « le Monde Amazighe » publié en trois langues : amazigh, arabe et français.
A travers cet entretien qu’il a bien voulu nous accorder, Rachid Raha nous fait le point sur les acquis de 43 ans de lutte pour redonner à Tamazight la place qui lui revient sur ses propres terres.
 
  • En célébrant le 43ème anniversaire du printemps berbère, en votre qualité de Président de l’Association Mondiale Amazighe, voulez-vous bien nous dresser, de manière succincte, le bilan de près d’un demi-siècle de lutte pour la réhabilitation et la promotion de la culture amazighe ?

En effet, depuis le « printemps berbère », - qui a eu lieu le 20 avril 1980 à l’université de Tizi-Ouzou à la suite de l’interdiction de la conférence de feu Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle -, jusqu'à aujourd'hui, beaucoup de choses se sont produites, beaucoup d’événements se sont déroulés et de grands changements ont eu lieu. La conscience identitaire, politique ou culturelle du « fait amazigh » s’est propagée de la Kabylie vers les autres régions algériennes, a traversé la mer vers la diaspora amazighe en France, et après en Europe, et elle a surpassé les frontières artificielles des pays d’Afrique du Nord. Avec la chute du mur de Berlin en 1989, les peuples se sont réveillés et libérés des autoritarismes. Les Amazighs ne sont pas restés à l’écart. Il y a eu un grand renouveau culturel par la multiplication de la création de tissu associatif et la mobilisation active de la société civile à travers l’organisation des activités culturelles, artistiques et académiques.
 
 De grands événements ont eu lieu depuis comme la grève des cartables en Kabylie en 1994 et 1995, consistant à boycotter l’école jusqu’à ce que les autorités introduisent l’enseignement de la langue amazighe à l’école publique. Le 1er mai 1994, des militants marocains ont été détenus et emprisonnés pour avoir osé brandir une banderole écrite en tifinagh. Il y a eu ensuite le malheureux « printemps noir » de 2001 où la gendarmerie algérienne avait assassiné impunément 126 jeunes sans que personne ne soit traduit devant les tribunaux ! … Mais l’un des événements les plus marquants du dynamisme amazigh c’est le fait d’arracher la reconnaissance de l’officialité de la langue autochtone amazighe en 2011 au Maroc et en 2016 en Algérie !
 
  • Alors que la communauté amazighe algérienne est le déclencheur du réveil amazigh et était à l’avant-garde des revendications culturelles, nous constatons aujourd’hui qu’au Maroc on enregistre d’importants acquis dont le plus récent est la mise en place au parlement marocain de la traduction simultanée de et vers la langue amazighe dans les séances plénières. Croyez-vous qu’en Algérie il y a comme un ralentissement de la lutte ?

Au Maroc, où on a interdit toute formation politique se basant sur l’amazighité (le cas du PDAM qu’avait créé feu maître et ami Ahmed Adghirni), la cause amazighe a bénéficié d’une très grande attention de la part des autorités, même si les gouvernements conservateur du PI et islamiste du PJD ont essayé de mettre des bâtons dans les roues pour bloquer sa promotion, à cause de leur idéologie rétrograde arabo-islamiste, et malgré sa reconnaissance de la part du chef d’Etat, le Roi Mohammed VI, dans son fameux discours d’Ajdir du 17 octobre 2001.
 
Aujourd’hui, avec le nouveau gouvernement d’Aziz Akhannouch, qui avait assumé, dans la campagne électorale des élections de 8 septembre 2021 de son parti le RNI, les revendications du mouvement amazigh, la cause amazighe est devenue une affaire d’Etat. Son gouvernement a le mérite, pour la première fois de l’Histoire politique du Maroc indépendant, de dédier un budget pour la mise en œuvre du caractère officiel de la langue amazighe au sein de l’administration.

Ainsi, dans les tribunaux et dans les Chambres du parlement, on compte, désormais, avec des traducteurs en langue autochtone. En revanche, le point faible de ce nouveau gouvernement libéral c’est la sous-estimation de l’importance et de l’urgence de la généralisation de la langue amazighe au préscolaire et au cycle primaire, de la part de l’actuel ministre de l’Education nationale ! Chose que nous venons de dénoncer récemment à la Banque Mondiale.

Si, aujourd’hui, au Maroc, la question amazighe n’est plus un tabou, comme elle l’était durant les années soixante-dix et quatre-vingt (où on avait assassiné le linguiste Boujemaâ El Habbaz pour la simple raison de faire une thèse sur sa langue maternelle, où on a emprisonné l’historien Ali Asadqi Azayku en 1981 pour avoir osé demander de revoir l’Histoire officielle !), en Algérie, malheureusement, la situation s’est beaucoup détériorée. Et cette malheureuse rétrogradation est devenue de plus en plus agressive depuis l’apparition du mouvement des « Aarouchs » en 2001 et du « Hirak d’Algérie » de février 2019 où les autorités commençaient à interdire les drapeaux amazighs.

Avec le gouvernement illégitime et anti-démocratique de Abdelmajid Tebbounne et du général Saïd Chengriha, la répression a pris des proportions inédites, incompréhensibles. La police et les juges à la solde de la junte militaire ne cessent d’emprisonner des centaines de militants Amazighs, des défenseurs des droits de l’Homme et des journalistes. S’ajoutent la persécution et les accusations infondées des mouvements d’essence pacifiste classés terroristes,  comme c’est le cas du Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK)!
 
  • Vous avez effectué des visites en Libye et en Tunisie où l’amazighité était en état d’abandon, quels sont les progrès qui ont été enregistrés dans ces deux pays ?

L’année dernière, effectivement, j’ai eu l’occasion de visiter  la Tunisie et la Libye. Dans ces deux pays, la question amazighe évolue positivement et très différemment. Si en Tunisie, la revendication est assumée de plus en plus par les Tunisiens arabophones et arabisés, elle reste d’essence culturelle. Cependant en Libye, la question amazighe est devenue cruciale pour l’avenir de ce pays, et plus particulièrement pour les populations amazighes de la région côtière des Zouaras et des tribus de Jebel Nefoussa, et des communautés touarègues au Sud-Ouest.

Ce que j’admire chez les Amazighs libyens, à la différence des révolutionnaires Touaregs de l'Azawad (au Nord du Mali), c’est qu’en même temps qu’ils s’engageaient dans la révolution contre le dictateur Mouammar Kadhafi, ils entreprenaient une révolution culturelle, basée fondamentalement sur l’enseignement de la langue amazighe et de sa graphie tifinagh aux élèves de leurs écoles populaires. C’est vraiment une expérience extraordinaire. Ils n’ont pas attendu sa reconnaissance dans la Constitution ni les décisions des autorités centrales, en l’occurrence du ministère de l’Education nationale !
 
  • Qu’en est-il de l’amazighité aux Îles Canaries dont la ville de Tafira avait abrité le premier rassemblement amazigh en 1997 ?

Aux Îles Canaries, que je viens de visiter au mois de février, malheureusement, le gouvernement régional et les autorités locales ne font pas grand-chose pour promouvoir la culture amazighe. Les militants Canariens amazighs m’ont même confessé que la tenue du premier Congrès des Amazighs du Monde que nous avions organisé à Tafira en août 1997 leur a porté plus de préjudices que d’encouragements ! Généralement, ceux qui défendent le plus l’amazighité et l’africanité des Îles sont les militants indépendantistes, sympathisants de feu maître Antonio Cubillo (compagnon de feu Mouloud Mammeri dont j’ai fait la connaissance à Tizi Ouzou au « printemps berbère » du 20 avril 2000) et des mouvements issus à la suite des divisions successives de son mouvement anticolonial, qui ont le courage de rattacher incessamment l’Histoire et l’anthropologie de la population canarienne des Guanches à celle du continent, c’est-à-dire à Tamazgha, au lieu de celle de la péninsule ibérique.
 
Le grand paradoxe des Iles Canaries c’est qu’on donne une énorme importance à l’archéologie et toutes les îles comptent 150655 superbes et riches musées ethnographiques. Mais, malheureusement, certains intellectuels, journalistes et archéologues canariens essaient à tout prix de les dissocier des Amazighs. Comme me racontait Chona Del Toro, la présidente de l’association Azar, ils veulent nous faire croire que les aïeuls des Guanches avaient des ailes et étaient descendus du ciel !!!

Cependant,  ce qui a le plus attiré mon attention c’est que les autorités éducatives « espagnoles » véhiculent la fausse idée que les Canariens apprennent leur propre langue, une langue assez spéciale, du fait qu’elle se diffère juste un peu de la langue Castellane sur le plan phonétique, et qu’elles considèrent comme une langue authentique de l’Autonomie régionale des Iles Canaries, à l’exemple du Catalan en Catalogne ou d’Euskera en Pays Basque, alors que la vraie langue des Canariens c’est une variante de la langue amazighe, très proche de tachelhit, qu’ils ont perdue juste vers le XVIIIème siècle !
 
  • Justement, à propos de la langue, les détracteurs de l’amazighité lui reprochent l’absence d’une langue unique qui constitue le ciment unificateur des Imazighen. Que comptez-vous faire pour réaliser ce projet d’unification de la langue amazighe ?

Normalement, comme je l’avais déjà écrit dans la revue marocaine Tifinagh n°7 de septembre de 1995, la langue amazighe commune existe déjà, et tout simplement, c’est le parler du Moyen Atlas ! C’est normal, parce que cette région montagneuse du centre du Maroc est une région assez lointaine des côtes. C’est ce qui la sauvegardait des influences linguistico-culturelles puniques, romaines, turques, arabes et des colons européens. Une langue qui conserve toute son authenticité. Et ma thèse personnelle, sans être linguiste, a été validée lorsque Miloud Taifi de l’Université de Fès avait comparé des textes de différentes régions amazighophones du Maroc et de l’Algérie (le kabyle), il a trouvé que le lexique le plus partagé est celui des locuteurs du Moyen Atlas.

Chose que le linguiste rifain Mohamed Seroual de l’Université de Tétouan m’avait confessée lorsqu’il préparait sa thèse de doctorat sur le dictionnaire rifain. Sur le plan syntaxique, de même, le linguiste de l’Université de Toulouse Michel Quitout, en faisant la comparaison de la grammaire de plusieurs parlers, est arrivé presque à la même conclusion, c’est le parler des tribus Zayanes qui a le plus de parenté linguistique avec les autres parlers marocains et algériens.

Même Michael Peyron, l’un des plus grands connaisseurs de la littérature amazighe, soutient mon idée. En plus, à propos de la néologie, feu Mouloud Mammeri a été l’un des pionniers à formuler un dictionnaire standard, puisé dans les sources touarègues, encore au sein des régions désertiques les plus isolées du monde ! Dans la publication mensuelle, « Le Monde Amazigh » ou Amadal Amazigh, les traductions en amazighe pour les entreprises et les cours de tamazight qu’on avait publiés, ont, toujours, été adoptés du parler standard du Moyen Atlas.
 
De plus, dans notre ambitieux projet politique de « Manifeste de Tamazgha », dont l’objectif est la construction, à l’avenir, d’une vraie Union des Etats de l’Afrique de Nord, en s’inspirant de l’exemple de l’Union Européenne, nous préconisons que les Amazighs devront assumer le bilinguisme, qu’ils conservent leurs langues régionales au sein de l’autonomie politique de leur région autochtone et d’apprendre, à côté, la langue amazighe standard normalisée, afin de l’ériger pour être le support de communication de tous les Nord-Africains, et de tous les Amazighs, au lieu de le faire en langue arabe ou en langue française ! (*)
 
  • L’enseignement de tamazight dans les 2 pays phares que sont l’Algérie et le Maroc est loin de répondre aux attentes des populations puisque tamazight n’est enseignée que dans peu d’écoles et dans quelques régions seulement. Qu’envisagez-vous de faire pour la généralisation de l’enseignement de tamazight, du moins dans ces deux pays ?

Effectivement, malgré le fait que la langue amazighe soit reconnue comme langue officielle, à côté de la langue arabe, au Maroc et en Algérie, -un rêve concrétisé des pionniers et de toutes les militantes et tous les militants amazighs-, la langue amazighe, malheureusement, est en train de perdre du terrain. Elle est en danger de disparition dans certaines zones, comme à Ghomara et Senhadja Srair au Rif ou à Figuig !  Des parents amazighophones dans certains centres urbains préfèrent parler à leurs enfants en « darija », l’arabe dialectal, croyant qu’ils facilitent l’intégration de leurs petits à l’école.

Ils se trompent totalement et c’est ce que je viens de signaler dans ma récente correspondance aux responsables de la Banque Mondiale, déposée à son siège de Rabat, le 10 avril dernier, où je les ai prévenus de l’urgente généralisation de l’enseignement de la langue amazighe au préscolaire et au primaire, dans l’attente de l’étendre au cycle secondaire. C’est le moyen le plus efficace et idoine pour sauver l’école et l’enfance de nos pays d’Afrique du Nord. Cela contribuerait, sans aucun doute, au succès de la Décennie Internationale des Langues Autochtones 2022-2032 et à assurer la survie de la millénaire langue autochtone amazighe*
 
(*)http://amamazigh.org/2018/10/manifeste-de-tamazgha-pour-une-confederation-democratique-sociale-et-transfrontaliere-basee-sur-le-droit-a-lautonomie-des-regions-2/
 
(**) http://amamazigh.org/2023/04/lassemblee-mondiale-amazighe-interpelle-la-banque-mondiale-sur-le-sujet-de-la-sauvegarde-de-lecole-marocaine/