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Culture

De Kafka à Mimouni : Le roman de la dictature n’est pas le roman de la bureaucratie


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN le Mercredi 26 Octobre 2022

Depuis Freud, l’on sait que « le patient ne peut pas dire la vérité en clair parce qu’il y a censure inconsciente, et censure implique circonlocution ». Dans une appréciation sur la lisibilité de son oeuvre, Lacan s’était vanté d’avoir préservé « le pouvoir d’illecture » de celle-ci.



Longtemps, la liberté d’écrire et de s’exprimer s’affirmait comme une réalité… entre les lignes. Plus fondamentalement, cette manière de faire est une certaine logique, celle du « mi-dire » lacanien qui veut qu’« il est de la structure même de la vérité de se proférer entre les lignes ». Pour Jacques-Alain Miller « c’est une doctrine de la vérité, et de la vérité qui ne peut se dire qu’entre les lignes, mais qui se passe de l’interdit, où interdit et censure apparaissent comme des rajouts ».

Dans ce contexte, il est dit que l’inconscient ce n’est pas la psychanalyse, mais « l’inconscient c’est la politique », selon Lacan qui prend appui sur Léo Strauss, l’auteur de « la persécution et l’art d’écrire » qui y développe cette thèse d’« une élite pensante et que celle-ci n’a jamais la faculté de dire en clair ce qu’elle pense, qu’elle doit pratiquer un art d’écrire pour qu’on ne s’en aperçoive pas si l’on n’est pas dans le coup ». Léo Strauss fait cette découverte en étudiant la tradition philosophique d’Averroès, Avicenne, Razi et Farabi, présenté comme le maître de Maimonide qui représenterait dans cette configuration « l’Idéal-type du philosophe » qui pense les lieux où se croisent la Religion et la Politique. Dans « L’instance de la lettre » Léo Strauss est cité, selon Jacques-Alain Miller, pour « illustrer les pouvoirs de la métonymie, la propriété du langage de permettre de parler entre les lignes. C’est une illustration qui s’appuie sur le fait de l’interdit de dire, sur la censure sociale »

Le Roman de la dictature peut illustrer cette dimension de « l’illisibilité » de l’oeuvre car le sens n’est jamais fixé et la lecture doit se faire entre les lignes par des lecteurs avertis, en somme « dans le coup » pour marcher dans le labyrinthe des « non-dits », seuls à même de braver « l’interdit de dire,… la censure sociale ».

La bureaucratie, une source d’inspiration

Augusto Roa Bastos, l’auteur de « Moi, le Suprême », avoir voulu « écrire une contre-histoire, une réplique subversive et transgressive de l’historiographie officielle ». A travers une structure qui mêle « cahier privé » et « carnet de bord » du Suprême, Roa Bastos y ajoute les discussions avec son secrétaire et son chien Sultan, des « voix » d’outre-tombe « viennent nuancer ou démentir les propos du potentat », d’autant plus « libres » de s’exprimer qu’elles sont sans crainte d’être punies.

Pour Cécile Brochard « Le chaos est l’adversaire de la dictature : celle-ci recherche l’ordre et l’unité, incarnés par le dictateur. Pourtant, loin de reproduire l’idéologie autoritaire, le roman du dictateur hispano-américain choisit le désordre et inscrit la confusion au coeur de la dictature : l’identité du chef, soumise à la duplicité, se fractionne et la parole unique est concurrencée par la polyphonie ». Cette analyse peut servir d’étalon pour lire le roman de la dictature comme désordre symbolique dans un univers où le maître-mot est justement… l’ordre ! « L’automne du patriarche » de Gabriel Garcia-Marquez en est la parfaite illustration, sans oublier « Le recours de la méthode » d’Alejo Carpentier qui encadre « le délire » de son personnage par la rigueur du discours cartésien où, en général, « l’autoritarisme n’est plus le fait du « je » mais d’un « il » indéterminé ». Le « je » n’est pas toujours celui du dictateur : il alterne dans Le Recours de la méthode avec le « je » de Peralta, avec le « je » d’une multitude de personnages dans L’Automne du patriarche », comme le souligne Cécile Brochard.

Dans le roman de la dictature « Le chaos ne touche pas seulement le personnage du dictateur et le monde qui l’environne : il se répercute sur l’écriture elle-même, via une confusion de la parole » qui augmente ainsi sa dimension de dire entre les lignes et favorise une sorte d’attitude assumée de produire une oeuvre non pas à lire, mais pour l’illecture au sens lacanien du terme, une oeuvre qui ne fixe pas le sens, libère les signifiants des signifiés et, bien entendu, du référent qui devient aussi insaisissable que le personnage du dictateur lui-même.

Cette économie du langage, en somme de l’écriture, est à l’oeuvre également dans « La mort du bouc » de Mario Vargas Llosa et « Monsieur le Président » de Miguel Angel Asturias qui est le 3ème Prix Nobel de cette littérature avec Garcia-Marquez et Vargas Llosa, alors qu’Alejo Carpentier a obtenu le Prix Cervantès.

Le roman de la dictature qui est le roman du pouvoir est au présent au Maghreb avec « Une peine à vivre » de Rachid Mimouni. Au cinéma, comment ne pas citer « le gouverneur de l’île de Chakerbakerben » et au théâtre « le 30 février » de Nabyl Lahlou ?

Dénoncer la bureaucratie n’a pas la même force que la mise en scène de la dictature. Le roman de la dictature n’est pas le roman de la bureaucratie. Si l’un s’introduit dans la pensée du dictateur, l’autre décrit un système, sans réelle distance et avec la force du vécu.

« Un roman étranger » est une sorte roman de la bureaucratie « administrative dans lequel Khalid Lyamlahy décrit la phobie administrative d’un étudiant étranger devant renouveler sa carte de séjour, alors que « L’escargot entêté » de Rachid Boudjedra est une sorte de roman de la bureaucratie « technocratique ». Au cinéma, sur le roman de la bureaucratie, il y a lieu de citer « Brahim Yach ? » de Nabyl Lahlou, le téléfilm « Chahadat el hayat », de Said Azar, et « Hadj Lakhdar et la bureaucratie », de Abdelkader Merbah.

A travers, ces films et téléfilms, la description de l’administration est une description de l’univers kafkaïen dans lequel est plongé l’administré dans son rapport à l’administration.




Abdallah BENSMAÏN



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