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Culture

Attraction populaire : Mais où est passé Sahib Sira, le montreur d’images pieuses ?


Rédigé par Jamal BELLAKHDAR le Mercredi 8 Juillet 2020

La scène appartient à un temps qui n’est plus un temps où les enfants du bled avaient cette capacité juvénile de s’amuser avec n’importe quoi et trouvaient encore matière à émerveillement dans les petites étrangetés qu’offrait leur univers.



Attraction populaire : Mais où est passé Sahib Sira, le montreur d’images pieuses ?
Le bonheur pour ces enfants ce n’était pas autre chose que ce qu’ils avaient déjà devant les yeux, des scènes simples de la vie de tous les jours, des objets dérisoires comme on en trouve dans toutes les campagnes, des événements peu communs, des petits riens en somme et, en tout cas, pas des machins compliqués. Ces enfants avaient appris une chose essentielle : construire du merveilleux avec de l’ordinaire ! Au nombre de ces événements qui les sortaient de leur quotidien et qu’ils attendaient toute la semaine, il y avait le déplacement hebdomadaire de la famille au souk. Pour eux, le souk représentait d’abord un divertissement. C’était une grande fenêtre ouverte sur le monde, un monde autrement plus coloré et diversifié que celui de leur douar et où l’on pouvait voir, examiner de près et toucher des objets de la ville inconnus d’eux. Le souk, c’était une vitrine qui leur donnait l’occasion de satisfaire sans retenue leur curiosité d’enfant et d’engranger de fantastiques images. Au souk, il y avait beaucoup de choses à voir pour de jeunes enfants curieux et avides de découvertes. Laissant leurs parents chercher un emplacement où étaler leurs produits à vendre, les enfants partaient, aussitôt arrivés, sillonner les travées de ce vaste bazar à ciel ouvert dans lequel les marchandises de la campagne s’échangeaient contre celles de la ville. Ils s’attardaient peu devant les étalages des potiers, des vanniers, des forgerons, des marchands de céréales, de légumes, d’huile ou de sel, qui ne présentaient finalement que les objets de leur quotidien.  

L’homme à la légende

En revanche, ils pouvaient rester des heures à écouter les boniments et à regarder les démonstrations auxquelles se livraient les colporteurs, en particulier ceux qui vendaient leurs produits selon la modalité de la halqa. Éblouissants à leurs yeux, étaient aussi les saltimbanques, joyeux drilles et charlatans de tout poil qui se produisaient au milieu de l’attroupement des curieux : l’avaleur d’eau bouillante ; le charmeur de serpent ; le dresseur de singe acrobate ; le cabotin qui obtient des prodiges de ses animaux savants ; le bouffon qui libère, sous forme de rires, la rancœur contenue des gens en mimant un pacha véreux. Avec leur verve, leur vantardise, leur bonne humeur et leur malice, ces forains étaient pour eux des conteurs, bien plus que de simples commerçants, et dans leurs esprits enfantins, avides de belles histoires, comme le sont tous les mômes, ces beaux parleurs remplaçaient les grands pères et les livres qu’ils n’avaient pas. Et les ânes avaient beau braire bruyamment à deux pas d’eux, dans le carré qui était réservé à leur stationnement, cela ne les distrayait pas un instant de leur émerveillement. De tous ces jolis bonimenteurs, celui qui les impressionnait le plus était le sahib sira, le montreur d’images pieuses (littéralement : «l’homme à la légende»). Drapé dans sa belle tunique blanche, il prenait la posture d’un grand théologien pour raconter, images à l’appui, à ses auditeurs serrés en cercle, la glorieuse histoire du prophète Mohammed du début de sa vie jusqu’à la victoire finale des Musulmans sur les polythéistes, en passant par les différentes péripéties de son jihad pour le triomphe de la juste foi. Venait ensuite l’histoire des Sahaba, les Compagnons du Nabi, puis celle des premiers califes et des grandes figures de l’Islam avec des digressions ici et là, dans un joyeux désordre, pour revenir sur quelques grands moments de l’histoire de l’humanité : Adam, Ève et la pomme du péché ; l’Arche de Noé et le déluge ; Abraham recevant l’ordre de sacrifier son fils Ismaïl et l’ange Gabriel substituant in extremis un bélier à l’adolescent ; et bien d’autres épisodes incroyables qui constituent la légende des livres saints. Mais tout cela n’était évidemment pas raconté d’un trait. Avant chaque nouvelle page de cette grande aventure des prophètes, le montreur d’images marquait toujours une pause pour procéder à la tournée de la sébile et inviter ses auditeurs à faire un petit don. 

Une iconographie chamarée

Les enfants ne comprenaient pas tout de ce qui se racontait, mais ils étaient fascinés par l’exubérance de cette iconographie sainte, chamarrée et surchargée, sur laquelle la baguette du présentateur s’arrêtait à chaque fois que sa narration avait besoin d’être appuyée par l’image. Tout l’art pour accrocher les auditeurs consistait en effet à faire de cette histoire sainte une sorte d’épopée héroïque racontée à la manière d’un film et de transformer des images fixes en images animées en promenant le regard des badauds de l’une à l’autre. Tour à tour, défilaient des scènes de batailles, des représentations de La Qaâba, du tombeau du Prophète à Médine ou de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem, autant de chromos religieux imprimés à grand tirage que notre bonimenteur parvenait à faire passer pour des exemplaires rares qu’il était prêt à céder pour un prix symbolique à considérer simplement comme une aumône pieuse. Certaines fois, le montreur d’images se permettait quelques libertés profanes pour raconter à son auditoire des légendes de personnages et de royaumes, réels ou imaginaires, comme la ‘Antariya, la Wahabiya, la Hamzawiya, la Fayrouziya, etc., tout cela dans un enchaînement décousu qui associait habilement le sacré et la geste arabe. Cette savante rhétorique religieuse faisait merveille auprès des gens et transformait notre homme, le temps d’une prestation, en un personnage important. Si, de plus, l’homme s’exprimait avec un faux accent oriental et portait de grosses lunettes d’intellectuel, on avait là tous les ingrédients pour convaincre un auditoire crédule que la propagation de la parole de Dieu était bien le but principal de la représentation et non la simple vente d’images pieuses. Les enfants étaient totalement captivés par ce qu’ils entendaient là et il fallait chaque fois que le père ou le grand frère vienne les tirer du milieu de l’attroupement pour que nos jeunes gens consentent enfin à s’arracher au spectacle. Le voyage par le conte s’achevait ainsi brutalement, mais leur imaginaire d’enfant continuait à s’en repaître délicieusement pendant des jours et des nuits. 
 

Jamal BELLAKHDAR
AU FIL DE L’EAU - Histoires courtes et souvenirs dérobés au temps qui passe – Ed. Al Biruniya – Livre numérique