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Culture

Amourologie : Fatéma Mernissi, une science pour étudier l’amour


Rédigé par Khalid EL KHAMLICHI le Mercredi 14 Septembre 2022

Dans un texte publié en 1986 dans la revue Kalima, l’essayiste a posé de manière frontale la problématique de l’amour dans la société marocaine. Sur un ton ludique, elle parlait de : l’Amourologie, une sorte de science qui étudierait l’amour.



Selon la « théoricienne », Fatéma Mernissi, les études des économistes au sujet du développement ignorent le côté affectif des gens, caractérisé par ce qu’elle a appelé un fléau national qui serait « le manque de tendresse ». La crise de l’affectif se traduirait par un besoin inassouvi d’être désiré et aimé de ses proches, ses collègues ou de son partenaire.

Reçu en héritage à travers l’éducation parentale, l’amour était défini, selon la sociologue, comme la venue d’un homme riche qui la comblerait de bijoux. Il serait donc une sorte de sentiment « matérialisé », exprimée dans des objets de valeur offerts à l’être aimé. Cette conception faisait fi des aspects les plus essentiels de la relation amoureuse que sont l’échange, le don et l’ouverture.

C’est que la culture dominante favoriserait l’amour-négoce, l’échange truqué, la manoeuvre et la ruse. Les règles sociales sont basées sur la méfiance, la suspicion, la défiance et la dissimulation. La conséquence : une fois adultes, les Marocains seraient habités par des forces négatives qui les empêcheraient de bien aimer parce que paranoïaques à l’excès.

Pour appuyer son argumentaire, elle convoque des figures populaires comme les « Ghouls » et les « Jnouns », le théâtre Badaoui, les chansons populaires d’un Abdelhadi Bel Khayat ou de Naima Samih : tout cet imaginaire, toutes ces expressions seraient le signe d’un mal qui ne dit pas son nom : une crise de tendresse nationale. Comment ne pas voir un écho à la récente polémique autour des emballages de la marque des cakes fourrés Merendina, où de simples expressions d’amour ont été intégrées en darija, suscitant des réactions passionnelles, allant jusqu’à l’appel au boycott du produit au nom de sa non-conformité avec les valeurs marocaines ? L’expression de l’amour (en darija ?) serait antinomique à nos traditions selon ces détracteurs, alors que nos ancêtres ont excellé dans l’art de la poésie amoureuse depuis des siècles.

Les propos de l’essayiste résonnent comme un cri, qui exprimerait une frustration manifeste devant tant de formes de coercition sociale et de normes condamnant l’expression de l’amour. On y lit une dénonciation d’une morale qui édifie la ségrégation des sexes en institution, d’une société séparatiste (sic) dans laquelle le rapport amoureux ne peut se passer de ruses et de feintes, car l’autre (sexe ou culture, partenaire) est considéré comme ennemi. Porter des masques devient ainsi un dispositif de défense, car il s’agit d’un rapport de force, d’un état de guerre : « Être soi-même dans notre société est une épreuve douloureuse, souvent suicidaire, car il s’agit de déposer les masques, tous les masques. Et notre éducation se résume à quoi, sinon à se fabriquer des masques selon les circonstances », conclut-elle en remettant en question les fondements de notre éduction.

Repenser la transmission

Et pour cause : tout se fabrique, se façonne dès l’enfance. Mernissi, en intellectuelle pragmatique, propose donc d’enseigner dans les écoles primaires l’islam de l’amour dont elle a fait l’éloge, seul capable de générer des forces jusqu’au là insoupçonnées et inexploitées. C’est en utilisant « les ressources de l’amourologie, cette science qui va débloquer les capacités d’aimer du citoyen et révolutionner les structures de l’économie libidinale du pays », transformant le manque d’amour en excès d’amour, que la société sera en mesure de changer, d’évoluer.

Tel était le pari enthousiaste de l’amourologue ! Par-delà ces aspects ‘’révolutionnaires’’, le fait est que pour l’écrivaine, l’amour est une valeur suprême dans l’entreprise du renouveau social et intellectuel des sociétés arabo-musulmane. La capacité d’aimer devient ainsi inséparable de l’épanouissement de l’individu, conjuguée à une sensibilité à la beauté environnante. Une éthique de vie, une démarche existentielle dont l’horizon est un amour toujours perfectible, jamais parfait, dont les sentiers mènent au bonheur, en « aimant et pensant », déclare l’intellectuelle, dans un entretien accordé à Zakya Daoud. Valeur cardinale, l’amour est un allié de poids dans le combat humaniste de l’écrivaine - « Je n’ai jamais été une femme, j’ai toujours été une personne » - pour l’évolution et le développement de sa société. Elle en appelle à une révolution culturelle qui serait capable de faire éclore les potentialités au lieu de les réprimer, participant ainsi à l’épanouissement des êtres « économiquement, politiquement et amoureusement » note-t-elle, comme pour marquer encore l’indéfectible lien dans sa pensée entre ces forces motrices.

L’origine de l’échec dans l’accès à une modernité véritable trouverait sa source dans une ‘’insuffisance’’ du sentiment amoureux : celui qui ne saurait pas véritablement aimer, ne saurait jamais bien gouverner, ni faire société. Romantique, Mernissi ? A ses yeux, le politique et l’émotionnel ont partie liée : « l’histoire de l’Occident a révélé l’évidence du lien entre démocratie et amour romantique », affirme-t-elle dans un autre texte où elle explique qu’amour civil et amour romantique forment un duo indissociable pour bâtir un avenir en commun.

C’est dans un élan que la sociologue tirait de l’ombre de l’histoire, des récits et des « monuments » d’amours, qui seraient comme des repères pour les jeunes, comme preuves d’une possibilité d’aimer, en somme des « modèles » émanant de notre propre culture arabo-musulmane. Dans son discours, on sent fortement l’empreinte de la pensée amoureuse des mystiques soufis. Ses propos sur le conditionnement subi par les êtres humains, résonnent avec les réflexions spiritualistes du sage indien Jiddu Krishnamurti, et son appel à une révolution culturelle contre tous les dogmes pour apprendre à véritablement aimer.

Sa volonté est de repenser les relations sociales et de retisser les liens avec un patrimoine culturel empreint d’amour qu’il faudrait veiller à cultiver, tel un jardin menacé continuellement d’être brûlé par le feu de la pensée unidimensionnelle.





Khalid EL KHAMLICHI