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Culture

Albert Memmi et Frantz Fanon : une dette non assumée


Rédigé par Khalid ZEKRI le Mercredi 3 Juin 2020

En 1952, Frantz Fanon publia Peau noire, masques blancs aux éditions du Seuil dans un contexte de lutte anticoloniale, avec une préface de Francis Jeanson. En 1961, Les Damnés de la terre parut chez François Maspero avec une préface de Jean-Paul Sartre. Le succès des deux livres était retentissant



Le message de Fanon aux intellectuels : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir »
Le message de Fanon aux intellectuels : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir »
Entre ces deux ouvrages, Albert Memmi commença en 1956 la publication de sa série d’articles dans les revues Les Temps modernes et Esprit ; articles qui donnèrent en 1957 le Portrait du colonisé, publié chez Jean-Jacques Pauvert avec une préface de Jean Paul Sartre, et réédité en 1961 chez Gallimard.

Cette chronologie montre bien la dette intellectuelle à l’égard de Fanon que Memmi a tenté, en vain, de minimiser dans une « note sur Franz Fanon et la notion de carence » publiée en 1968 dans son essai L’Homme dominé : “Il y aurait évidemment une comparaison à faire entre le Portrait du colonisé et Peau noire, masques blancs, mais on y verrait facilement que le livre de Fanon n’est pas encore un travail de sociologue, mais de phénoménologue et de psychiatre” (p. 63). Quelques lignes avant ces propos, A. Memmi avance un argument peu convaincant pour se défaire de cette dette : “ Sauf Peau noire, masques blancs, tous les ouvrages de Fanon ont paru après mon Portrait du colonisé ” (p. 63). L’essentiel de la démarche qui consiste à déconstruire les mécanismes coloniaux se trouve justement dans Peau noire, masques blancs ; un livre certes écrit dans un style enthousiasmé, voire enflammé, mais avec un esprit analytique lucide et sans compromissions. 

En fait, les deux hommes ne poursuivaient pas le même objectif et n’avaient pas, malgré leur intérêt commun pour les opprimés, les mêmes préoccupations.

Né dans une famille juive tunisienne, Albert Memmi est un romancier et sociologue. Il était tout naturellement concerné par sa condition de Juif diasporique et minoritaire sans forcément s’inscrire dans une stricte observance du judaïsme auquel il préfère la notion de “judéité”. Aussi bien ses romans La Statue de Sel et Agar que ses essais Portrait d’un Juif et La Libération du Juif en témoignent. Dans son roman Le Scorpion, la quête des origines semble vouée à l’échec. Un fait biographique indéniable : Albert Memmi était membre d’un mouvement de jeunesse sioniste appelé HachomerHatzair qui avait pour objectif essentiel de former des jeunes juifs à l’idéologie sioniste, dans sa version socialiste, pour les envoyer ensuite au kibboutz. Il était par ailleurs frustré (quelques années plus tard) de ne pas avoir pu aller enseigner au département d’études françaises à l’université hébraïque de Jérusalem à cause d’une querelle avec A. B. Duff, professeur chargé de recruter en France des universitaires juifs pour des postes en Israël, qui l’en empêcha.

Combattre la dépossession de soi

Frantz Fanon, lui, est né dans une famille martiniquaise de confession catholique. Il a fait des études de médecine pour devenir ensuite psychiatre. Il s’est très vite engagé dans la lutte anticoloniale à l’échelle internationale, même si son engagement était en grande partie consacré à la lutte pour la libération algérienne. Il a milité auprès de la jeunesse communiste sans y adhérer en tant que membre. Il n’a cessé de combattre, durant sa courte et intense vie, toute forme de dépossession de soi. Sa légitimation d’une violence temporaire contre le colonisateur avait pour but de libérer les esprits du système colonial ; une légitimation justifiée par le contexte historique et socio-politique de son époque qui impliquait une forte résistance contre les Empires coloniaux. Les détracteurs de Fanon (essentiellement en France) ont vainement voulu faire de lui un apologiste de la violence.

Il faut bien dire que ses analyses ont eu un accueil beaucoup plus favorable, partout dans le monde, que celles d’Albert Memmi. Fanon n’est pas un homme de pure spéculation. C’est un homme qui s’est insurgé contre les mécanismes d’oppression en s’engageant personnellement dans les luttes de son temps sans se laisser encager dans un combat « ethnicisé ». Sa position analytique est intéressante dans la mesure où elle vient de la tradition des opprimés et du langage de la conscience révolutionnaire. Le titre de son livre Peau noire, masques blancs est une image qui montre bien le redoublement et la dissimulation de l’être du colonisé. D’où l’importance du mimétisme comme notion opératoire dans les travaux de Frantz Fanon bien qu’Albert Memmi, dans une perspective plus restreinte, ait également étudié cette question surtout (mais pas seulement) en lien avec la figure du Juif assimilé. Le mimétisme fonctionne ici de manière métonymique puisqu’il affiche en partie l’illusion de la ressemblance avec le colonisateur tout en étant différent de lui. Le colonisé ressemble, par identification et par certaines attitudes et modes de pensée, au colonisateur tout en étant différent de lui par d’autres aspects liés à sa condition historique et aux codes culturels de sa société.

Khalid ZEKRI
Auteur de « Modernité arabes: 
De la modernité à la globalisation »




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