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Culture

Ahmad Jamal, le coup deuil du jazz


Rédigé par Anis HAJJAM le Dimanche 23 Avril 2023

En 2001, pour sa première édition, le festival Jazzablanca s’est permis le luxe de programmer l’un des plus grands pianistes américains de jazz de sa génération. Le septuagénaire de l’époque, spécialiste des ruptures et des silences, a rassemblé quelques connaisseurs noyés dans un parterre où le nom même du musicien laissait perplexe. Un set mémorable et une expérience casablancaise mitigée pour ce maître qui a profondément influencé Miles Davis. Il a rejoint les étoiles le 16 avril à 92 ans des suites d’un cancer de la prostate.



A Casablanca, le clou est, sans conteste, ce petit bout d’homme, architecte de phrasées à l’improvisation canalisée et aux arrangements sophistiqués.
A Casablanca, le clou est, sans conteste, ce petit bout d’homme, architecte de phrasées à l’improvisation canalisée et aux arrangements sophistiqués.
Entre le 17 et le 19 mai 2001, le Complexe Al Amal de Casablanca est l’hôte privilégié d’artistes brandissant douceur, rigueur, spiritualité et punch. L’affiche fait son effet : le Cubain Omar Souza et ses envolées mystiques, la Brésilienne Tania Maria et ses pics chorinho jazzifiées, la Japonaise Keiko Matsui et son smooth new-age, Maceo Parker et les fragrances de sa complicité d’un quart de siècle avec Jammes Brown, le Franco-Camerounais Manu Dubango et sa makossa virevoltante, Ahmad Jamal et ses silences mélodiques de compositions aériennes. Trois pianistes, une claviériste, deux saxophonistes. Le ton est donné, le temps de trois soirées improbables.

Une ambiance sans chichi pour un contenu de haut vol. Le clou est, sans conteste, ce petit bout d’homme, architecte de phrasées à l’improvisation canalisée et aux arrangements sophistiqués. Faiseur de trios sur la base imaginaire d’un orchestre, Ahmad Jamal stabilise sa formation autour d’un bassiste et un batteur. « J'ai essayé chaque combinaison imaginable, mais le trio est ce qu'il y a de plus exigeant. Il est très difficile d'obtenir un son orchestral d'un trio, mais nous y parvenons parce que je pense de façon orchestrale. Le trio m'offre beaucoup d'espace. Je peux jouer solo, en duo avec le bassiste ou bien avec la batterie. Mon défi est de jouer au plus haut niveau.

Je cherche à créer un état qui fasse du sens, musicalement parlant », raconte-t-il sur le DVD Ahmad Jamal paru en 2002 chez Atlantic Records. Ainsi est-il venu à Casablanca à la rencontre d’un public qu’il croit dispersé, qu’il méconnaît pour son assiduité et ses respectables connaissances en terme de jazz. Seulement, en foulant la scène, avant même de jeter le traditionnel coup d’œil sur l’assistance, son visage laisse se sculpter des traits de désolation : l’estrade est recouverte de gros tapis, signe marocain de bienvenue, éléments d’absorption de son pour les retours scène du musicien.

Qu’à cela ne tienne, le pianiste rejoint son instrument et entame un voyage empreint de sérénité, tressé dans une dextérité déconcertante. Et c’est tout un pouvoir qui se dégage d’une prestation lumineuse. The master is in the house ! Le lendemain, lors d’une entrevue accordée dans sa suite du Sheraton, Jamal arbore un large sourire. « J’ai fait ma prière du dohr à la grande mosquée Hassan II. Un moment exceptionnel », lance-t-il en guise d’accueil. Et l’épisode des tapis ? « C’est oublié ! La mosquée et une balade sur l’esplanade valaient mieux que de repenser à ce désagrément ».

J’ose, pendant la discussion, cette assertion : « Dans ses mémoires, Miles Davis raconte avoir été durablement inspiré par vos compositions et votre façon d’amener la musique… » Réponse sans appel : « Si le dit, c’est que c’est vrai ! » Et Miles le dit avec fougue : « J'avais été séduit par la façon de jouer et les concepts musicaux d'Ahmad Jamal, que ma sœur Dorothy m'avait fait connaître en 1953. Sa conception de l'espace, la légèreté de son toucher, sa retenue, sa façon de phraser notes, accords et traits, m'en avaient mis plein la vue. De plus, j'aimais les thèmes qu'il jouait mais aussi ses compositions originales. » La rencontre terminée, il m’informe qu’il attend une équipe de télévision.

Oui, le rendez-vous est bel et bien inscrit dans l’agenda du manager de l’artiste. Seulement, voilà : la rédaction en chef de l’honorable 2M annule la venue de ses représentants et tient surtout à ne pas décommander le rendez-vous. Chic. Ahmad Jamal devient subitement quantité négligeable aux yeux de responsables aux connaissances frustes.
Un créateur de ce gabarit, on se l’arrache sous d’autres cieux, quitte à patienter de longs espaces temps avant de le rencontrer ou pas. Mais on ne donne pas du caviar au premier venu.
 
Biberonné à la musique classique
 
Né Frederick Russel Jones à Pittsburg en Pennsylvanie, Ahmad Jamal est influencé par un voisin, Erroll Garner, futur ami de Slam Stewart et Charlie Parker, inconditionnel de Fast Waller, Earl Hines et Art Tatum. Fait peu fréquent, Russel Jones est biberonné à la musique classique : « À sept ans, j’ai commencé à étudier le piano. À onze, je jouais Liszt et j’étais professionnel. À quatorze, j’étais inscrit au syndicat des musiciens. Et à dix-sept ans, je commençai à faire des tournées. J’aurais voulu étudier à l’Académie Juilliard, mais il fallait que je gagne ma vie », explique-t-il en 1974 dans une interview réalisée par le Jazz Magazine Jazzman. Le rêve Juilliard, il le concrétise en 1962 lorsqu’il part s’installer à New York. Le pianiste arrive à Chicago en 1950.

Il espère s’y installer et monter un trio avec le guitariste Ray Crawford et le contrebassiste Eddie Calhoun. Dur labeur, la ville privilégiant ses ressortissants ou ceux vivant sur son sol depuis au moins six mois. Jamal se plie à ces conditions en attendant la délivrance l’année suivante. En février 1952, Frederick se convertit à l’islam et devient Ahmad Jamal. Cinq années plus tard, le pianiste s’associe au contrebassiste Israel Crosby et au batteur Vernell Fournier, un trio appartenant, depuis, à la légende. Parmi ses titres-signatures, la reprise de « Poinciana » écrite en 1936 par Buddy Bernier et Nat Simon et inspirée du folk song cubain « La Cancion del Arbol ». Cette reprise figure sur l’album « But Not for Me » (cent semaines au palmarès du Billboard) paru en 1958 mais également sur la bande son du film « Sur la route de Madison » réalisé en 1995 par Clint Eastwood.

Depuis la fin des années 1990, Ahmad Jamal traverse les années avec les mêmes collaborateurs (le bassiste James Cammack et le batteur Idriss Muhammad, présents à ses côtés en 2001 au Jazzablanca) et sort son dernier album « Ballades » en 2019 sur une discographie de 80 enregistrements incluant quelques vidéos. La seule fois où il évoque explicitement la religion c’est en 2005 dans le titre de l’opus « After Fajr ». Il tient désormais compagnie à Oscar Peterson et Bill Evans. Ils sont tous les trois considérés comme les plus puissants meneurs de trios du modern jazz.
 
 
Anis HAJJAM